Côté pile, les relations sont tendues à l'extrême et le conflit semblait presque imminent il y a encore deux ans. Le Japon de Shinzo Abe, survolé par les missiles de Pyongyang en 2017 alors que Tokyo est à portée de tir, reste traversé par une volonté des conservateurs de réformer la Constitution, poussant le pays à doter ses 150.000 militaires d'une capacité opérationnelle offensive.
Côté face, si la Corée du Nord est, pour le Japon, au mieux un danger, au pire un ennemi, il n'est pas très difficile d'y trouver des lieux où est professée en toute légalité l'idéologie du Juche: 10.000 jeunes fréquentent chaque jour l'un des 160 établissements allant du jardin d'enfants à l'université, réservés principalement à des Nord-Coréen·nes, là où les Sud-Coréen·nes du Japon ont moins d'une demi-douzaine d'établissements équivalents.
Et pour chapeauter ce réseau scolaire, mais également l'ensemble des activités économiques détenues au Japon par les Nord-Coréens, trône une organisation dont le siège, un austère bâtiment de dix étages, est situé à deux pas de la Diète japonaise et des ministères dans l'arrondissement de Chiyoda: le Chongryon (appelé aussi Chôsen Sôren en japonais). Véritable lobby nord-coréen ayant pignon sur rue, l'organisation a compté jusqu'à 500.000 membres. Si ses effectifs sont aujourd'hui en baisse, elle reste considérée comme l'ambassade de facto de la Corée du Nord au Japon.
Comment le Japon a-t-il pu laisser s'installer sur son territoire une organisation qui ne cache en rien sa volonté de servir les intérêts d'un pays menaçant pour l'archipel, et qui a même été chaleureusement félicitée par Kim Jong-un dans une communication officielle en 2014?
Un État dans l'État
L'émergence du Chongryon puise ses racines aux premières années de la Guerre froide. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, dans un Japon vaincu et tombé sous occupation américaine, des Coréens résidant au Japon –la péninsule coréenne était une colonie de l'empire japonais depuis 1905– décident de créer une première association réunissant tous les Coréen·nes de l'archipel. Il n'y avait à l'époque qu'une seule Corée avant que le pays ne se déchire dans une guerre meurtrière (1950-1953) entre deux États ayant des régimes politiques aux antipodes l'un de l'autre, des deux côtés du 38e parallèle.
L'association en fera de même. C'est la naissance du Chongryon qui représentera les Coréen·nes se sentant proches, pour des raisons d'origine géographique ou d'idéologie, du Nord. Il va d'ailleurs très largement surpasser son homologue du Mindan représentant les Coréen·nes du Sud, réduit à une influence presque anecdotique à ses débuts. Comment expliquer une telle disparité? La réponse, pour être comprise, doit être vue avec les yeux de l'époque où la Corée du Sud –onzième économie mondiale aujourd'hui– était dans les années 1950 un des pays les plus pauvres de la planète.
«Jusqu'au milieu des années 1970, l'économie et le niveau de vie au Nord étaient supérieurs à ceux du Sud. La Corée du Sud était en outre sous la coupe de régimes autoritaires. En conséquence, les intellectuels et la gauche au Japon ont largement approuvé le Nord par rapport au Sud», explique à Slate.fr Kim Kyung-mook, spécialiste des relations internationales à l'Université Waseda de Tokyo. Qui rappelle aussi que «le régime de Séoul n'avait, en plus, aucune confiance envers les Coréens du Japon soupçonnés d'être “des rouges”. Nombre d'entre eux se sont alors tournés vers le Chongryon».
Dans un Japon des années 1950 qui se remettra assez lentement dans un premier temps d'une guerre mortifère pour son économie et pour ses hommes, le Chongryon deviendra un véritable État dans l'État, levant ses propres taxes parmi ses adhérent·es pour financer un système scolaire totalement indépendant, en plus d'une activité de lobby pour les intérêts coréens au Japon envers l'ensemble des principaux partis de l'échiquier politique japonais.
Remigration, diplomatie et business
Le Chongryon va malgré tout connaître un scandale cuisant qui mettra en lumière sa dimension idéologique et contribuera à un premier déclin: l'association va lancer un programme de remigration pour envoyer des Coréen·nes du Japon en Corée du Nord. Près de 100.000 membres ou proches du Chongryon vont embarquer en quelques années, à partir des années 1950, en direction des côtes nord-coréennes vers le «paradis socialiste». Ceci avec la bénédiction de la classe politique japonaise, heureuse à gauche d'aider la Corée du Nord à se développer, heureuse à droite de voir le nombre de Coréen·nes au Japon se réduire.
À l'arrivée, ces immigré·es vont réaliser qu'ils viennent de poser les pieds dans un pays qui n'est plus, pour celles et ceux qui y étaient nés, celui qu'ils ont quitté et dont ils ne pourront plus repartir. Selon les estimations, 10.000 personnes ont fini dans les prisons politiques nord-coréennes, le régime de Pyongyang les estimant «contaminées par le capitalisme». Un scandale qui aurait pu saper l'influence du Chongryon au Japon à mesure que l'opinion publique nippone réalisera ce que cachait réellement le régime de Pyongyang. Mais l'organisation parviendra à survivre à cette erreur tragique, la faute à la position politique du Japon envers ses immigré·es.
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Si les Coréen·nes vivant au Japon étaient intégrés, parlant japonais et étant parfois même nés dans l'archipel, ceux-ci ne pouvaient acquérir la nationalité qu'au terme d'une longue procédure aux résultats hasardeux –le droit japonais n'appliquant pas le droit du sol. Conséquence, ces Zainichi qui n'avaient parfois jamais vu la Corée continuaient d'être ostracisé·es avec l'impossibilité d'accéder à des emplois (y compris dans le privé) et à certaines prestations sociales, et identifié·es au régime le plus menaçant pour Tokyo. Les Coréen·nes vont donc continuer à s'affilier au Chongryon même si les projets de remigration en Corée du Nord seront abandonnés dans les années 1980.
Place dorénavant pour l'organisation à une mission de défense des intérêts économiques via les activités développées par les Zainichi, dont certain·es vont connaître des réussites considérables dans des domaines eux-mêmes ostracisés. Monde de la nuit, bars, restauration, pachinko (croisement entre le flipper et la machine à sous) mais aussi assurance, banque ou BTP... Autant de sources de revenus conséquents, souvent peu traçables, qui ont permis d'enrichir le Chongryon lors du décollage économique du Japon. Selon les données du Center for Strategic and International Studies, à son sommet à la fin des années 1990, l'organisation avait capitalisé pas moins de 25 milliards de dollars. Une partie a-t-elle servi à financer le régime de Pyongyang? Cette affirmation, et surtout le montant éventuel, reste un sujet de débat.
Cette expansion économique s'est paradoxalement faite avec la relative protection des autorités politiques japonaises, qui ne voyaient pas d'un mauvais œil d'avoir un partenaire tel que le Chongryon, y compris chez les conservateurs du Parti libéral démocrate –qui n'hésitent pourtant pas à dénoncer Pyongyang comme une menace. L'un des défenseurs du Chongryon fût notamment Kakuei Tanaka, Premier ministre de 1972 à 1974 et figure marquante de la droite japonaise, qui pouvait compter sur le soutien financier du Chongryon pour développer sa machine politique et électorale.
Diplomatie parallèle
Mais dans les années 1990, le lobby nord-coréen a malgré tout dû affronter la fin de la complaisance de la droite japonaise qui a dirigé le pays quasiment sans discontinuer depuis 1955 (outre deux périodes en 1993-1994 et 2009-2012). Le Chongryon a dû faire face conjointement aux nouvelles lois anti-corruption rendant plus difficiles les relations économiques occultes, au durcissement de la position politique japonaise envers la Corée du Nord, et à la fin du soutien de nombreux Coréen·nes envers le régime de Pyongyang qui ne représente plus un espoir de modèle alternatif.
Les autorités nippones multiplient même les actions judiciaires contre des proches du Chongryon. En 2016, en pleine crise des essais de missiles balistiques nord-coréens, pas moins de vingt-deux Coréen·nes ayant visité Pyongyang depuis le Japon à l'occasion d'un déplacement organisé par le Chongryon se sont vus interdire le retour dans l'archipel, dans le cadre des sanctions prises par le Japon contre Pyongyang. Cependant Tokyo, contrairement à la Corée du Sud, n'est pas doté d'une législation vraiment restrictive pour éviter les activités d'espionnage, ce qui pousse les autorités à poursuivre les suspects d'activité de renseignement en faveur du régime des Kim pour des motifs curieux.
«Il y a toujours des sympathisants du Chongryon dans le parti libéral-démocrate mais ils restent silencieux sur cette proximité au risque de perdre leurs sièges aux prochaines élections»
En 2016, un représentant du Chongryon, et ancien doyen de l'université nord-coréenne du Japon a été arrêté, soupçonné d'un fait dérisoire: un vol de carte bleue. Une perquisition a aussi été menée à son domicile dans une autre affaire, visiblement fantaisiste, d'escroquerie à l'assurance, avant que les charges ne soient finalement levées. Et en 2017, c'était au tour de l'assureur Kongo Hoken d'être au cœur d'une enquête pour avoir dissimulé des actifs. L'entreprise est surtout une compagnie d'assurance liée au Chongryon qui assure ses membres. L'enquête a en tout cas permis au contre-espionnage japonais de fouiller de fond en comble les locaux de l'entreprise.
Quand le lobby nord-coréen ne doit pas faire face à la justice, c'est l'extrême droite nippone qui représente une menace. En février 2018, deux Japonais dont au moins un était actif dans un groupe nationaliste ont ouvert le feu sur l'immeuble. Le Chongryon a immédiatement décrit un acte en lien avec «les politiques hostiles» du gouvernement japonais contre la Corée du Nord.
Mais si la position de l'organisation devient plus difficile avec la hausse de la tension entre Corée du Nord et Japon, le Chongryon pourrait encore rebondir. Shinzo Abe a, à plusieurs reprises depuis fin 2018, fait part de son souhait de rencontrer Kim Jong-un lors d'un sommet similaire à ceux organisés avec Donald Trump. Un désir diplomatique qui pourrait remettre l'organisation au centre du jeu.
Dans les coulisses, le lobby nord-coréen peut toujours compter sur le soutien discret de parlementaires conservateurs. «Il y a toujours des sympathisants du Chongryon dans le parti libéral-démocrate [celui du Premier ministre, ndlr] mais ils restent silencieux sur cette proximité au risque de perdre leurs sièges aux prochaines élections» confirme Kim Kyung-mook. Le discret mais puissant lobby nord-coréen –qui n'a pas souhaité répondre à nos multiples demandes d'interview– poursuit sa mission de diplomatie parallèle, dans son siège à peine distant d'un kilomètre du bureau de Shinzo Abe.