À en croire certaines et certains, si nous ne changeons pas en profondeur nos modes de vie, nous courons un danger mortel. C’est possible, c’est probable, c’est même une quasi-certitude. Il y aura toujours quelques indécrottables optimistes qui continueront à minimiser les risques encourus, d’autres prétendront que ces prédictions ne sont que fariboles; il n’empêche: les indicateurs sont bel et bien au rouge et, selon toute vraisemblance, ils tourneront tôt ou tard à l’écarlate.
Et pourtant, nous continuons à vivre comme si de rien n’était.
Certes –moi le premier– nous essayons en surface de changer nos habitudes. Nous mangeons moins ou plus du tout de viande, nous prenons garde à ne pas gaspiller trop, nous nous efforçons de bannir le plastique de nos vies, nous réduisons dans la mesure du possible nos déplacements, nous multiplions des petits gestes censés –à défaut d’améliorer– ne pas aggraver la fragile santé de la planète. Ces gestes ne nous coûtent rien ou presque; d’ailleurs c’est bien pourquoi nous les accomplissons.
Pour nous donner bonne conscience. Pour être dans l’air du temps. Pour ne pas se voir accuser d’être un pollueur-né. Pour briller en société. Pour tenter de répondre à l’urgence climatique. Pour nos enfants et les générations à venir. Et en même temps, nous savons parfaitement que ces gestes-là, aussi nécessaires que dérisoires, sont juste de l’ordre du symbole, du cosmétique, du paraître: nous nous plions à cette injonction de mieux respecter la planète tant qu'elle n’empiète pas sur nos libertés fondamentales. Et nous permettent de continuer à vivre, non pas tout à fait comme avant, mais de telle manière que nos attitudes et nos comportements répondent encore et toujours à notre demande inextinguible de plaisirs et de désirs.
Nous sommes ainsi faits. Nous vivons dans l’instant présent. Nos esprits n’ont pas été programmés pour imaginer le futur d’une vie d'où nous serons absents. Dire que d’ici la fin du siècle, le niveau des océans sera tel que nos côtes disparaîtront n’a pas plus d’intérêt que d’affirmer que le soleil s‘éteindra dans quatre milliards d’années. La belle affaire! Nous serons alors tous mortes ou morts et les seules promenades qui nous resteront seront celles où le néant et l’éternité chemineront à nos côtés.
Demander à l’homme de penser une époque où il ne participera plus au mouvement de la vie aboutira toujours à une fin de non-recevoir. À aucun prix nous n’accepterons de sacrifier drastiquement nos modes de vie pour que les générations à venir en profitent. Nous ne sommes pas altruistes par procuration et seules nos vies présentes, nos vies d’ici et de maintenant, nous intéressent.
On aura beau multiplier les avertissements, froncer des sourcils, souligner nos comportements criminels, aligner les prévisions les plus catastrophiques, rien ne parviendra à nous ébranler dans cette certitude existentielle. Nous avons soif de vivre nos vies, et comme nous sommes aussi le résultat de notre époque –cette lente accumulation de siècles qui a permis à l’Occident d’être ce qu’il est, un monstre de jouissance jamais rassasié– nous voulons profiter à l’infini de toutes ses richesses.
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À quand une bonne catastrophe naturelle?
Rien ne nous fera changer hormis une catastrophe naturelle d’ampleur tellurique qui viendrait nous frapper de plein fouet, au cœur même de nos vies. Si jamais on nous avertissait que d’ici la fin du mois ou de l’année, si nous n’abandonnons pas nos modes de vies, nous courons un danger mortel, un danger absolu, un danger infaillible, dans la minute, nous prendrions les dispositions pour remédier à cette fatalité. Nous n’hésiterions pas un instant. Nous renoncerions à prendre l’avion, nous nous débarrasserions de tout ce superflu qui nous entoure, nous sacrifierions nos habitudes les plus chères, nous abandonnerions ces pratiques qui contribuent à rendre la vie sur cette planète de plus en plus incertaine.
Nous ne rechignerions devant aucun effort.
Tant que l’écologie et la raréfication de la vie terrestre demeurera une simple possibilité, une inéluctabilité dont nous ne pouvons dire avec exactitude quand et comment elle interviendra, il y a fort à parier que l’humain continuera à vivre comme aujourd’hui. Il ne changera pas, non pas parce qu’il ne veut pas, mais parce qu’il ne peut pas. Sa temporalité demeure celle de son présent, de son quotidien, de toutes ces années qu’il lui reste à vivre.
Après moi le déluge!
Même le sort de ses enfants pourtant directement concernés ne lui permettra pas de sortir de sa zone de confort; pis, dans bien des cas, il reportera sur eux le poids des efforts à fournir. L’homme est ainsi fait: il naît, vit, meurt et tout ce qui lui survit ne l’affecte guère. Certes, il dira se soucier du sort de ses descendantes et descendants, mais cette préoccupation sera sans effet sur son comportement ou alors seulement à la marge. Autremement dit, entre un voyage à Bali et l'avenir supposé de sa progéniture, tant que ce dernier ne revêtira aucune certitude communément admise, laquelle se teinterait des couleurs noires de l'apocalypse, il choisira souvent l'escapade exotique.
On peut, on doit le regretter mais on ne peut guère le lui reprocher. Sa conscience ne se soucie du bien public que dans la mesure où ce dernier lui sera profitable –d’une manière ou d’une autre. Sa générosité d’âme s’arrête là où commence la fin de sa liberté individuelle et son sens du sacrifice s’exprime seulement dans une proximité d’intérêts. C’est à coup sûr désespérant mais c’est ainsi. L’homme moderne, dans sa configuration occidentale, est autocentré; son horizon se borne au temps de son existence et, au meilleur des cas, à celle de ses descendants directs.
S’il doit changer, ce sera à la suite d’une catastrophe de grande ampleur.
De là à souhaiter qu’elle se produise…