Paris, hiver 2003. Après un vol interminable de douze heures, j’arrive enfin à l’aéroport de Roissy-Charles-de-Gaulle, grand mastodonte du monde aéroportuaire, surnommé (c’est charmant!) le Camembert, à cause de sa forme arrondie. Je suis abasourdie par sa taille et me perds dans ses dédales telle une Alice au pays des merveilles. Cette première journée parisienne s’annonce ensoleillée et glaciale, un régal car l’hiver était resté pour moi qu'un concept jusque-là (logique, je suis brésilienne), un paysage aperçu sur grand et petit écran ou fantasmé à travers mes lectures.
Ma joie bat des records, mon taux d’endorphine explose: je suis enfin à Paris et c’est le début d’une grande histoire d’amour, le premier jour du reste de ma vie. Le philosophe Paul B. Preciado déchiffre ce phénomène dans un joli texte, où il note que «tomber amoureux d’une ville, c’est sentir, quand on la parcourt, s’estomper les limites matérielles entre ton corps et ses rues, lorsque la carte devient anatomie». Il ajoute que «la ville se fait d’abord prose, puis poésie et devient, finalement, évangile». En lisant ces mots, a posteriori, je me sens comprise, je ne peux que soussigner.
Le point zéro d’une nouvelle vie
J’ai donc 27 ans et une liste exhaustive des désirs inassouvis. Mais la véritable urgence, c’est de laisser mes affaires chez mes hôtes pour filer vers la cathédrale Notre-Dame de Paris. Depuis quelques jours, une image trotte dans ma tête. Dans le petit film que je me suis fait, cette cathédrale, qui m’est encore inconnue, joue un rôle important: elle doit symboliser mon arrivée et les débuts de ma nouvelle vie. Cela me paraît judicieux (et poétique) puisque la rose des vents située à 50 mètres de l’entrée de l'édifice matérialise le kilomètre zéro des routes de France. Ce sera donc, pour moi aussi, mon point zéro.
J’admire son inoubliable façade gothique, ses statues et ses gargouilles qui semblent veiller sur le bâtiment.
Je quitte le XXe arrondissement, emprunte le métro à la station Jourdain direction Hôtel de Ville et, après quelques minutes de marche, je me retrouve sur le parvis de ce haut lieu de tourisme de la capitale. J’admire son inoubliable façade gothique, ses statues et ses gargouilles qui semblent veiller sur le bâtiment.
Le je romanesque m’autorise pour la première fois à me sentir appartenir à un endroit que je viens pourtant de connaître. Enfin, pas tout fait. Car Victor Hugo a eu l’amabilité (alors qu’il avait seulement 27 ans) de nous familiariser avec ce joyau de l’humanité, grâce à son chef d’œuvre publié en 1831. Le sonneur de cloches, Quasimodo –élu pape des fous en raison de sa laideur et qui aurait vraiment existé si l'on en croit les mémoires d’un sculpteur anglais du XIXe siècle– reste l’un des personnages les plus émouvants de la littérature française.
Toi, moi et tous les autres
Notre-Dame c’est Paris, c’est la France (elle a souvent été au cœur de l’histoire du pays), c’est Hugo, c’est aussi la Seine, c’est toi, moi et tous les autres. Notre-Dame de Paris émeut car en s’y rendant on est touché par une forme de grâce. La philosophe française Simone Weil, écrivait: «Dans tout ce qui suscite en nous le sentiment pur et authentique de la beauté, il y a réellement la présence de Dieu» (et même si mon moi agnostique se méfie de cette réflexion, le moi poétique la trouve extrêmement belle).
«Paris valait toujours la peine, et vous receviez toujours quelque chose en retour de ce que vous lui donniez.»
Alors depuis l’évidence de cette première visite j'ai inventé un rituel, une sorte de thérapie personnelle. Quand je suis triste et démotivée, quand je me déçois, quand le sentiment du tragique et l’absurdité du monde pèsent plus fort qu'à l'accoutumée, je marche en bords de la Seine, mon point d’orgue étant le Square Jean XXIII, situé derrière la cathédrale. J’aime à la folie ses cerisiers en fleur, son noisetier de Byzance ainsi que ses tilleuls. L’endroit semble justifier pleinement tous les efforts que j'ai déployés pour être là, en France (ils étaient nombreux comme moi) et me fait penser à cet extrait de Paris est une fête: «Paris valait toujours la peine, et vous receviez toujours quelque chose en retour de ce que vous lui donniez.» Ou aux mots de Fréderic Moreau dit à l’encontre de Madame Arnoux, dans L’Éducation Sentimentale de Flaubert: «Tout ce qu’on y blâme d’exagéré, vous me l’avez fait ressentir.»
Nous ne sommes pas indifférents à la consolation dégagée par certains lieux, dont Notre-Dame. La voir brûler le 15 avril au soir était une épreuve et une douleur. La voir rester debout le 16 avril au matin est un véritable soulagement
Nous ne savons pas encore tout à fait quelle est l’étendue des dégâts, nous savons seulement que le spectacle de lundi soir était insupportable.
J’aime croire que nos cœurs battent à l’unisson aujourd’hui: «Rien n'est si beau que ce Paris que j’ai.»