Pascal Bruckner, écrivain et philosophe français, vient d'insulter dans les termes les plus vils une adolescente dont il réprouve la célébrité. Il convient d'en parler avec calme, car cette vilénie nous renseigne sur l'inconscience de nos réactionnaires.
L'adolescente s'appelle Greta Thunberg, qu'il est difficile d'ignorer. Cette jeune Suédoise incarne depuis plusieurs mois une révolte des enfants contre la catastrophe climatique en cours, inspire les grèves lycéennes pour la planète et interpelle ou dialogue avec quelques adultes qui en ont la charge.
La vindicte et la méchanceté
On a beaucoup et bien raconté son histoire, celle d'une enfant différente, autiste Asperger, qui ressentait la souffrance de la Terre avant d'entrer dans le combat, libérée des inhibitions de son âge.
Elle même, parfois joliment, parle et écrit pour elle. Et aussi de l'autisme, qui n'est pas un don, écrivait-elle au début du mois d'avril sur sa page Instagram, mais qui fut, après les souffrances, paradoxalement, son «super-pouvoir». C'est parce qu'elle était différente qu'elle osa s'engager; elle sourit, disant cela, sur le réseau social: c'est de son âge.
Pascal Bruckner ne l'aime pas.
Sur le site Figaro Vox, puis dans le Figaro daté du 10 avril, il pourfend Greta et ce qui l'entoure. Elle incarne, dit-il, cette «corruption de la démocratie» prophétisée jadis par Platon, quand dans une «inversion des hiérarchies» les vieillards se mettent à suivre les enfants.
Nous subissons, par Greta, «la propagande de l'infantilisme climatique». Plus encore, nous sommes, société saine, dupé·es et soumis·es à une malade, puisque tout ceci –ses actions, sa célébrité mondiale, le Nobel demain peut-être, l'engagement de la jeune fille et des siens pour le climat– ne serait qu'une «thérapie familiale», les parents de Greta étant devenus écologistes pour apaiser leur enfant.
Et le philosophe Bruckner, la vilenie est ici, retient contre l'adolescente son handicap comme son apparence: «Outre son Asperger qu'elle affiche comme un titre de noblesse, son visage terriblement angoissant semble nous dire, si vous ne le faites pas pour la planète, faites-le au moins pour moi.»
Soupèse-t-on la vindicte? La bouille ronde d'une adolescente, que l'humanité tourmente, angoisse Monsieur Bruckner. L'autisme que ne masque pas une jeune fille sans filtre, l'autisme qu'elle tente de nous faire comprendre, lui semble une arrogance, un empiétement indu. Elle l'embête, la bougresse, avec sa différence! Ne pourrait-on pas, enfin, laisser penser en paix les adultes et sain·es d'esprit?
Saisit-on cette méchanceté? Il ne s'agit plus seulement de fustiger un emballement médiatique et politique, de regretter –fut-ce avec véhémence– l'embrigadement de la jeunesse, «nos bambins», dans les luttes des adultes. Le philosophe, ici, chasse une intruse, et il la chasse pour ce qu'elle est. Jeune et handicapée, Greta Thunberg est d'autant plus détestable –un peu sorcière, perverse et laide, angoissante. On parle ainsi d'une fille de 16 ans.
Le prix de la guerre
Pascal Bruckner est une banalité septuagénaire. Il fut progressiste en sa jeunesse, puis changea d'avis, d'excès et de mépris. En 1983, dans un livre qui fit un peu sensation, Le sanglot de l'homme blanc, il décréta obsolètes et nuisibles nos culpabilités envers les peuples jadis colonisés et devint, un pas en entraîne un autre, héraut de l'Occident puis de l'ordre établi, ennemi intime des doutes et des contestations sociales et sociétales –autant de manifestations perverses de la haine de soi, d'un tiers-mondisme retors, d'un gauchisme faux qui se dissimulerait dans nos scrupules.
Bruckner a de la plume, même si l'Académie se refuse encore à lui, qui a adoubé son vieux copain Alain Finkielkraut, lequel semble plus tourmenté. Bruckner a la polémique jouissive. Il ne fait pas dans le détail; il est dans ses combats, peu accessibles aux délicatesses et insensibles aux faits. Sa théorie, en revanche, le passionne. D'ailleurs, il se cite. L'engagement des enfants pour le climat, c'est «l'infâme propagande de la peur contre laquelle je m'élève, avec d'autres, depuis vingt-cinq ans». Il mériterait, de vrai, l'Académie.
En attendant, il a moult médias, et les pages opinions du Figaro, et leur déclinaison internet, le Vox. Ceci n'est pas indifférent: ces pages où campent Zemmour, Rioufol et quelques invités ressemblent de moins en moins au grand journal que demeure le «Fig» cher à mon cœur, où l'on parle si bien de sciences, de l'étranger, de musique, d'économie, des arts et des lettres et même de tendres luxes.
Le Figaro est tissé d'enquêtes, de faits et de scrupules, et d'une belle langue: du journalisme. Le Vox est un rocher de certitudes, pas forcément médiocres dans leur cohérence, mais figées et répétées encore et encore. Un môle, une forteresse, une coterie de guerriers, jeunes souvent, qui se sont délestés de la juste mesure d'un Raymond Aron ou d'un Jean d'Ormesson. Eux combattent les décadences, les grands remplacements, Mai 68 un demi-siècle plus tard, l'islamisme et ses suppôts, et les gauches iréniques… Et désormais, tout se tient: le Vox par Bruckner abat une ado Asperger, qui fait grève pour le climat au mépris des hiérarchies du monde.
L'idéologue n'a que faire de l'individu, de la dignité d'une fille, de l'honneur d'une personne handicapée.
Le paradoxe est palpable. Dans le Figaro, on raconte ce 10 avril 2019 la fonte des glaciers sous le choc climatique; dans les pages opinions du Figaro, Pascal Bruckner vitupère une enfant que cette fonte alarme. Il n'est guidé que par l'idée. Les adultes s'avilissent d'entendre des jeunesses? L'Occident, qui se fustige des pollutions et du carbone, renoue avec sa tragique culpabilité? L'attendrissement qu'inspirent les plus faibles viendrait-il nous tenter? Bruckner entre en guerre, il connait cela.
Il bouscule alors Greta Thunberg, c'est le prix de la guerre. Il ne sait rien d'elle, sinon qu'elle le mérite et doit être châtiée. L'idéologue n'a que faire de l'individu, de la dignité d'une fille, de l'honneur d'une personnes handicapée. C'est à cette indifférence superbe qu'on le reconnaît. Bruckner, jadis de gauche, est resté le garde rouge qu'il a chassé de son apparence; il aime avilir l'ennemi.
Il est aussi dans son monde, suiviste et paresseux. À le relire, la légèreté du philosophe est patente. Il ne sait rien de Greta Thunberg: il n'en a qu'une impression hostile, fruit de vagues lectures, «dans la presse». Sa source manifeste, jusqu'au copier-coller par moments, est un article de Elle publié le 5 avril, dont il reprend les termes –et cet article lui-même était un patchwork sentant fort la documentation hâtive.
Les vigies de l'ordre mental
La vérité n'est pas le sujet. Thunberg agace suffisamment nos coteries réactionnaires pour qu'il soit inutile de se gâcher l'ire dans un excès de précision. Un spadassin du magazine Causeur s'est fait ainsi plaisir en décidant, pour avoir croisé la jeune fille dans une manifestation, qu'elle était «une petite fille éteinte, sans passion, manipulée par des gens inquiétants». Les haines convergent.
Un positiviste amant de l'avenir, qui nous fait saliver des mirages du transhumanisme, le docteur Laurent Alexandre, égratigne depuis un moment la jeune femme, qu'il qualifiait le 3 avril dans l'Express de «coup médiatique» au service des «ayatollahs écocatastrophistes», son autisme la protégeant des attaques: il n'avait pas deviné Bruckner!
Le 18 mars, le même Laurent Alexandre accusait Greta, dans le Figaro Vox –where else?–, d'être un instrument de l'extrême gauche anticapitaliste. Savoureuse accusation, que l'on mettra en parallèle avec celle d'une ancienne député écologiste, Isabelle Attard, qui le 9 février dans le très à gauche Reporterre, considérait que la jeune fille était au contraire le cheval de Troie du capitalisme vert.
Ainsi, en France clochemerlesque, les idéologues s'entre-ridiculisent, quand la vie est infiniment plus âpre et simple. La connaissent-ils seulement? Veulent-ils seulement la connaître?
Autiste, elle ne saurait être que tolérée; jeune, silencieuse, certainement pas écoutée.
Ce qui arrive à Greta Thunberg n'est pas inédit. De choses vites vues dans nos médias, dans nos cénacles, dans nos plateaux, on fustige et condamne une cité, une banlieue, une ville, une génération, des fidèles, des activistes. Il ne fait pas bon, devant les idéologues, sortir de l'ordinaire, protester ou prier, ne pas ressembler à la norme rassurante.
L'autisme de Greta Thunberg, quand Pascal Bruckner le considère, est son voile, son gilet jaune, son étrangeté. Nous vivons un temps où, pour les vigies de l'ordre mental, l'étrangeté est une circonstance aggravante. Nous ne ferons plus, avec Foucault, l'éloge de la folie. Frileusement, avec Bruckner, on demandera à Greta de libérer l'espace, de retourner dans l'anormalité à laquelle elle appartient, discrète, cachée, et de ne pas se prendre pour une citoyenne du monde. Autiste, elle ne saurait être que tolérée; jeune, silencieuse, certainement pas écoutée. La réaction est cohérente: c'est sa force, n'est-ce-pas, quand le progressisme s'abîme en confusions.
Des vérités supérieures
Nous nous sommes promis de ne pas hausser le ton devant Pascal Bruckner; nous nous en tiendrons à cet engagement. Il faut maintenant, avant de le laisser –convaincus que nous aurons longtemps à subir ses jactances– réfuter sur le fond son petit pamphlet.
Pascal Bruckner s'alarme que l'on entende et respecte les jeunes, quand ces jeunes marchent pour le climat. Mais c'est une tradition bien établie, dans nos sociétés libres, de croire en la jeunesse, de l'aimer, de l'entendre, d'espérer avec elle et de trouver en elle, pour des valeurs communes, des exemples et des guides.
Greta Thunberg est un peu plus plus jeune, à peine, que Guy Môquet que les nazis fusillèrent ou que Jeanne la Lorraine qu'Anglois brûlèrent à Rouen –les deux aimaient la France à en périr. Elle est plus âgée que le Gavroche de Hugo et que le petit soldat de la Convention Joseph Bara que les royalistes tuèrent, vieille légende républicaine. Elle a plus vécu que les enfants juifs qui rampaient dans les égouts du ghetto de Varsovie.
Elle n'est, dans l'histoire ou dans nos littératures, ni la première, ni la dernière enfant à connaître la voie. Souhaitons-lui bonne route et non pas le martyre: quel âge avait Antigone, qui était plus sage que Créon?
Pascal Bruckner se dégoûte de l'autisme de Greta, qu'elle a l'impudeur de ne pas renier. Il ignore encore, curieux littérateur, que prophètes et prophétesses ne se revendiquaient pas de la normalité. Il ignore encore, cœur asséché, ce que disent les yeux fous et l'âme brûlante d'une Cassandre, et les mondes cachés que la banalité nous empêche de saisir. Il ignore, Bruckner, d'autres Asperger célèbres qui, étranges parfois aux autres êtres humains, ressentaient des vérités supérieures.
Greta Thunberg ressent la Terre. Elle n'a besoin pour cela ni de gourou ni de complot.
Il ignore une femme rare, à laquelle la jeune Greta me fait penser, du nom de Temple Grandin, autiste Asperger qui raconta son histoire de l'intérieur et qui –entre autres exploits surhumains– conçut des abattoirs aussi doux et efficaces que possible, pour épargner ces animaux que nous allions manger. Autiste, elle avait ressenti la souffrance, la peur et la solitude devant la mort des animaux, ces non-humains, nos semblables.
Greta Thunberg, elle, ressent la Terre. Elle n'a besoin pour cela ni de gourou ni de complot: elle se contente d'entendre des évidences. Elle fut aussi écolière, lycéenne, cela me revient, malheureuse dans un établissement bourgeois, normal, où elle était moquée et s'épanouit dans un quartier de pauvres, d'immigré·es, d'étrangèr·es, souvent fidèles à l'islam, cette rude foi dont Pascal Bruckner doit bien se méfier.
Plût au ciel que notre philosophe, satisfait et grisé de ses mots et de sa cour, fut un peu autiste, un peu Asperger et même enfant, qui sait, et réapprenne à aimer ce qu'il ne comprend pas.