Monde / Culture

Derrière le film «Us», cinq interprétations des États-Unis

Temps de lecture : 13 min

Derrière l'hémoglobine et l'épouvante s'insèrent bien des références.

«Us», un titre polysémique qui signifie à la fois «nous» et «United States». | Affiche du film
«Us», un titre polysémique qui signifie à la fois «nous» et «United States». | Affiche du film

Attention: ce texte propose plusieurs interprétations de Us et contient donc de nombreux spoilers.

Dès son premier film, le formidable Get out (2017), Jordan Peele avait ressuscité à lui tout seul un genre que l’on croyait disparu, le thriller/film d’angoisse métaphorique, tendance Rosemary’s Baby (1968) ou Shining (1980). L’allégorie en était limpide: le jeune héros, invité en week-end dans la famille de sa petite amie blanche, découvrait être tombé aux mains d’une secte dont les membres vieillissants échappaient à la décrépitude en prenant possession de corps noirs en pleine santé. Avec son deuxième opus, Jordan Peele corse les choses. Au lieu d’un seul fil métaphorique, Us (actuellement en salles) en tire une multitude et sature chaque plan de détails signifiants.

Voici donc quelques éléments pour aider au jeu de piste… Sans prétendre à l’exhaustivité car en affirmant «tout dans ce film est délibéré», Jordan Peele incite chaque spectateur à multiplier les interprétations.

La piste marxiste de la lecture de classes

Us met en scène une nuit apocalyptique au cours de laquelle un peuple d’humiliés et d’offensés surgit des tréfonds de la terre où ils vivaient dans le dénuement le plus absolu pour se venger de leurs doubles, qui connaissent les joies de l’air libre et du confort bourgeois. Adélaïde (Lupita Nyong’o), l’héroïne du film, une femme normale prête à tout pour protéger sa famille, a pour jumelle maléfique Red, pasionaria des souterrains, l’âme de cette révolution sanguinaire. À son initiative, les Relié·es (ainsi sont nommés les doubles) qui participent à ce grand soir sont vêtus d’une combinaison rouge, convoquant un imaginaire à la fois soviétique et carcéral.

Les Relié.es, ni tout à fait les mêmes, ni tout à faire des autres. | Capture d'écran via YouTube

Dans un long monologue prononcé d’une voix éraillée (elle est la seule de son peuple à être douée de parole), Red raconte le calvaire qu’elle a vécu: à chaque expérience à la surface correspondait son équivalent horrifique sous terre. Quand la petite Adélaïde recevait des jouets à Noël, Red, sa Reliée, se voyait offrir des lames tranchantes qui la mutilaient; et lorsque l’une dégustait des mets exquis, l’autre devait se nourrir de lapin cru et sanguinolent.

Le film propose donc une traduction littérale du précepte marxiste selon lequel la richesse de la classe dirigeante est acquise au prix de la souffrance du prolétariat. «C’est notre tour d’être en haut», explique Red. Ce tour se conquiert dans le sang et toutes les armes employées sont des symboles de classe: une batte de base-ball, un tison, un club de golf, un minéral précieux.

Un film à consonnance marxiste qui sort alors que les slogans socialistes font un retour en force dans le camp démocrate à l'occasion de la campagne des primaires américaines. | Capture d'écran via YouTube.

Autre signe que la lecture de classes est la bonne: Red organise ses rebelles en une immense chaîne humaine qui s’inspire de Hands Across America, cette opération de 1986 où des millions de personnes s’étaient tenues par la main, de New York à San Francisco, pour signifier leur volonté de lutter contre la faim et la pauvreté.

Il s’agit d’une opération pensée par un membre de la classe dirigeante qui ne supporte pas d’avoir perdu son statut d’origine.

Us sort aux États-Unis alors que le Parti démocrate compte désormais dans ses rangs plusieurs grandes figures se revendiquant du socialisme, mot jusqu’alors tabou car associé à la révolution russe et à sa violence. Or le film complexifie sa vision politique avec un twist final: on découvre en effet que Red n’est pas celle que l’on croit. La séquence qui ouvre le film montre comment la petite Adélaïde déambule dans une attraction de fête foraine et se retrouve face à sa Reliée.

L’issue de cette première rencontre est un échange d’identité: la petite fille venue du souterrain prend la place de l’enfant du dessus –et la femme adulte que nous voyons se battre pour protéger sa vie à la surface est en fait l’usurpatrice… De quoi expliquer la singularité de Red –pas étonnant qu’elle sache parler (contrairement aux autres doubles), pas étonnant non plus qu’elle ait connu Hands Across America: elle a quitté la surface en 1986. De quoi, aussi, interroger le sens de la révolution que le film met en scène: il ne s’agit pas de l’expression brute de la colère des classes opprimées mais d’une opération pensée par un membre de la classe dirigeante qui ne supporte pas d’avoir perdu son statut d’origine.

La piste amérindienne d'un retour du refoulé

Us s’ouvre par un texte écrit sur fond noir qui informe le spectateur que se cache, «sous la partie continentale des États-Unis», «des milliers de kilomètres» de souterrains abandonnés. Ce film parle spécifiquement des États-Unis, pourrait aussi bien dire le carton. Le titre –Us– ne veut pas seulement dire nous, mais aussi United States. Lors de sa première confrontation avec la famille d’Adélaïde, Red répond d’ailleurs au «Qui êtes-vous?» du petit Jason (Evan Alex): «Nous sommes Américains.» Tout ceci pousse donc à chercher une interprétation spécifiquement américaine au film.

D’emblée, la question indienne est mise en avant. L’attraction de fête foraine où la petite Adélaïde rencontre son double lors de la séquence d’ouverture du film s’appelle «Forêt de la quête du Chamane» et un totem en marque l’entrée ainsi que l’injonction à se trouver («Find yourself»). Lorsqu’Adélaïde y revient, à l’âge adulte, le rouleau compresseur de l’appropriation culturelle est passé par là et l’attraction a été rebaptisée «Forêt de Merlin». Pourtant, le totem est toujours là, de même que le hibou qui surgit d’une paroi, effrayant le visiteur et renvoyant à la symbologie de plusieurs tribus qui en font un messager de mort.

Jordan Peele renoue ici avec un trope du genre: le déchaînement de l’horreur signale toujours un retour du refoulé. Le sang coule dans l’hôtel Overlook de Shining parce qu’il a été construit sur un cimetière indien… De même, les personnages de Us voient des créatures vêtues de rouge (les Peaux-Rouges de l’imaginaire yankee) remonter de sous la terre où on les croyait enterrées pour réinvestir leurs maisons et leur territoire.

Des personnages rouges qui rappellent l'imaginaire yankee des Peaux-Rouges et un couloir digne de Shining. | Capture d'écran via YouTube

Red utilise deux armes de choix des Indiens tels que le cinéma américain classique les a longtemps fantasmés: le feu et le kidnapping. Son fils Pluton (le double de Jason) est un petit incendiaire, au point qu’elle le met en garde: «Ne brûle pas notre maison.» L’accent mis sur ce notre n’est pas innocent: comme la lutte des cow-boys et des Indiens, celle des personnages de Us et de leurs Reliés a pour enjeu la maison et la question de l’identité de son propriétaire légitime. Plus tard, Red kidnappe le petit Jason et Adélaïde doit aller le récupérer sous terre, effectuant symboliquement le même trajet que John Wayne partant chercher Natalie Wood chez les Indiens dans La Prisonnière du désert (1956).

Le feu, arme fantasmée des tribus amérindiennes. | Capture d'écran via YouTube

La piste afro-américaine de l'esclavage

Autre spécificité américaine, la complexité de la relation entre les population noires et blanches. Jordan Peele fait d’une famille noire aisée le centre du film et inflige au couple blanc formé par Josh (Tim Heidecker) et Kitty (Elisabeth Moss), le sort traditionnellement réservé aux personnages noirs dans les films d’horreur: une mort prématurée et violente. Mais le commentaire sur la question ne s’arrête pas là.

Gabe répond comme s’il avait intériorisé le stéréotype courant à l’époque de l’esclavage du Noir paresseux et lent.

Josh et Kitty sont à l’évidence plus riches que leurs amis Gabe (Winston Duke) et Adélaïde: chaque couple possède une maison, une voiture et un bateau mais les modèles de Josh et Kitty sont nettement plus luxueux que ceux de Gabe et Adélaïde. Josh ne perd jamais une occasion d’humilier Gabe, par exemple quand la famille arrive en retard à leur rendez-vous à la plage. Gabe répond alors: «Nous, les Wilson, on prend notre temps», comme s’il avait intériorisé le stéréotype courant à l’époque de l’esclavage du Noir paresseux et lent. Quant à Kitty, sous couvert de complimenter la beauté d’Adélaïde, elle lui balance dans un sourire une indéniable insulte («pute»). Quand Josh et Kitty sont dans leur maison, le soir de l’attaque des doubles, Kitty entend un bruit au-dehors et demande à Josh de regarder ce qu'il s'y passe. «Je vois quelque chose, s’exclame Josh pour lui faire peur, c’est O.J!»

La référence à O.J Simpson, l’image même de l’homme noir dangereux, n’est pas innocente, pas plus que le t-shirt à l’effigie de Michael Jackson qu’arbore Adélaïde au début du film. Dans les deux cas, il s’agit d’hommes aux deux visages, de Noirs qui divisent la population américaine selon des lignes de partage liées à la couleur de la peau. O.J Simpson fut une immense star du football américain, figure de la culture populaire, acteur au cinéma et à la télévision et porté aux nues par la bonne société blanche… jusqu’à ce que le meurtre de sa femme Nicole en 1994 en fasse aux yeux de la population blanche un meurtrier et aux yeux de la population noire l’un des leurs persécuté par la police.

Peele souligne combien la métaphore que suggère «Us» –chaque individu porte en lui son pire ennemi– est d’autant plus vraie dans le contexte d’une société fondée sur l’esclavage.

Michael Jackson fut l’une des plus grandes stars du XXe siècle, celui qui fit passer la musique noire dans le mainstream –mais aussi un Noir qui effaça par la chirurgie esthétique toute trace de sa couleur originelle, suscitant l’incompréhension et le rejet de sa communauté d’origine, et puis un homme accusé de pédophilie, divisant encore aujourd’hui l’Amérique entre la partie qui le détracte et l'autre qui le défend envers et contre tout.

En convoquant ces deux figures controversées, Peele souligne combien la métaphore que suggère Us –chaque individu porte en lui son pire ennemi– est d’autant plus vraie dans le contexte d’une société fondée sur l’esclavage. D’ailleurs, les Relié·es possèdent toutes les caractéristiques de l’esclave dans l’imaginaire raciste blanc: une figure qui se fait animale par sa gestuelle et ses cris inarticulés, violents, dénués de pensée propre ou d’individualité. Enfin, ils habitent un réseau souterrain qui renvoie à l’expression underground railroad (voir le roman de Colson Whitehead), le réseau clandestin emprunté par les esclaves lorsqu’ils réussissaient à s’enfuir et cherchaient à gagner le Nord.

La piste évangéliste, l'imaginaire religieux

Comme tout film d’apocalypse, Us est habité par un imaginaire religieux. La pomme d’amour que tient la petite Adélaïde dans les premières images du film suggère le fruit défendu de la connaissance. Un vagabond incite les passants à lire le verset biblique du prophète Jérémie (11.11, le chiffre 11 est partout dans Us): «C’est pourquoi, ainsi dit l’Éternel. Voici, je fais venir sur eux un mal dont ils ne pourront pas sortir; et ils crieront vers moi, et je ne les écouterai pas.» Et le deuxième grand monologue de Red, lors de sa confrontation souterraine avec Adélaïde, permet de voir en elle l’image d’une de ces converties born again qui peuplent la scène politique américaine. «J’ai vu Dieu et Il m’a montré le chemin, déclare-t-elle en racontant comment elle a conçu son projet révolutionnaire. J’ai trouvé la foi.»

La piste cinépile, les références à Kubrick, Polanski et Hitchcock

En s’habillant exactement comme Jack Torrance pour la promo de Us, Jordan Peele a confirmé ce que l’on supposait: les plans d’hélicoptère qui montrent la famille Wilson sur la route des vacances au début du film sont une référence affichée à Shining.

Us se termine également par une vue aérienne de la voiture des Wilson avançant sur la route tandis que la chaîne humaine des Relié·es s’étend à perte de vue et que des hélicoptères les survolent, autre écho de Shining, où l’on aperçoit sur le paysage l’ombre de l’hélicoptère qui filme la scène. L’expression tétanisée d’horreur du petit Danny Torrance de Shining se retrouve sur le visage d’Adélaïde enfant dans Us, ainsi que celle de Jason. Les filles de Josh et Kitty, des jumelles odieuses et habillées à l’identique, évoquent les terrifiantes jumelles qui apparaissent à Danny dans les couloirs de l’hôtel Overlook.


Les jumelles au bout du couloir dans Shining de Stanley Kubrick. | Capture d'écran via YouTube

À la fin du film, Jason se cache dans un placard exactement comme Danny dans la cuisine de l’hôtel. Un autre Kubrick, Orange mécanique (1971), inspire la tenue et le sourire dément du Relié de Josh, ainsi que l’utilisation d’une musique entraînante comme bande-son de plusieurs meurtres («Good Vibrations» des Beach Boys dans Us, «Singing in the Rain» dans Orange mécanique).

Au cinéma de Roman Polanski, Peele emprunte la carcasse de lapin comme source d’horreur maximale (Répulsion, 1965), le bateau et le rapport de force dans le couple qui s’inverse à mesure que la menace extérieure croît (Le Couteau dans l’eau, 1962).

Us réserve aussi plusieurs clins d’œil au premier des grands films d’apocalypse Les Oiseaux (1963) d’Alfred Hitchcock: des plans insistants de mouettes et surtout un fil d’essence qui s’enflamme brutalement et provoque une explosion dans une scène-clé.

Comme dans Freddy sort de la nuit (1984) de Wes Craven (et comme Michael Jackson dans «Thriller»), les Relié·es portent un gant à une seule main. Les cicatrices de brûlure sur le visage de Pluton évoquent aussi celles de Freddy. Le film cite à plusieurs reprises Signes (2002) de M. Night Shyamalan, notamment dans son utilisation de la télévision ainsi qu’en conférant un statut particulier à Jason dont les actions (comme celles de la petite fille chez Shyamalan) signalent une forme de prescience surnaturelle.

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