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Égypte: le régime tue, l'Occident coopère

Temps de lecture : 9 min

Pendant que le président Sissi emprisonne, condamne et torture l'opposition et la société civile, l'Occident continue de négocier des accords commerciaux et de vendre des armes à son régime.

Le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi au Caire, le 30 juin 2018. | Présidence égyptienne / AFP
Le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi au Caire, le 30 juin 2018. | Présidence égyptienne / AFP

Arrestations en série, restrictions des libertés, pendaisons pour qui fait dissension, la dérive dictatoriale en Égypte ne cesse de gagner de l'ampleur alors que les pays occidentaux continuent de fermer les yeux sur les abus commis par Abdel Fattah al-Sissi et de conclure des contrats juteux avec le nouveau raïs égyptien.

Parmi neuf Égyptiens exécutés le 20 février –une mesure décriée par plusieurs ONG– la vidéo du prisonnier Mahmoud al-Ahmadi a fait le tour de la toile: il s'adresse avec bravoure au juge, clamant son innocence et stigmatisant les pratiques menées par la structure juridico-policière –notamment celle de l'électrocution– utilisée pour contraindre les prisonniers à faire de faux aveux sous la torture.

«Si vous me donnez devant tous ces gens et ces caméras une barre électrique pour l'utiliser contre quelqu'un, je peux les faire avouer d'avoir tué [le président Anwar] el-Sadat», lance au microphone, non sans ironie, le jeune prisonnier tout de blanc vêtu, en allusion au président égyptien assassiné en 1981 et dont les auteurs de l'assassinat avaient déjà été identifiés il y a trente-huit ans. «Monsieur, nous avons subi des chocs électriques qui suffisent pour alimenter l'Égypte en courant pendant vingt ans», a-t-il ajouté à l'adresse du juge.

«Ces exécutions sont une démonstration flagrante de l'utilisation croissante par le gouvernement de la peine de mort.»

Amnesty International

Un cri qui ne fut manifestement pas entendu. Mahmoud al-Ahmadi et huit autres hommes seront finalement exécutés par pendaison, après avoir été condamnés pour l'assassinat présumé du Procureur général égyptien perpétré en 2015.

Les ONG de défense des droits humains n'ont pas tardé à réagir. «Exécuter des hommes condamnés dans des procès entachés d'allégations de torture n'est pas une justice, mais un témoignage de l'ampleur de l'injustice dans le pays», a dénoncé Amnesty International. «Ces exécutions sont une démonstration flagrante de l'utilisation croissante par le gouvernement de la peine de mort, portant à quinze le nombre total de condamnations à la peine capitale appliquées au cours des trois dernières semaines», a ajouté l'ONG. Le 8 février, trois Égyptiens avaient en effet été exécutés par pendaison dans la ville d'Alexandrie, accusés d'avoir tué en 2014 le fils d'un juge et d'avoir formé «un groupe terroriste». Des «aveux obtenus sous la torture», selon Human Rights Watch (HRW).

Lutter contre le terrorisme, l'argument vendeur

Dans l'Égypte du maréchal Abdel Fattah al-Sissi, arrivé au pouvoir en 2013 (et élu une première fois président en 2014) après un coup d'État fomenté par l'armée contre le premier président démocratiquement élu dans le pays après la révolution de 2011, la chasse aux terroristes semble être l'outil le plus efficace pour museler toute forme d'opposition sur le terrain mais aussi le meilleur argument pour vendre à l'Occident l'image d'un régime assurant stabilité et lutte anti-terroriste.

Depuis 2013, Sissi mène une implacable répression, arrêtant des milliers de contestataires politiques, notamment des activistes proches ou lié·es à la confrérie musulmane, un groupe fondé en Égypte en 1928 et prônant un retour aux valeurs de l'islam, loin toutefois du salafisme ou du djihadisme. Profitant d'une ère marquée par la montée de l'organisation État islamique (EI) dans le monde arabe, dont une antenne est implantée dans le désert de Sinaï, la junte militaire en Égypte multiplie verdicts et sentences à l'encontre de toute forme d'opposition.

En septembre, près de 740 personnes ont été jugées le même jour dans l'un des plus grands procès de masse depuis la révolte de 2011. Accusées pour la plupart d'avoir tué des policiers ou d'avoir vandalisé des biens publics en août 2013, soixante-quinze d'entre elles, dont des hauts dirigeants des Frères musulmans, ont été condamnées à mort. Pourtant, les autorités chargées du coup d'État avaient elles aussi eu massivement recours à la violence et à une répression dans le sang des manifestations ayant eu lieu après l'éviction à l'été 2013 de Mohamed Morsi, lui-même issu de la confrérie musulmane. Le 14 août 2013, policiers et soldats avaient même tué par balles plus de 700 personnes qui manifestaient en faveur de Morsi dans les rues du Caire, une des journées les plus sombres et meurtrières de l'histoire contemporaine d'Égypte qui s'est déroulée dans le silence et l'indifférence de nombreux pays occidentaux.

Des prisonniers s'embrassant dans la cage en verre insonorisée pendant le procès de masse des 700 protestataires pro-Morsi qui ont manifesté en 2013, au Caire le septembre 8 2018. | Mohamed el-Shared / AFP

Cette répression au nom de la lutte contre le terrorisme ou de l'obscurantisme islamique se poursuit depuis dans l'impunité la plus totale. Pas plus loin que le 26 mars, la Cour de cassation égyptienne a inscrit 145 personnes supplémentaires sur la célèbre liste de «terroristes». Parmi les personnes ciblées par le pouvoir, certaines sont portées disparues. C'est le cas notamment de Mostafa al-Nagar, un ancien parlementaire condamné à trois ans de prison et dont la famille est sans nouvelles depuis septembre 2018. En décembre 2017, l'ex-député, fondateur du parti Al-Adl (justice, en arabe) et qui avait siégé au parlement de 2012 à 2013, avait été condamné pour «insulte à l'institution judiciaire» mais il était resté en liberté.

Human Rights Watch a récemment réclamé aux autorités égyptiennes de révéler l'endroit où se trouve M. Nagar, fustigeant les démentis récurrents du pouvoir, qui nie le détenir et qualifient l'affaire de «rumeurs de disparition forcée».

Cibles intellectuelles et laïques

Preuve d'une réelle dérive dictatoriale, voire d'une paranoïa généralisée, la répression ne concerne pas uniquement les membres ou proches des Frères musulmans mais aussi toutes les personnes qui osent exprimer ou afficher la moindre critique ou forme de divergence avec le pouvoir en place, y compris au sein de l'establishment. En avril 2018, l'ex-président de l'Autorité égyptienne pour la lutte contre la corruption, Hicham Geneina, en a payé les frais. Il a été condamné à cinq ans de prison pour «diffusion d'informations visant à nuire à l'armée» après avoir été démis de ses fonctions en 2016 pour avoir chiffré à 60 milliards d'euros le coût de la corruption publique entre 2012 et 2015.

Les personnalités du milieu intellectuel et les journalistes ne sont pas à l'abri de cette vague de répression. Le militant de gauche Alaa Abdel Fattah vit désormais en liberté surveillée pour une durée de cinq ans parce qu'il avait manifesté illégalement fin 2013 contre une série de procès militaires appliqués aux civils, après l'arrivée au pouvoir de Abdel Fattah al-Sissi.

Alaa Abdel Fattah depuis sa prison pendant le procès qui l'a condamné à mort, au Caire, le 23 mai 2015. | Haled Desouki / AFP

Quant au célèbre écrivain égyptien Alaa El Aswany, auteur de L'immeuble Yacoubian, il est poursuivi en justice pour «insultes envers le président, les forces armées et les institutions judiciaires égyptiens», a annoncé le 19 mars son éditeur français Actes Sud. Membre fondateur du mouvement d'opposition Kifaya (Ça suffit) fondé en 2005, il avait pris part en 2011 à la révolution contre l'ancien dictateur Hosni Moubarak. Le célèbre photojournaliste Shawkan, arrêté en août 2013 au Caire, a lui été libéré début mars au terme de cinq ans de prison. Selon Reporters sans frontières, au moins trente autres journalistes sont toujours emprisonnés en Égypte.

Le cas révélateur et emblématique de Mohamed Ramadan

Mais c'est surtout l'arrestation en décembre de l'avocat Mohamed Ramadan à Alexandrie qui a révélé l'ampleur de la paranoïa des autorités. Son crime? Avoir posté sur Facebook une image de lui arborant un gilet jaune, symbole du mouvement de contestation sociale en France.

Les personnalités du milieu intellectuel et les partis libéraux n'en sont pas épargnés. En février, le parti Al-Dostour, une formation politique libérale et laïque de gauche fondée en 2012 par Mohamed El Baradei, prix Nobel de la paix et ex-directeur général de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA), a dénoncé une «campagne d'arrestations» visant ses membres, après avoir annoncé son rejet d'une réforme constitutionnelle étendant les pouvoirs du président al-Sissi.

Le nouveau raïs cherche en effet à réformer la Constitution de 2014 –qui fixe à deux la limite du nombre de mandats que peut exercer un président– afin de pouvoir briguer un troisième mandat en 2022. Un texte en ce sens a déjà été soumis au Parlement, dominé par les pro-Morsi, pour procéder à un amendement constitutionnel. Sissi avait été réélu en mars 2018 avec plus de 97% des voix.

Dans cette atmosphère de terreur, certaines formations politiques, même des plus vielles et progressistes, ont fait le choix du pragmatisme. Le parti Wafd, doyen des partis égyptiens et qui a longtemps représenté une ligne politique libérale, modérée et laïque, s'est ainsi rangé derrière al-Sissi et a soutenu sa réélection en 2018.

Les médias étrangers dans le collimateur

Fidèle aux pratiques menées par tous les autocrates contemporains ou ceux qui l'ont précédé, le président égyptien a décidé de s'attaquer de front aux journalistes, aux médias étrangers et à la blogosphère locale pour enrayer le relais d'informations ou d'abus qui seraient compromettants à l'international.

Les autorités égyptiennes ont ainsi appelé en mars à boycotter la BBC après la publication d'un article jugé «politisé et trompeur», sur une «campagne» anti-Sissi lancée par des contestatires sur les réseaux sociaux. La BBC avait déjà été dans le collimateur du pouvoir égyptien l'an dernier après la publication d'un reportage jugé mensonger sur la répression en Égypte, notamment concernant les disparitions forcées. Un mois plus tôt, c'était au New York Times de se retrouver dans le viseur du Caire. Un de ses journalistes les plus connus, David Kirkpatrick a été «détenu au secret plusieurs heures avant d'être forcé à prendre un vol de retour à destination de Londres», avait indiqué le journal, déplorant l'absence de toute explication ou justification officielle à cette décision.

En parallèle, des dizaines de personnes qui prennent la défense des droits humains en Égypte ont été la cible d'une «vague de cyberattaques» depuis début 2019, les mettant en «danger grave» face à la répression de l'État, a dénoncé début mars Amnesty International. Plus de 500 sites internet sont bloqués en Égypte, selon les ONG qui accusent le pays de cibler particulièrement la toile, dernier espace d'expression libre.

En août 2018, le président Sissi avait promulgué une loi controversée de Lutte contre la cybercriminalité permettant de bloquer tout site dont le contenu constitue notamment «une menace pour la sécurité nationale». En septembre 2018, le chef de l'État avait également promulgué une loi portant sur la réglementation de la presse et des médias, permettant de suspendre ou bloquer ces sites ou comptes, notamment pour «diffusion de fausses nouvelles». Cette incrimination a été régulièrement utilisée ces dernières années pour condamner ou emprisonner des militants, des journalistes ou des satiristes.

L'Égypte occupe désormais la 161e place sur 179, dans le dernier classement sur la liberté de la presse de Reporters sans frontières (RSF).

Hypocrisie de l'Occident

Mettant en avant la nécessité de faire régner la stabilité dans les pays arabes, secoués par des soulèvements et des guerres après les printemps arabes de 2010-2011, le président égyptien n'a pas hésité à critiquer les récents mouvements de contestation en Algérie et au Soudan.

Et si la révolution de 2011 en Égypte est encore officiellement célébrée chaque année, son image est fortement dégradée par les autorités et les médias proches du régime, qui estiment qu'elle a engendré insécurité et instabilité. Un leitmotiv que Fattah al-Sissi ne se lasse pas de répéter à tous ses homologues, notamment les Occidentaux qui semblent acquiescer ce discours sans équivoque, souvent au profit d'intérêts financiers ou économiques.

C'est le cas notamment de la France qui a vendu depuis 2015 vingt-quatre avions de combat Rafale à l'Égypte, devenue le troisième client de vente d'armements pour l'Hexagone, avec des contrats ayant totalisé 6 milliards d'euros en trois ans. Durant sa visite au Caire en début d'année, le président Emmanuel Macron a d'ailleurs évité les sujets fâcheux, se contentant d'évoquer à demi-mots l'importance du tandem stabilité-liberté, mais se focalisant davantage sur les questions de coopération et de dialogue interreligieux. Sa visite avait été couronnée par la signature d'une trentaine d'accords et de contrats commerciaux pour près d'un milliard d'euros, dont la construction de 5,6 km de tunnel pour le métro du Caire.

De son côté, le Fonds monétaire international (FMI) multiplie ses satisfécits à l'égard du programme économique de Sissi, et a récemment annoncé qu'une dernière tranche d'un prêt de 12 milliards de dollars serait débloquée progressivement à partir de novembre 2016.

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