Du Soudan où la contestation populaire inédite a abouti au renversement du président Omar el-Béchir après trente ans de règne sans partage jusqu'à l'Algérie où les manifestations pro-démocratie ont mis fin à vingt ans de pouvoir du président Abdelaziz Bouteflika, un vent de printemps souffle de nouveau sur le monde arabe, après la vague de soulèvements des années 2010-2011 qui avait détrôné plusieurs chefs d'État dans la région.
Si cette nouvelle série de révoltes a insufflé de l'espoir et surpris plus d'un observateur et dirigeant dans la région pour qui le printemps arabe était définitivement enterré –après moult retours de bâton, les guerres civiles et le chaos sur lesquels avaient débouché les soulèvements–, les craintes de nouvelles déviations et dérives restent aussi vives que l'optimisme suscité par ce qui ressemble à un épisode 2 du printemps arabe.
Les guerres en Libye, au Yémen et en Syrie, toujours non résolues, ou encore la montée fulgurante du groupe État islamique, désormais rayé des cartes syrienne et irakienne, et d'autres mouvances islamistes à travers la région ainsi que la contre-révolution en Égypte planent sur les événements en cours à Alger et à Khartoum.
Provoqueront-elles le même effet? Déboucheront-elles sur un changement de droit sans altération profonde des structures d'un système vieux de plusieurs décennies? L'armée prendra-t-elle le dessus? Qu'en est-il des réponses apportés par les gouvernements post-révolution aux causes profondes de ce ras-le-bol populaire?
Algérie: l'article 102 et la complicité de l'armée
En Algérie, ces questionnements sont d'autant plus vifs que la démission d'Abdelaziz Bouteflika le 2 avril, sous la pression de la rue, a été suivie une semaine plus tard par la désignation d'Abdelkader Bensalah, un des piliers du régime, au poste de président par intérim.
Si ce dernier, jusque-là président du Conseil de la nation, aura pour mission d'organiser une élection présidentielle dans un délai de quatre-vingt-dix jours, comme le stipule l'article 102 de la constitution, les Algérien·nes craignent déjà un court-circuitage de leur mouvement révolutionnaire.
Le slogan «Bouteflika dégage» a d'ailleurs été remplacé lors des dernières manifestations par «dégage Bensalah !» et «système dégage» de crainte que les caciques du régime ne restent au pouvoir.
La presse algérienne, y compris certains journaux pro-régime, est également montée au créneau pour critiquer cette nomination entérinée par le Parlement, dominé par le Front de libération nationale (FNL) et le Rassemblement national démocratique (RND), les deux principaux partis acquis au pouvoir.
Le quotidien gouvernemental El Moudjahid a ainsi suggéré à la veille de cette nomination polémique d'écarter Bensalah au profit d'une figure plus consensuelle.
«En mettant en œuvre l'article 102 de sa Constitution caduque, le régime emprunte une voie dangereuse. Il vient tout simplement de défier des millions de manifestants pacifiques qui pourraient désormais prêter l'oreille aux voix qui appelaient à des actions de contestation plus ou moins radicales», a déploré de son côté le quotidien indépendant El Watan.
Mobilisation contre le système en place, le 10 avril 2019 à Alger | Ryad Kramdi / AFP
Autre incertitude de taille: l'armée, qui a pris ses distances avec la caste politique –un mouvement ayant accéléré la démission de Bouteflika– privilégie une sortie de crise par les canaux constitutionnels alors que la rue souhaite une transition hors-Constitution.
Le chef d'état-major de l'armée, le général Ahmed Gaïd Salah, de facto nouvel homme fort du pays, a en effet exigé que la succession se fasse dans le strict respect de la Constitution. Cette dissonance entre l'armée et les manifestant·es pourrait elle aussi compromettre l'élan révolutionnaire.
Les militaires risquent, par ailleurs, de s'emparer du pouvoir en cas d'échec du processus constitutionnel désormais enclenché ou de résultats électoraux hissant des partis islamistes au pouvoir, comme cela fut le cas en Égypte avec la victoire des Frères musulmans aux premières élections démocratiques, suivies du putsch du maréchal al-Sissi à l'été 2013.
Certain·es Algérien·nes craignent d'ailleurs un retour aux années sombres de la guerre entre l'armée et les islamistes ayant précédé l'arrivée au pouvoir de Bouteflika, qui y avait mis fin.
À plus long terme, la fin de l'ère Bouteflika et l'éventuel avènement d'un premier changement démocratique post-indépendance risquent de ne pas déboucher sur un bouleversement de fond de la structure politico-économique en Algérie ni de répondre aux aspirations profondes du peuple, estiment les plus sceptiques.
Au-delà du désir d'une alternance au pouvoir, le chômage rampant, notamment parmi les jeunes, l'absence de diversification en présence d'une économie droguée aux hydrocarbures, mais aussi les inégalités et la corruption sont autant de facteurs sous-jacents ayant catalysé le soulèvement actuel en Algérie comme ailleurs dans le monde arabe, et qui restent largement ignorés dans les pays ayant déjà été le théâtre de bouleversements similaires.
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Soudan: un printemps kaki?
Au Soudan, les craintes d'un printemps en treillis sont encore plus marquées qu'en Algérie. L'institution militaire a officiellement destitué le 11 avril le président Omar el-Béchir, en fonction depuis 1989, au terme de quatre mois de manifestations populaires, déclenchées initialement par la décision du gouvernement de tripler le prix du pain.
Jusqu'ici, la troupe ne s'était pas désolidarisée du pouvoir du chef de l'État, mais sur le terrain, les soldats n'ont pas participé à la répression des manifestations malgré l'état d'urgence décrété le 22 février par l'ex-président qui espérait encore museler l'opposition naissante et briguer un troisième mandat en 2020.
Cette volte-face des généraux était sans doute indispensable pour faire pencher la balance du côté de la rue, dans un monde arabe où la relation entre les pouvoirs politique et militaire est souvent très intime.
Mais la déclaration d'une transition de deux ans menée par un conseil militaire le jour même de la destitution a douché les espoirs d'une foule en liesse qui commençait à peine à célébrer la fin d'une ère marquée par la répression, la torture, des conflits meurtriers et l'absence de perspectives économiques.
«Nous appelons notre peuple à continuer son sit-in devant le quartier général de l'armée et à travers le pays»
Le lendemain, les bérets kaki se sont voulus rassurants, évoquant un futur «gouvernement civil». Mais le spectre de la militarisation du pouvoir et de la dérive dictatoriale chez le voisin égyptien, ainsi que les expériences de transitions démocratiques étouffées dans l'œuf ailleurs dans le monde arabe, hantent la société civile soudanaise, qui a promis de poursuivre son mouvement.
Le nouvel homme fort du Soudan, Awad Ibn Ouf, nommé ministre de la Défense en 2015 et désormais à la tête du comité transitionnel, fait partie de la vieille garde d'Omar el-Béchir. Il est proche des puissants services de renseignement (NISS) et des milices arabes janjawid qui ont mené la répression au Darfour, un conflit ayant fait plus de 300.000 morts et dans lequel le président déchu est accusé de «crimes de guerre» et de «génocide».
«Le régime a mené un coup d'État militaire en présentant encore les mêmes visages [...] contre lesquels notre peuple s'est élevé», a d'ailleurs déploré l'Alliance pour la liberté et le changement, qui regroupe des partis d'opposition et l'Association des professionnels soudanais. «Nous appelons notre peuple à continuer son sit-in devant le quartier général de l'armée [à Khartoum, ndlr] et à travers le pays», a-t-elle ajouté.
«Le changement n'aura pas lieu […] à travers un coup d'État militaire», a écrit de son côté sur Twitter Alaa Saleh, l'étudiante de 22 ans devenue l'icône de la révolution soudanaise.
L'Union africaine (UA), qui regroupe cinquante-cinq États dont le Soudan, a critiqué de son côté le renversement par l'armée du président soudanais. «La prise du pouvoir par l'armée n'est pas la réponse appropriée aux défis auxquels le Soudan est confronté et aux aspirations de sa population», a déclaré le président de la Commission de l'UA, Moussa Faki Mahamat.
Les militaires sont désormais pressés de toutes parts pour un transfert immédiat du pouvoir à un gouvernement civil.
Effet de contagion
Si l'issue des événements historiques qui agitent actuellement ces deux pays demeure incertaine, il n'en reste pas moins que les renversements le même mois de deux chefs d'État jusque-là indéboulonnables sont une preuve vivante que le mur de la peur semble définitivement brisé dans le monde arabe.
En outre, ces événements ne sont pas sans rappeler aux autocrates de la région toujours en place ou revenus sur scène au forceps –notamment le président syrien Bachar el-Assad qui, fort d'un soutien militaire russe et iranien, a réussi à écraser la rébellion– que le règne par la terreur et la mauvaise gouvernance ont atteint leur date de péremption. Et que de nouveaux soulèvements démocratiques pourraient survenir à tout moment en l'absence d'un changement juste et durable.
Dans une tribune parue dans Le Monde, le diplomate mauritanien Ahmedou Ould Abdallah a souligné qu'un effet de contagion dans les pays du Maghreb et du Sahel «ne peut être minimisé, encore moins ignoré. [...] Les pays sahélo-sahariens ont le regard tourné vers leur voisin du nord. Certains avec crainte –mais l'Algérie n'est pas la Libye–, d'autres, bien plus nombreux, avec d'immenses espoirs».
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Même dans certains pays où la rébellion contre le régime en place s'est quasiment essoufflée, les événements actuels semblent avoir ravivé quelques espoirs. Notamment en Syrie, où une peinture d'Alaa Saleh sur un mur à Idleb, dernier bastion insurgé échappant au pouvoir de Bachar el-Assad, a fait le tour de la toile.