Allez savoir pourquoi certaines campagnes politiques continuent à exciter une grande partie d'entre nous, quand bien même nous ne nous ferions plus d'illusions au sujet de ce que les politiques peuvent apporter de bon à notre société. C'est particulièrement vrai au moment de chaque élection présidentielle: à titre personnel, si j'ai désormais du mal à osciller entre autre chose que le vote blanc et l'abstention, je continue à vibrer devant les débats politiques, à écouter certains discours avec appétit, à avoir envie de lancer ma chaussure sur le poste de télévision.
Ce sentiment inexplicablement grisant, Première campagne le traduit de façon idéale. Il faut dire que le film ne suit pas un observateur passif comme vous et moi, mais une jeune journaliste, Astrid Mezmorian, chargée dès son arrivée au service politique de France 2 de suivre un candidat à l'élection présidentielle. Et pas n'importe lequel: un certain Emmanuel Macron.
C'est un concours de circonstances qui a fait du film ce qu'il est. Au début, la réalisatrice Audrey Gordon avait choisi de suivre Astrid Mezmorian, comme elle me l'a raconté: «Mon point de départ, c'est Astrid. C'est elle qui m'inspirait. Je suivais chaque jour les récits de sa première campagne, et c'est à travers son regard que j'ai commencé à m'intéresser à cette élection. Alors quitte à m'y intéresser, autant m'y plonger».
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Hasards du calendrier
Le reste doit pas mal au hasard. Emmanuel Macron quitte son poste de ministre de l'Économie, de l'Industrie et du Numérique le 30 août 2016. Le 1er septembre, Astrid Mezmorian fait ses premiers pas au service politique de France 2, sous l'autorité de Nathalie Saint-Cricq. Il faut quelqu'un pour couvrir les premiers déplacements de Macron, qui ne cache pas ses ambitions présidentielles mais dont personne ne sait à l'époque s'il va parvenir à percer. C'est ainsi que la jeune journaliste, diplômée de Sciences Po Paris et de Dauphine, est désignée pour le suivre.
«Quand je repense au premier déplacement de Macron sur sa foire agricole... tout le monde s'en fichait», se souvient Astrid Mezmorian dans le film. En quelques mois, celui que personne ne connaissait avant 2014 est devenu l'un des favoris pour l'Élysée. Avant de connaître le destin que l'on sait.
Première campagne n'est pas un documentaire sur Macron, qui n'est ici qu'un personnage secondaire. Le cœur du film, c'est le quotidien tumultueux d'Astrid Mezmorian, son emploi du temps infernal, la cohue permanente et les délais serrés à respecter. Les interrogations, aussi. «Astrid n'en finit pas de me surprendre, confie Audrey Gordon. Elle est authentique, lumineuse, humble, profondément spirituelle, elle remet toujours la joie au cœur de son travail même au milieu de la tempête médiatique de la campagne. Et surtout elle s'interroge tous les jours sur son métier, sur la distance à avoir face au candidat qu'elle suit.» C'est d'ailleurs ce qui rend le film si réussi: à l'image de sa principale protagoniste, il est aussi doux que torturé et mêle l'enthousiasme au découragement.
L'ambivalence est partout: tout en étant sincèrement passionnée par sa mission, Astrid Mezmorian a clairement conscience de faire partie d'un grand cirque médiatique qui n'a parfois pas grand sens. Première campagne n'a besoin ni de voix off ni de longs monologues pour témoigner de cet état d'esprit: le visage de la journaliste est un livre ouvert. Que Nathalie Saint-Cricq lui demande d'interroger Macron, en pleine foule, sur la cristallisation du vote, ou qu'elle soit contrainte de demander au président de rejouer une situation pour cause de problème technique, Astrid Mezmorian ne se démonte jamais. Et tant pis si on s'éloigne parfois du journalisme beau, noble et pur tel qu'on aspire souvent à le pratiquer lorsqu'on débute. Dans le film, on l'entend pester en toute sincérité: «C'est absurde, j'ai authentiquement l'impression de bosser pour Gala», lance-t-elle après un meeting au cours duquel on lui demande avant tout de dresser la liste des célébrités venues soutenir le candidat Macron.
Ultramoderne solitude
Audrey Gordon filme Astrid Mezmorian dans le feu de l'action, mais n'oublie pas l'entre-deux, c'est-à-dire les temps morts, les trajets interminables, les moments passés à se demander si on aura le temps de réunir assez de matériel pour envoyer son reportage en temps et en heure. «Avec le recul, je trouve qu'une sensation de solitude émane du film», me dit la journaliste deux ans après. On a effectivement l'impression de suivre une sprinteuse, qui se prépare longuement pour quelques secondes d'adrénaline au cours desquelles il ne faudra pas se louper. «Une campagne présidentielle, c'est une épreuve physique, le rythme est fou. Sans combativité c'est impossible, car aujourd'hui il faut se frayer un chemin dans ce qu'on appelle “la meute” des journalistes et l'ambiance, même entre confrères est loin d'être toujours tendre.»
Capture d'écran via YouTube
Comme le souligne la réalisatrice, Première campagne est un film de premières fois. Au pluriel. «C'était la première fois d'Astrid, la première fois du candidat Macron, mais aussi ma première fois, raconte-t-elle. J'ai surtout eu envie de filmer une première fois avec une attention particulière à la question de la transmission. Astrid s'inspire beaucoup des personnes expérimentées autour d'elle: sa cheffe de service Nathalie Saint-Cricq, ses collègues rodés, son caméraman, ou même son papa.»
À contre-courant
Le tournage s'est fait en équipe réduite. Très réduite. «On a tout tourné à deux avec mon éternel acolyte ingénieur du son, le fantastique Benjamin Silvestre, explique Audrey Gordon. Nous étions deux petites souris dans le service politique, dans les meetings, ou perdues dans la meute. Il y avait toujours cent caméras braquées sur Macron, moi j'étais dans l'autre sens, en face, puisque je filmais Astrid, la journaliste. Tout le monde se demandait ce que je faisais, les gens semblaient se dire “la pauvre, elle n'a pas compris que Macron était derrière elle, elle est complètement perdue”. C'est cela qui m'amusait: être à contre-courant, y compris physiquement.»
Quant à Astrid Mezmorian, elle n'a pas été perturbée par le fait d'être elle-même filmée en permanence: «Émotionnellement, une campagne, c'est une tempête. Alors dans ce maelström, connaître quelqu'un d'aussi délicat qu'Audrey est une grâce. La voir à contre-courant, ne jamais filmer Emmanuel Macron contrairement à tous les autres m'amusait beaucoup. Mais la plupart du temps, j'oubliais sa présence, car j'avais confiance. Je n'étais pas à l'affût, je ne la cherchais pas dans la foule... j'étais bien trop occupée par ailleurs!».
Suivre la journaliste qui suit l'aspirant président, c'est toucher du doigt le rapport si complexe qui relie la presse au monde politique. Avec une admirable économie de mots, Audrey Gordon dépeint une relation dans laquelle chaque partie se nourrit de l'autre. Le tout sans que personne ne soit dupe. Le fait que Première campagne sorte près de deux ans après l'élection d'Emmanuel Macron ne fait que lui donner plus de recul encore: derrière la volonté revendiquée de faire de la politique autrement, il n'y avait guère plus d'innovation que chez les autres candidat·es.
Capture d'écran via YouTube
Astrid Mezmorian, dont c'était quasiment la première expérience en journalisme politique, en a tiré des enseignements essentiels pour le restant de sa carrière. «J'ai appris à décortiquer des éléments de langage, à aimer un personnage politique avec mon cerveau et non avec mon cœur, à isoler la communication de l'information. Le métier de journaliste politique est un métier où on peut toujours basculer. On marche sur un fil, il faut résister à la proximité, tenir la distance, rester à sa place, ne pas vouloir être aimée... La complaisance ou l'irrévérence obligée sont les deux versants d'un même écueil.»
Si elle avait l'occasion de couvrir de nouveau ce genre de campagne, ferait-elle certaines choses différemment? «J'accentuerais tout ce que j'ai amorcé, je redoublerais de vigilance, je demanderais encore plus l'avis des gens non journalistes sur le candidat que je suivrais, pour ne jamais être tentée par une forme de suivisme corporatiste.»
Souvent, les œuvres fictionnelles font passer les jeunes journalistes pour des pigeons en puissance, qui finissent toujours par se faire berner à la fin. En choisissant sciemment Astrid Mezmorian, Audrey Gordon échappe à cet écueil: la jeune journaliste n'a pas attendu d'être expérimentée pour faire preuve de maturité. Et puisqu'on peut en dire autant d'Audrey Gordon, Première campagne est réellement un film à voir.