Les syndicalistes avaient beau dire du mal du ministre de l'Éducation, les premières grèves de contestations contre Jean-Michel Blanquer n'avaient vraiment pas fait le plein dans le premier degré. Même à la rentrée 2018, après la publication par l'administration d'un vade-mecum indiquant comment enseigner la grammaire par exemple, et les déclarations sur le retour des dictées et du calcul mental, la mobilisation avait du mal à prendre.
Les quelques voix critiques qui se sont élevées lors de la mise en place au pas de charge des évaluations de CP, en septembre 2018, furent faiblement entendues et peu relayées par la presse.
Mais au printemps 2019 a éclos une plus grosse colère, massive par l'ampleur de la mobilisation du jeudi 4 avril: 15% des professeur·es des écoles grévistes, selon le ministère de l'Éducation nationale et 25% selon le SNUipp –premier syndicat du primaire–, qui donne par ailleurs 50% de grévistes dans le premier degré en Île-de-France et 70% à Paris. Ce mouvement fait suite à celui du 28 mars et à la manifestation du samedi 30, mêlant profs et parents. Des manifs avec des stylos rouges, des grands syndicats et des professeur·es avec leurs pancartes, petit festival de rime en «ère» –Blanquer rime avec colère— et autres détournements du nom de la loi qui sera examinée début mai au Sénat, la fameuse «loi pour une école de la confiance».
Le statut des directeurs, point de discorde
Le sujet préoccupe le personnel enseignant: dans le futur, les écoles maternelles et primaires pourraient être pilotées par le collège auquel elles sont rattachées ou par un même directeur –ce sera l'école des savoirs fondamentaux, les EPSF (établissement public des savoirs fondamentaux). La communauté enseignante ne voit tout simplement pas comment une école peut être administrée depuis un collège… C'est une institution de proximité où le lien avec les familles est important, presque un corps intermédiaire.
Historiquement, on sait que ce lien est extrêmement fort. Il dépasse les enseignant·es et les élèves, c'est le lien entre le citoyen et sa République, l'État, la nation, via la transmission des savoirs construit par la République des Jules (Ferry). C'est notre mythologie nationale, un symbole très fort, avec des tableaux noirs, des dictées et du calcul mental chers au ministre et c'est la convocation de cette imagerie qui a participé à sa popularité.
Manifestation des enseignant·es contre le projet de loi de Jean-Michel Blanquer, le 4 avril 2019 à Paris | Louise Tourret
Mais quid de la mise à distance des directions d'école? Elle n'a jamais été demandée par les pros de l'éducation ni les citoyen·nes (je ne dirai pas «usagers» pour l'école), elle n'a jamais été discutée démocratiquement, elle paraît technocratique et interroge les directeurs, directrices et enseignant·es sur leur avenir.
«Ras-le-bol que tout passe, ras-le-bol du manque de reconnaissance», m'a lâché une directrice épuisée mais décidée lorsque je l'ai interrogée devant l'Opéra, lors de la manifestation du 4 avril. Elle ne souhaite pas donner son nom ni celui de son école (par peur de l'article 1 qui mentionne que les fonctionnaires de l'Éducation nationale ne doivent pas critiquer publiquement leur employeur, peut-être). Elle n'a pas fait grève la semaine dernière parce «cela coûte cher» mais était présente cette fois-là pour «demander du respect pour son travail: 150% directrice à plein temps et enseignante à mi-temps». Elle n'a qu'une demi-décharge, c'est peu et de plus en plus difficile.
«C'est une profession qui ne va pas bien parce qu'exposée et peu protégée. Alors qu'on donne tout»
Et l'enseignante d'énumérer les économies qui rendent ses journées plus longues et plus difficiles: elle n'a plus de secrétaire pour cause de suppression des emplois aidés, il y a de moins en moins de Rased (les enseignants ou psychologues spécialisés dans le suivi des difficultés). Les AVS qui aident les élèves en situation de handicap doivent être partagés entre plusieurs enfants… Tout cela alors que, dans son école maternelle, toutes les classes comptent plus de trente élèves! Toutes sauf une, vingt-neuf élèves seulement, parce que c'est une classe à triple niveau, rigole-t-elle avec l'enseignante de cette classe, venue manifester à ses côtés.
Dans ce groupe de professeures, chacune se dit «crevée». Ces professionnelles croient en leur métier, en sont fières mais s'avouent usées par les «réformes perpétuelles», «les changements de programmes trop réguliers» et l'absence de considération de trop de parents et de l'administration. Le suicide de Jean Willot à la suite d'un différend avec une mère d'élève et la réaction de l'Éducation nationale, qui a surtout essayé de faire en sorte que l'affaire fasse le moins de bruit possible, a laissé des traces. «C'est une profession qui ne va pas bien parce qu'exposée et peu protégée. Alors qu'on donne tout.»
Cette «base morale» au service d'un «idéal de service altruiste tourné vers les enfants» et «ce sentiment permanent de dévalorisation» se retrouvent dans toutes les enquêtes sur le premier degré, explique d'ailleurs le tout récent ouvrage d'André D. Robert et Françoise Carraud, Professeurs des écoles au XXIe siècle.
Manifestation des enseignant·es contre le projet de loi de Jean-Michel Blanquer, le 4 avril 2019 à Paris | François Guillot / AFP
Malgré tout, sous un encore froid soleil d'avril, la manifestation qui commence à Paris est joyeuse. «Un tiers des écoles de la capitale sont fermées aujourd'hui, c'est une mobilisation historique», se réjouit Jérôme Lambert, représentant du SNUipp encore couvert du fond de teint de son passage sur LCI le matin: «Je me suis levé à 5 heures, j'ai pensé que ça me donnerait l'air moins fatigué».
«Cela a été progressif car nous avons pris le temps de lire les textes et d'écouter le ministre, relate-t-il. Nous avons organisé des réunions pour discuter entre nous et aussi parler avec les parents. Je crois qu'un front du refus est en train de se créer contre Blanquer et qu'il nous a unis aussi en tentant de disqualifier nos critiques.»
Dans le cortège, les mots du ministre qui renvoyaient au rang de bobards les contestations venues du terrain passent très mal: «Il est pathétique. Nous les enseignants, on n'est pas dupes. On voit bien par exemple qu'il n'est jamais interviewé par des spécialistes de l'éducation! Et il se contredit… Sa gestion de la contestation montre qu'il n'est qu'un idéologue autoritaire».
Confiance autoritaire
Les professeur·es ont des revendications précises: une vraie formation continue (cet élément revient tout le temps dans leurs propos) et que les jeunes enseignant·es arrivent en stage dans des conditions beaucoup moins difficiles –on me parle de stagiaires débordé·es se partageant des classes à mi-temps en Seine-Saint-Denis. Pourtant ces formations (initiale et continue) semblent essentielles pour faire progresser l'école, d'après les recommandations de nombreuses recherches internationales que le ministre dit souvent vouloir suivre.
Au fond ce qui ne passe pas, c'est une vision très verticale de l'organisation de l'école et du travail des profs: le fameux vade-mecum, l'encadrement par des principaux de collège, les animations de formation formatées, les tests de CP imposés dont les enseignant·es qui n'ont pas voulu remonter les résultats seraient en faute professionnelle.
Selon Jérôme Lambert, «les parents sont surpris quand l'enseignant qu'ils aiment bien et qu'ils jugent efficace fait l'objet de sanctions. Et ils sont de notre côté quand nous leur confions nos doutes».
Manifestation des enseignant·es contre le projet de loi de Jean-Michel Blanquer, le 4 avril 2019 à Marseille | Boris Horvat / AFP
Le problème essentiel se situe dans la vision même du travail et de la place des enseignant·es et de leur direction. Daniel, enseignant Freinet dans le XIIIe arrondissement de Paris, me renvoie au texte qu'il a publié sur son blog:
«Un autoritarisme que je vois autour de moi, enseignant, marqué par le retour à des formes de discipline datant du début du XXe siècle: rangement strict deux par eux, aménagement de la classe en “autobus” [en rang, à l'ancienne, ndlr], paroles des élèves très encadrées, mise en avant des contenus d'apprentissage enseignés au forceps au détriment du “comment y parvenir” […] Un comportementalisme, nourri par toutes ces découvertes neuroscientifiques, qui nous amène à user de stratégies d'apprentissage cherchant une efficacité mesurable tout de suite, donc un leurre de réussite car la réussite ne se mesure pas qu'à base d'évaluations quantitatives.»
Pour lui, faire la grève c'est s'opposer à cette «sommation de suivre les décisions venues d'en haut» et cette vision des élèves qui devraient faire de même: obéir. Une démarche qui s'oppose à sa pédagogie et même aux raisons qui l'ont poussé à devenir enseignant. Des propos entendus en écho chez des militants syndicaux qui opposent le fonctionnement actuel en conseils pédagogiques (des enseignant·es) et conseil d'école (avec les parents) et qui représente pour eux ce que devrait être l'école de la confiance: démocratique et collégiale. Dès lors, quel serait l'intérêt du travail dans une école dirigée, y compris pédagogiquement, depuis la rue de Grenelle?
Au fond, l'organisation que propose Jean-Michel Blanquer pour l'école ne leur convient pas philosophiquement. En appliquant ses méthodes, en suivant cette nouvelle organisation et en réduisant leur liberté pédagogique, il se mettent en porte-à-faux avec leur idée de l'éducation, leur motivation intrinsèque. Avec ce pour quoi ils sont devenus enseignants –c'est-à-dire un métier mal payé et qui leur semble déconsidéré, mais dont le sens permet de trouver l'énergie de continuer. Devenir des ouvriers spécialisés de l'éducation ne semble ainsi pas envisageable, pas seulement pour soi mais par respect pour ce qu'apprendre veut dire.
«C'est l'accumulation»
Pourtant, et tout le monde le dit, le niveau reste bas, trop bas, l'école reproduit spectaculairement les inégalités sociales… N'est-il donc pas temps de changer? Les profs mobilisés me répondent qu'appauvrir l'éducation n'est pas une solution et qu'ils ont l'impression que c'est le projet même d'école publique, d'école pour tous qui est attaqué.
Une manière de voir les choses illustrée dans cette BD d'Emma (la dessinatrice qui a popularisé le concept de charge mentale), qui a voulu médiatiser le sujet à la suite d'une réunion d'informations dans son école:
Voilà, la crainte: une école publique vidée de son sens et désertée par les familles qui pourront l'éviter. Cette BD est affichée dans de nombreuses salles des profs en écoles et en collèges, me confie Laura, enseignante parisienne, non gréviste ce jour.
Ce retour de bâton pour le ministre pourra étonner, après la mise en place du CP à douze, apprécié des enseignant·es de l'éducation prioritaire. La mesure est constamment brandie comme une des plus importantes du quinquennat. Alors pourquoi multiplier gestes et déclarations qui les agacent et finissent par les mettre dans la rue? On revient à la question de la vision et de la conviction que le système se gère en donnant des directives très précises aux enseignant·es.
«C'est l'accumulation», analyse une autre syndicaliste (SNUipp) qui enseigne à Saint-Denis. Mis bout à bout, tous ces éléments semblent montrer une vision très inégalitaire de l'école. À force de chauffer les enseignants, ils sortent hors de la casserole et donc dans la rue. Un nouveau mouvement est déjà prévu après les vacances de printemps, début mai.
Jérôme Lambert en est convaincu, cette mobilisation va gagner les cœurs des familles. Les instits', même s'ils se sentent mal-aimés et peu considérés, sont encore des personnes avec qui le lien est fort, surtout en maternelle, et avec qui une confiance se noue. Ils voient parfois (souvent) les enfants plus que leurs parents dans une journée, ils les instruisent et les éduquent… et parce que nous leur devons tous et toutes beaucoup, nous les écoutons. Ils ont eu gain de cause pour la semaine de quatre jours (remise en place par Blanquer); ils l'auront peut-être contre sa nouvelle loi.