Des paysans et des guerriers, des gangsters et des sorciers, des femmes d'airain et des hommes de paille. Une histoire de toujours et de quinze ans (1968-1983), en cinq chapitres comme autant de poteaux plantés dans la mémoire des êtres humains: «L'herbe sauvage», «Les tombes», «La prospérité», «La guerre», «Les limbes».
Cela a eu lieu. Pas dans un passé embrumé de mythologie, mais il y a tout juste une cinquantaine d’années. Les Oiseaux de passage sera un conte légendaire, un western et un film noir, mais il naît d’un scénario, réel, de science-fiction: la collision de deux planètes.
En ce temps-là, les années 1960, il y avait la planète moderne d’une Amérique à la fois libertaire (les hippies, le flower power, la grande fête transgressive) et autoritaire (le FBI et la CIA dans une lutte sans foi ni loi contre ladite subversion, les aspirations à la liberté des peuples du tiers-monde et de la jeunesse de leur propre pays).
Un produit va devenir leur outil commun: la dope, la came, glorifiée et massivement consommée par la première, utilisée, contrôlée et massivement diffusée par la seconde.
En ce temps-là, il y avait aussi une autre planète, attirant infiniment moins l’attention: celle archaïque d’une Amérique traditionnelle, des peuples indigènes vivant dans des conditions précaires mais pour une part significative d’entre eux relativement à l’écart de l’industrialisation et du consumérisme.
Ainsi, par exemple, des Wayuu, habitant·es d'une région au nord-est de la Colombie et au nord-ouest du Venezuela.
Conte cruel de la mondialisation
La collision entre ces deux planètes s’appelle la Bonanza marimbera. Presque du jour au lendemain, grâce à la production de marijuana soudain demandée en quantité gigantesque par le marché états-unien et diligemment approvisionné par les agents fédéraux du Nord, des communautés ont littéralement croulé sous des fortunes –avec toutes les calamités prévisibles.
C’est ce que raconte, en cinq cantos à l’implacable déroulé, le film de Ciro Guerra et Cristina Gallego. Les Oiseaux de passage est aussi un conte cruel de la globalisation.
Fondé sur des événements réels, le ressort dramatique épouse à la perfection un schéma de récit à la fois légendaire et moral. Que l'on en pressente d’emblée les développements ne diminue en rien la puissance du film, grâce à l’intensité de ce qui s’y joue, séquence après séquence.
Via Diaphana Distribution
Le réalisateur de L’Étreinte du serpent et celle qui en était la productrice et est devenue cette fois co-réalisatrice déploient un ensemble de ressources narratives et spectaculaires qui, sans jamais s’écarter de la ligne directrice, font de chaque séquence un moment d’une grande force, mais toutes dans des registres différents.
Cela tient à un grand sens de l’espace, des puissances suggestives d’un désert à la fois très réel et très graphique. Cela tient à la présence physique du casting, assemblage périlleux et de fait très efficace de professionnel·les de longue date et de non-professionnel·les.
Cela tient autant à une dimension ethnographique révélant la singularité des pratiques collectives de cette population comme la beauté de leurs objets traditionnels qu’à la place accordée à l’humour. Celui-ci jaillit de la démesure de la mutation que connaissent les personnages, de la folie loufoque et mortelle qu’entraîne la soudaine richesse des pauvres gens de la Guajira.
On croise de manière renouvelée des situations types du western et du film de gangsters, mais travaillées de l’intérieur par l’imaginaire du réalisme magique latino-américain et par les rapports au surnaturel issus de la tradition de ce peuple indigène.
En échange de «l’herbe sauvage», les flots de dollars des gringos enrichissent et empoisonnent les Wayuu. | Capture écran de la bande-annonce via YouTube
La connivence avec les esprits, les délirants signes extérieurs de richesse, l’usage immodéré des fusils d’assaut et des flingues plaqués or qui soudain pullulent, le sens de l’honneur de la famille et du clan, le rapport immémorial à la nature et l’appât du gain jusqu’à la folie composent ainsi une sorte d’opéra baroque, mais à l’architecture rigoureuse. Ils définissent une œuvre de cinéma d’ores et déjà mémorable.
Corne d'abondance
Il se trouve que ce film occupe en outre une place significative dans un ensemble beaucoup plus vaste. Les Oiseaux de passage confirment, plutôt qu'il n'annoncent, un bien réel printemps du cinéma dans cette partie du monde.
Ce même mercredi 10 avril 2019 sortent dans les salles françaises pas moins de trois autres films latino-américains. Tous méritent une attention que l'on a scrupule à ne pouvoir leur consacrer entièrement ici.
Ainsi Le Grain et l’ivraie, du grand cinéaste argentin Fernando Solanas (auteur en 1968 du manifeste du cinéma de résistance aux dictatures, L’Heure des brasiers), qui présente une enquête aussi fouillée que terrifiante sur les effets de l’épandage par les airs du glyphosate, massivement utilisé par l’industrie agroalimentaire de son pays, entièrement acoquinée avec Monsanto.
Comme il n'a cessé de le faire durant sa longue carrière, «Pino» Solanas ne se contente pas de dénoncer, il raconte au plus près la vie des gens et montre comment il leur arrive de s'organiser pour se faire respecter.
Ainsi La Chute de Montesinos du Péruvien Eduardo Guillot, qui reconstitue l’enquête judiciaire ayant abouti à la destitution et l’emprisonnement de l'ex-président de son pays, Alberto Fujimori.
Ainsi, surtout, le remarquable thriller social dans les rues de Caracas La Familia, premier long-métrage du Vénézuélien Gustavo Rondón Córdova, vision hyperréaliste et inspirée d’un univers urbain au bord de l’explosion.
Cette abondance à la même date n’est pas une anomalie. Cinq autres films latino-américains sont sortis en France durant le mois de mars 2019, dont les quatorze heures de La Flor de l’Argentin Mariano Llinás, distribué en six épisodes, objet hors norme et surestimé de manière très exagérée depuis sa présentation au Festival de Locarno en août 2018.
Parmi eux, il faut plutôt prêter attention au très délicat et sensible Los Silencios de Beatriz Seigner, qui accompagne une famille fuyant au Brésil la violence endémique en Colombie, pour y retrouver les fantômes des gens qui ne passeront jamais la frontière, entre réalisme familial et fantastique.
Six autres titres venus d’Amérique latine sortiront dans les cinq prochaines semaines. Ces films viennent d’un peu partout sur le continent. Au total, en deux mois, quatre films argentins, trois colombiens, trois mexicains, un brésilien, un vénézuélien, un uruguayen, un péruvien et un guatémaltèque auront été distribués.
La seule anomalie dans ce décompte est l’absence du Chili, pourtant devenu lui aussi terre de production féconde depuis une douzaine d’années –l'un des meilleurs cinéastes de ce pays, Sebastian Lelio, a lui aussi un film sur le point de sortir, Gloria Bell, mais il s’agit cette fois d’un film étatsunien.
La très grande majorité de ces films sont directement inspirés par la situation sociale et politique et par l'histoire contemporaine des pays dont ils sont originaires, que ce soit par les moyens du documentaire, de la fiction réaliste ou fantastique, y compris avec les ressources du cinéma de genre.
Une dynamique continentale, trois leaders
Un tel phénomène témoigne d’une vitalité créative dans cette région du monde, qui tient notamment à l’activisme de secteurs de la société civile et du monde culturel, mais aussi à des politiques publiques.
L’Argentine est un pays producteur important sur la scène internationale depuis au moins les années 2000, au moment de la découverte du nouveau cinéma emmené par Pablo Trapero, Lucrecia Martel, Lisandro Alonso et leurs collègues.
Le Mexique a une longue histoire, mais le cinéma s’y développe surtout de manière inattendue, avec l’ouverture de salles à la programmation diversifiée, des festivals de haut niveau et une vitrine internationale grâce au succès des Cuaron, Iñarritu, Del Toro ou Reygadas.
La Colombie, qui a opéré un remarquable effort dans ce domaine, est désormais le troisième grand pays de cinéma de la région, autant sur le plan économique que sur celui des propositions artistiques.
Cette dynamique a commencé à émerger à l'échelle continentale aux début de cette décennie. Elle n’en reste pas moins fragile. Le cas du Venezuela n’est que trop évident, mais on le voit également au Brésil, où l’équivalent du Centre national du cinéma, Ancine, est l’objet d’attaques du gouvernement d’extrême droite, qui menace de bloquer toute la production dans le pays.
Les Oiseaux de passage
de Cristina Gallego et Ciro Guerra, avec Carmiña Martinez, Jose Acosta, Jhon Narvaez, Natalia Reyes.
Durée: 2h05. Sortie le 10 avril 2019.