À l’heure où l’on parle beaucoup d’égalité entre hommes et femmes subsiste encore un secteur où les hommes ne peuvent guère s’aventurer sans être moqués: la beauté. En février, un lycéen d’Albi fut convoqué par la direction de son établissement parce qu’il se rendait en classe avec un maquillage jugé outrancier (un trait d’eyeliner en œil de biche!). Le poids des us a la vie dure.
Si les marques de cosmétiques s’intéressent ouvertement à l’homme depuis quelques années avec le soin, pour le maquillage cela semble plus compliqué. Un lancement comme la ligne Boy de Chanel laisse penser que le secteur est peut-être en train de bouger, quoiqu’encore très sagement.
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Le maquillage, un genre plombé par les conventions?
C’est sans doute relativement récent qu’en Occident, le maquillage soit l’unique apanage des femmes. Pour l’anthropologue Elisabeth Azoulay (100.000 ans de beauté): «La ligne Maginot, c’est la classe sociale.» La grande rupture date selon elle de la Révolution française. Désormais simple citoyen, l’aristocrate doit renoncer à ses signes de distinction: «On enlève les couleurs, les beaux tissus; plus de dentelles, plus de maquillage et plus de perruque.» À la fin du XIXe siècle l’homme semble avoir définitivement délaissé l’apparence qui dorénavant profite à son épouse. Oubliés les fards et simplifié le vêtement, cantonné au costume deux ou trois pièces. Si le bourgeois s’est enrichi, c’est son épouse qui portera les stigmates de sa réussite. Avec ces deux genres bien séparés, le maquillage sera dévolu à la femme.
Aujourd’hui, au quotidien, la gent féminine le plus souvent se maquille que ce soit très légèrement (teint, lèvres) ou de façon plus marquée (yeux). Pour l’homme, le cap semble difficile à franchir tant le poids des conventions demeure lourd.
Un Orient plus ouvert
Si, en Occident, l’homme a gommé le maquillage de sa parure, les choses sont culturellement différentes en Asie (sauf en Chine pendant la révolution culturelle). Elisabeth Azoulay explique «la ligne du genre y est plus facile à transgresser». Davantage ouverte sur la question, l’Asie multiplie les propositions pour les hommes depuis des années voire des décennies, au Japon notamment.
Dans l’archipel, si l’on se réfère à la tradition du kabuki, l’homme devient femme dans l’apparence grâce au maquillage. S’ajoutent sur le visage immaculé des onnagata (personnage de femme joué par un homme) des couleurs symboliques, le rouge pour la noblesse, le courage, et le bleu pour la traîtrise; mais il s’agit d’une forme de travestissement.
Les orgines du kabuki remontent au XVIIe siècle. Tous les personnages sont incarnés par des hommes, qui passent un temps certain à élaborer leur maquillage. L'acteur Mikihiro Ogawa, connu sous le nom Nakamura Shido II, se prépare pour le spectacle Iromoyo Chotto Karimane Kasane, au Palais de Chaillot à Paris, le 14 september 2018. | Stéphane de Sakutin / AFP
Au quotidien, le Japon a tenté l’aventure du maquillage masculin depuis déjà plusieurs décennies avec un fond de teint couleur bronzage pour Shiseido dès 1968. Dans les années 1980, c’est le groupe Kobayashi Kosé qui se mit à lancer des marques avec des produits assez sobres. La gamme Damon proposait fonds de teint, crayons pour les yeux et appelait le rouge à lèvres lip cream, de façon édulcorée. Pour tenter de convertir les hommes, la campagne publicitaire, astucieusement, se fit sous une forme de débat: «Le maquillage masculin: pour ou contre?»
Chez Kosé encore, la ligne Bronzer tenta un quasi parallèle du maquillage féminin avec des rouges à lèvres, des fonds de teint et même des fards à paupières tout en conservant une certaine sobriété dans la palette des couleurs. Shiseido en 1986 avait Gear, une gamme pour les jeunes hommes avec notamment un masque très original de couleur noire (hommage aux kuroko du théâtre japonais?). Quant au rouge à lèvres, il optait pour la terminologie lip fresh.
Le fond de teint et les poudres bonne mine sont aussi devenues des produits phare dans un pays où les hommes apprécient un teint hâlé, alors que les femmes se protègent au maximum du soleil pour optimiser un teint de porcelaine. Suivirent quelques lignes aux noms sympathiques: Galantom, En route ou encore Gatsby.
L'homme occidental rechigne encore à assumer sa féminité
En 2003, Jean Paul Gaultier, surnommé à l’époque encore le trublion de la mode, bouscula le secteur avec sa gamme Tout beau tout propre. Pour lui, la question du genre a toujours été un sujet de réflexion avec ses hommes en kilt et son idée de garde-robe pour deux, unisexe, comme un de ses défilés en 1984. Sans singer la femme, le maquillage de l’homme Gaultier amplifiait avec humour des codes virils. Sylvie Polette, alors vice-présidente des parfums et aujourd’hui Partner Just So, associe ce lancement à «un droit à la coquetterie» pour les hommes. La poudre se posait avec un pinceau façon blaireau, les rouges à lèvres non biseautés étaient proposés comme des baumes... La collection endossa ensuite le nom de Monsieur dans un univers blanc carreaux de métro. Un million d’unités fut vendu en un an, mais le concept était sans doute trop novateur par rapport à l'évolution de la société.
Chez Guerlain la Terracotta est emblématique de la notion de bonne mine depuis 1984. Une référence mate a été imaginée pour les hommes en 1988, mais remplacée en 2010 en version unisexe par une Terracotta 4 seasons mat et devenue aujourd’hui Sun Trio.
Si les hommes avaient le choix d’un produit, neuf sur dix iraient vers l’eyeliner, en référence à Johnny Depp pirate des Caraïbes ou à Keith Richards!
En 2010, Givenchy a lancé une gamme baptisée Mister, une ligne de maquillage au concept plutôt unisexe qui incluait les hommes dans son histoire. Pour Nicolas Degennes, directeur artistique Make-up-Color de la marque, les lignes du maquillage masculin «ont déjà bougé, mais en silence». Il explique qu’il s’agit plutôt d’un ordre invisible avec des produits de plus en plus transparents pour une bonne mine ou pour la matité. Le choix du nom Mister pour la gamme permet de déculpabiliser et propose un how to aux hommes et aux femmes. Sur le site de la marque, femmes et hommes confondus font les mêmes gestes. Correcteur, stick matifiant, glow gel pour fixer les sourcils sont les fers de lance d’une collction relancée aujourd’hui.
Toujours à l’écoute de son temps, Tom Ford a choisi de lancer une ligne de maquillage For men en 2013 en s’inspirant de ses propres rituels de beauté avec des essentiels que sont le correcteur de teint, le fluide teinté et le baume à lèvres hydratant.
Aujourd’hui la demande deviendrait-t–elle plus importante? La maquilleuse Charlotte Tilbury avec ses tutos au masculin explique que si les hommes avaient le choix d’un produit, neuf sur dix iraient vers l’eyeliner, en référence à Johnny Depp pirate des Caraïbes ou à Keith Richards!
La marque anglaise MMUK Man propose sans doute la collection de produits la plus complète: anti-cernes, fonds de teint, mascara, etc., mais d’autres s’invitent dans le marché: Calvin Klein, Avon, etc.
Quant au vocabulaire, il n’assume sans doute pas toute sa part de féminité, tout comme la lingerie pour homme s’est affublée d’un ridicule «mengerie». En beauté, les avatars masculinisés peuvent porter les noms de Manscara et de Guyliner.
«Le changement se fera, mais très lentement.»
Pour Boy, la maison Chanel s’est d’abord tournée vers l’Asie et a lancé la marque en Corée du Sud avec l’acteur Lee Dong Wook, avant de s'attaquer à la France en 2019. Pour Chanel: «La beauté n’est pas un histoire de genre, mais une histoire de style.» Référence mythique au grand amour de Coco Chanel disparu tragiquement, Boy (Capel) lui disait: «Tu ne ressembles à personne.» À ses débuts, la mode Chanel a joué sur les codes du genre (pantalons, veste...) dans un esprit garçonne qui était dans l’air du temps et avec le talent de la couturière. Avec Boy ce sont les codes féminins qui inspirent l’homme, mais sans ostentation. Un packaging bleu nuit habille une gamme au départ en trois produits «pour se sentir soi-même en mieux»: le teint, le baume lèvres et le stylo sourcils.
Si le maquillage n’est plus l’apanage des hommes en Occident, il est encore souvent considéré comme signe de travestissement voire de décadence. Les stéréotypes de la masculinité ont la vie dure. Pour Elisabeth Azoulay, «le changement se fera, mais très lentement». Encore sobres et discrets, ces frémissements sont néanmoins le signe d’une évolution, même si elle est encore très silencieuse.