C’était il y a dix ans, au printemps 2009: j’assistais, impuissant, à la mort de Michael Scofield. La fin d’une aventure que j’avais commencée avec lui trois ans plus tôt: ce jour-là, pour mon plus grand bonheur de spectateur, il se faisait lui-même incarcérer dans une prison de très haute sécurité afin d’aider à s’échapper, grâce à un plan tatoué sur son corps, son frère attendant d’être exécuté pour un crime qu’il n’avait pas commis. Trois années durant lesquelles il avait réussi à sauver son frère, avait vécu en cavale avec lui, s’était à nouveau échappé d’une prison, cette fois au Panama, et avait mis à jour une vaste conspiration, tout ça pour apprendre, sept ans après cette tragique annonce, qu’il n’était pas mort et était à nouveau en prison, cette fois au Yémen!
La vie de Michael Scofield était décidément riche en rebondissements. C’est ce qui faisait de lui un excellent personnage de séries télé: un aimant à galères. Pas étonnant que la première partie de ses aventures ait été suivie par une moyenne de 9,3 millions de personnes aux États-Unis et jusqu’à 7,5 millions en France. Michael Scofield, avec ses tatouages sur l’intégralité de son corps, son charisme, son intelligence et son charme, était un phénomène capable de captiver les foules à travers le monde.
Mais Michael Scofield, après une deuxième partie plutôt stable niveau audience, avait fini par ne plus intéresser que quatre millions d’Américain.es et juste un peu plus d’un million de Français.es au moment où sa mort était révélée en 2009. «Les scénaristes ont fait durer le plaisir avec une saison 2 très faible», m’expliquait Thomas sur Twitter. Mais dans la saison 3, ils repartent en prison. J'en pouvais plus, l'horreur.» Réponse similaire de Laura pour qui «le principe de base c'était l'évasion donc forcément une fois sorti, on était arrivés au bout du concept.» Pour Clément, «les ficelles étaient trop grosses» avec «le pire dans la dernière saison, le héros qui était mort puis ne l'était plus finalement…»
Comme l’écrivait Issy Sampson dans le Guardian, «le concept était biaisé d’avance: qu’arrive-t-il à une série appelée Prison Break une fois qu’ils se sont échappés de la prison? Ils vont dans une autre prison, bien sûr, dans laquelle ils doivent rentrer… puis sortir. Et probablement rentrer à nouveau. Et cætera.» D’une série sur une évasion de prison, un trope bien connu qui était ingénieusement détourné dans la première saison, les personnes chargées de la création avait fini par faire une série un peu absconse où se mêlaient conspiration, agents doubles et sociétés tentaculaires secrètes avec des personnages qui pouvaient ressusciter sans qu’on comprenne vraiment comment.
«Jumping the shark» ou l'agonie des fins de série
Au moins, sur le même thème, la récente série Escape at Dannemora avait eu la décence de s’arrêter à une seule et unique saison de sept épisodes. Évidemment, étant fondée sur une histoire vraie, la série de Ben Stiller évitait plus facilement la tentation des résurrections et autres théories du complot. Mais elle avait le mérite de montrer que toutes les histoires ne méritaient pas de devenir des bouteilles sans fond, qu’il y avait de la beauté dans la synthèse, dans la brièveté et, qu’elles le soient volontairement ou non, dans les séries à saison unique.
De Buffy contre les vampires à Dexter, de True Blood à The Office en passant par X-Files, Urgences ou Friends, combien de grandes séries n’avaient pas été épargnés par ces épisodes ou saisons de trop, par ces fins souvent ressenties comme le coup de grâce qu’on inflige à un animal malade et en souffrance? Le phénomène était si banal qu’il portait même un nom: jumping the shark («sauter le requin»), une expression née après un fatidique épisode de la cinquième saison d’Happy Days quand, en 1977, Fonzie sautait par-dessus un requin en faisant du ski nautique.
«Le truc qui m’effrayait plus que tout était l’idée de tourner au-delà de la date d’expiration de la série et d’entendre des gens me dire qu’elle avait l’habitude d’être bonne mais qu’elle avait sérieusement baissé en qualité et avait atteint son apogée il y a bien, bien longtemps. Cela aurait été la pire chose pour moi», expliquait par exemple Vince Gilligan, le créateur de Breaking Bad, à Entertainment Weekly.
Depuis «Lost», l'ère des histoires sans fin
C’était ce triste constat qui rendait si belles ces séries qui avaient, en quelque sorte, eu la chance de périr après une seule et unique saison. Freaks & Geeks, Angela 15 ans ou plus récemment The Get Down n’avaient peut-être pas été au bout de ce qu’elles auraient pu devenir mais elles n’avaient pas non plus eu le temps de s’user au contact de financiers voulant toujours plus alimenter la machine à merchandising et à rediffusions. Comme des rockstars parties trop tôt, elles étaient restées dans leur cocon, éternellement jeunes et éternellement géniales.
À propos de Freaks & Geeks, Paul Feig, son créateur, a ainsi expliqué à Vanity Fair que sa série, si elle avait dû se prolonger, aurait rapidement quitté l’univers du lycée «pour davantage devenir l’histoire d’une petite ville et savoir qui la quitte ou pas». Elle serait, en somme, devenue une série radicalement différente que celle aujourd’hui tant aimée, avec un risque conséquent de ne devenir qu’une série moyenne parmi tant d’autres.
D’autant que leurs fins, avec tous les possibles qu’elles ouvraient, du dernier regard d’Angela en direction de Brian à Lindsay suivant les Grateful Dead, étaient, elles aussi, très belles. Elles avaient été conçues pour l’être. Paul Feig comme Winnie Holzman, la créatrice de Angela 15 ans, l’ont souvent répété. «J’étais très consciente que [le dernier épisode de la saison] pouvait être celui de toute la série. Il devait donc y avoir une fin», expliquait cette dernière à Vulture.
Le problème est que, comme le constatait Vince Gilligan, «la plupart des séries télé sont conçues pour durer éternellement ou aussi éternellement que la télévision le permet», la grande majorité des séries télé, contrairement à son Breaking Bad, n’étaient, en d’autres termes, pas conçues au futur mais au présent. Elles n'étaient souvent que des histoires sans fins, avec tout ce que cela inclut de frustration.
Lost par exemple. «Si vous avez apprécié les 119 heures qui ont précédé l’épisode final, est-ce que l’intégralité de l’expérience a été ruinée par le fait que vous ne soyez pas d’accord avec tout que nous avons fait dans l’épisode final? Je n’espère pas!», disait Carlton Cuse, son showrunner, qui, avec son partenaire d’écriture Damon Lindelof, avouait en 2012 n’avoir aucune idée, hormis l’arc narratif et psychologique de chaque personnage, de là où ils allaient, enchaînant les mystères sans savoir s’ils seraient capables un jour d’y apporter des réponses. Lost n’avait jamais été une série de réponses. Uniquement de questions. Par conséquent, conclure n’avait jamais été une priorité.
Une habitude qui, depuis cette étrange fin, a contaminé la façon dont sont produits les films et les séries. Comme le soulignait le New York Times, depuis une décennie, nous ne vivons plus dans une ère de romans. Nous vivons dans une ère de comic books et de timelines, une ère dans laquelle les fins n’existent plus, une ère de scènes post-crédits, une ère dans laquelle les héros populaires étaient ressuscités à l’infini sous forme de suites, de reboot, de remake ou même de fanfictions, une ère dans laquelle Harry Potter pouvait continuer à vivre sous forme de pièce de théâtre ou de prequel après avoir vécu dans des livres et des films, dans laquelle Edward le vampire de Twilight pouvait devenir Christian le milliardaire de Cinquante nuances de Grey, dans laquelle «The End» avait été remplacé par «Avengers Will Return» ou «Previously on AMC’s The Walking Dead». Désormais, il fallait avancer, toujours plus loin, et surtout ne jamais conclure.
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Synthèse et conclusion, l'art d'un scénario maîtrisé
Or une histoire sans fin est fondamentalement une histoire qui n’a pas de sens. C’est la raison pour laquelle l'audience, par exemple les réactions viscérales suscitées par la fin de la première saison de The Killing (ou dans une moindre mesure par celle des Soprano), se sent tellement démunie lorsqu’une série refuse d’apporter des réponses aux questions qu’elle pose elle-même. «Pour beaucoup de scénaristes de télé et de responsables de développements ces temps-ci, les rats marcheront avec joie tout droit dans le prochain labyrinthe et chercheront indéfiniment de nouvelles pilules de mystère, des indices qui mènent à plus d’indices qui n’aboutissent sur rien», écrivait Heather Havrilesky dans le New York Times en 2011.
Damon Lindelof lui-même, après l’expérience plus ou moins heureuse de Lost, en avait tiré les leçons en terminant The Leftovers sur une note qui donnait tout son sens à la série. «Je veux que les gens se sentent comme s’ils venaient d’avaler la dernière bouchée d’un plat et se sentent rassasiés, mais pas malades», expliquait-il au New York Times. Trois saisons parfaitement maîtrisées et s’en était fini. «C’était la parfaite quantité d’histoire à raconter, poursuivait-il. Il n’y a aucune partie de moi qui souhaiterait faire une saison de plus.»
C’est pourquoi, dans l’absolu, il y avait quelque chose de si satisfaisant à regarder des séries spécialement conçues pour ne durer qu’une seule saison, qu’elles prennent la forme de mini-séries à l’image de Show Me A Hero, Angels In America ou Band of Brothers ou de séries d’anthologie comme True Detective, American Crime Story ou Fargo.
Il n’y avait aucun risque de se retrouver le bec dans l’eau devant son écran de télévision. Jamais ces séries ne privaient leurs fans les réponses qu’ils étaient en droit de demander. Elles pouvaient être éventuellement différentes que celles attendues mais elles n’étaient jamais dénuées de sens. En arrêtant de se comporter comme des dieux tout puissants pour lesquels les forums de discussions et autres Wiki feraient office d’évangiles, il y avait une forme d’humilité dans ces séries au storytelling très rationnel et mûri.
«Cela fait un moment que j’ai perdu la capacité à suivre chaque série télé malgré le fait que c’est mon métier.»
Une rationalité qui rendait par ailleurs possible des narrations extrêmement innovantes et sophistiquées que des séries plus longues et moins conscrites auraient du mal à réaliser. Pensez aux dernières secondes en forme de twist de Sharp Objects ou à l’épisode 6 en forme de séries de flashbacks de Escape at Dannemora ou, plus impressionnant encore, à la narration inversée de la seconde saison d’American Crime Story ou celle multitemporelle de la troisième saison de True Detective.
En somme, elles avaient à la fois les qualités du cinéma –synthétiques, (souvent) incarnées par des stars avec une production value très élevée– et de la série –intrigues sophistiquées et complexes qui permettaient de s’attacher aux personnages.
Surtout, il était aussi facile d’y plonger que d’en sortir, une qualité loin d’être négligeable en ces temps de Peak TV où il est assez simple de se sentir submerger, la moindre petite chaîne du câble et autres service de streaming ayant désormais sa ou ses séries. Quatre cent quatre-vingt-quinze ont été au total diffusées aux États-Unis en 2018, soit 86% de plus qu’en 2011 et 172% de plus qu’en 2002. «Cela fait un moment que j’ai perdu la capacité à suivre chaque série télé malgré le fait que c’est mon métier. Cette année, j’ai même perdu la capacité à suivre chaque programmateur qui est dans le business de la programmation de séries télé», disait ainsi en 2015 John Landgraf, président des chaînes FX et premier, avec American Horror Story, à avoir diffusé une série d’anthologie à l’échelle d’une saison.
Renouer avec l'expérience collective de la télé
La série à saison unique permettait aussi de renouer avec l’expérience collective de la télé, une expérience que cette avalanche de séries, chacune spécialement conçue pour des segments démographiques précis, avait en grande partie détruite.
À l’heure où Game of Thrones, probablement la dernière de son genre, s’apprête à disparaître des écrans, des séries comme Big Little Lies, The Sinner, The Haunting of Hill House ou The Night Of, parce qu’elles ont mis tout le monde sur un pied d’égalité et n’ont pas obligé à d’interminables rattrapages, ont permis de retrouver cette vivifiante sensation de vivre en parfaite harmonie, devant son poste, avec le reste de la planète, de retrouver cette émotion collégiale et viscérale, les cris de rage, les larmes cathartiques, provoquée hier par l’ouverture de la trappe par Jack et John, l’assassinat de J.R. ou les noces pourpres.
Alors, oui, c’est vrai, on aimerait tous, moi le premier, que nos personnages préférés nous suivent toute notre vie. C’est aussi pour cela qu’on regarde des séries, pour se passionner, pour créer des liens avec des gens qui nous touchent ou nous ressemblent, pour suivre leurs aventures au long cours et grandir avec eux, comme s’ils étaient des amis, des amoureux ou amoureuses, des frères ou des sœurs, des pères ou des mères. Mais parfois, aussi, les plus belles preuves d’amour sont celles que l’on donne en disant adieu.