Le 27 janvier dernier, un dimanche par ailleurs banal, le rédacteur web de 32 ans d'une station de radio texane allait tomber sur une information à ses yeux intéressante. Une dizaine de minutes plus tard, il avait rédigé et publié l'article qui, à ce jour, aura été le plus partagé sur Facebook en 2019.
L'histoire n'a rien à voir avec Donald Trump, des célébrités, des adolescents en casquettes MAGA ou des candidats aux primaires démocrates. Non, il s'agit d'un homme recherché par la police. L'article fait 119 mots et le type qui l'a écrit n'a jamais voulu qu'il atteigne une audience nationale, sans même parler des plus de 800.000 partages Facebook en six semaines. Soit quasiment deux fois plus que tout autre contenu diffusé en langue anglaise cette année.
La raison pour laquelle cet entrefilet est devenu méga-viral demeure un mystère, même si son titre aussi alarmiste que géographiquement ambigu –«Un prédateur d'enfants, suspect de trafic d'êtres humains, pourrait être près de chez vous»– a sans doute beaucoup joué. À une époque où des fortunes peuvent se faire et se défaire sur Facebook, l'incroyable succès de cette histoire ressemble à première vue à un étrange hasard, un capotage du système. Mais il peut aussi montrer que malgré tous les efforts déployés par Facebook ces dernières années pour améliorer son flux d'actualités, le réseau social demeure une source d'information aussi opaque que capricieuse.
Un succès «un peu effrayant»
Depuis le début de sa vie professionnelle, Aaron Savage travaille pour le même groupe de radio installé à Temple, au Texas. Savage a débuté sa carrière en 2005 sur KTEM NewsRadio 14, il était alors opérateur prise de son pour les matchs des Astros de Houston. Petit à petit, il a pris du galon jusqu'à s'occuper de la rédaction numérique des cinq stations de la région Killeen/Temple appartenant à Townsquare Media, une chaîne nationale. Son job consiste notamment à écrire et publier plusieurs articles par jour sur les sites web des stations et leurs pages sur les réseaux sociaux, qu'il gère tout seul la plupart du temps.
Le 27 janvier, Savage remarque un fait divers sur le site de KWTX News 10, une chaîne de télévision locale dont KTEM NewsRadio est partenaire. L'article –«Les Texas Rangers sont à la recherche d'un suspect de trafic d'êtres humains»– lui saute aux yeux comme «devant être relayé à tout prix», m'a-t-il expliqué lors d'un entretien téléphonique. La dépêche donne le nom et la description physique d'un dénommé Issac-John Bernard Collins, recherché pour enlèvement aggravé, trafic d'êtres humains et violences sexuelles commises sur jeune enfant. Son cas n'avait pas encore été médiatisé, mais les accusations étaient sérieuses et les autorités avaient toutes les raisons de croire qu'il se terrait dans la région de la ville de Waco.
Savage effectue alors une rapide réécriture, dans laquelle il cite et mentionne en lien la source originale, choisit un titre reflétant le bon degré d'urgence et publie son article sur les sites des radios dont il a la responsabilité. Une heure et demie plus tard, il poste un lien sur la page Facebook de l'une de ces stations, US 105 FM New Country, basée à Temple.
Et là, dit-il, «ça a décollé». Savage, qui surveille ses données de trafic via CrowdTangle, l'outil appartenant à Facebook, explique que les audiences de l'article «ont explosé» du jour au lendemain, tant et si bien qu'il devient vite le contenu le plus partagé d'US 105 FM. C'est moi qui ai appris au journaliste qu'il était même à ce jour le contenu le plus partagé sur Facebook en 2019, selon un rapport de NewsWhip.
Entre autres contenus des plus viraux, l'article devance le post de TMZ sur la mort de Luke Perry, celui de CNBC sur la fin du shutdown du gouvernement américain et un article du Daily Mirror sur le «Momo challenge», parfait pour affoler les réseaux sociaux. Ke'Sha Lopez, présentatrice du week-end sur KWTX 10 et source originale de l'article de Savage, n'est nulle part dans cette liste.
Comment est-ce arrivé? Ni un analyste de NewsWhip, ni un porte-parole de Facebook et de CrowdTangle n'ont réussi à totalement l'expliquer. De son propre aveu, Savage trouve ce succès «un peu effrayant». Mais tous ont des hypothèses intéressantes.
La famille, les amis et le local d'abord
Parmi les principales critiques de Facebook en tant que source d'information, on a souvent argué que son algorithme avait tendance à favoriser les titres provocateurs, que les contenus soient fiables ou non. Ce qui explique notamment pourquoi de la propagande fallacieuse et même des histoires bidonnées de A à Z ont pullulé sur la plateforme à l'approche des élections en 2016, tandis que les médias traditionnels faisaient grise mine. C'est aussi la raison pour laquelle des publications et des groupes médiatiques –ViralNova, Elite Daily, Distractify, The Independent Journal Review– ont vu le jour ces dernières années pour se faire un max de blé avec l'algorithme de Facebook.
Un algorithme, en réaction, que Facebook a maintes fois corrigé afin de promouvoir les «contenus de haute qualité», décourager le «putaclic» et le «putalike», fact-checker les arnaques et sanctionner les pages colportant de fausses informations. En 2018, Facebook annonçait un ensemble de modifications fondamentales visant à hiérarchiser les actualités issues de sources «locales» et «de confiance», mais aussi mieux dynamiser les contenus partagés par les amis et la famille par rapport à ceux des pages professionnelles. De la sorte, dans le flux d'actualités, la quantité de publications était censée diminuer, avec des contenus à la fois plus fiables et générateurs d'«interactions significatives».
L'article de Savage semble avoir coché presque toutes les cases des contenus que le réseau social tente aujourd'hui de mettre en avant
En pratique, les leviers actionnés par les ingénieurs de Facebook sont des outils bien plus grossiers qu'on pourrait le croire. Par exemple, le mécanisme choisi par Facebook pour déterminer les «sources de confiance» relève en réalité d'un questionnaire à deux entrées. Il suppose que les informations vous sont «locales» si elles sont partagées par une publication dont l'audience se concentre dans votre région, que les sujets soient ou non effectivement locaux. Et il définit les «interactions significatives» en se fondant principalement sur le nombre de commentaires générés par un post. Dans l'étude de NewsWhip, on voit que les médias recevant le plus grand nombre de commentaires se situent en tendance du côté tabloïdesque du spectre. Il s'agit de LifeZette, du Sun, du New York Post ou encore de notre vieux copain LADbible.com.
Selon les données de CrowdTangle fournies par Facebook, l'article de Savage sur le présumé pédocriminel aurait accumulé plus de 50.000 partages rien que pour le premier post d'US 105 FM, alors que la page Facebook de la station ne compte grosso modo que 7.000 abonnés. En quelques jours, l'article a été relayé sur des pages beaucoup plus fréquentées, comme la police de Longview, Donald Trump Republic 2016 et Good Times With Trump 2016-2024. Et en février, il a su profiter de sous-réseaux encore plus variés, à l'instar de la page de la chanteuse R & B Sarahi Allende et d'un groupe appelé Truckers Wall of Shame.
À chaque fois, non seulement l'article a recueilli des «partages» traditionnels, avec des gens le republiant auprès de leurs amis et famille, mais aussi un grand nombre de commentaires où les utilisateurs et les utilisatrices taguaient des personnes de leur connaissance, sans doute pour les alerter du danger. Un pattern qui contribue à expliquer pourquoi les faits divers et assimilés, y compris les alertes AMBER [alertes enlèvement, ndlr], figurent dans le top 10 des contenus les plus partagés selon NewsWhip1.
Bien que Facebook ne soit pas en mesure de déterminer précisément quels aspects de son algorithme ont fait la viralité de cette histoire, l'article de Savage semble avoir coché presque toutes les cases des contenus que le réseau social tente aujourd'hui de mettre en avant. De un, il a été partagé par un média local, ce qui a augmenté la probabilité que les habitants de la région de Waco le voient apparaître en haut de leur flux d'actualité. De deux, il a généré un grand nombre de commentaires, ce que Facebook considère comme des «interactions significatives». Enfin, son partage a été largement le fait d'utilisateurs individuels de Facebook et pas d'éditeurs professionnels, ce qui cadre avec la volonté de l'entreprise de faire désormais passer les «amis et la famille d'abord».
Une forme de désinformation virale
Mais le titre de l'article a sans doute été son atout de choc. En lisant le texte, on comprend qu'il concerne Waco et le centre du Texas, sauf que son titre mentionnait simplement un prédateur qui se trouvait «près de chez vous». Quiconque lisait le titre sans lire l'article pouvait donc légitimement penser que le suspect rôdait près de chez elle ou de chez lui, que le Texas ait été ou non la porte à côté. Quand j'ai mentionné l'hypothèse à Savage, il a acquiescé et m'a dit qu'il était en général plus prudent pour localiser ses articles, que ce soit dans le titre ou le texte.
L'hypothèse m'a été confirmée quand j'ai appelé le numéro répertorié dans l'article, que gère le département de la sécurité publique de l'État du Texas. L'opérateur, qui n'a pas voulu me donner son nom, m'a d'abord dit qu'il ne pouvait communiquer aucune information sur un dossier précis. Mais quand j'ai mentionné certains détails, ça a vite fait tilt et il m'a demandé «c'est le gars de l'article sur Facebook?». Sur ce gars-là, il pouvait me communiquer des informations. «Il a été arrêté il y a plus d'un mois, quelques jours après la publication de cet article», m'a dit l'opérateur2.
Ce n'est pas l'article qui a permis l'arrestation, a-t-il précisé. Mais énormément de gens ont quand même appelé le numéro. Le standard s'est «mis à clignoter comme un arbre de Noël», m'a-t-il raconté. «J'ai reçu trois appels par jours pendant trois semaines des quatre coins du pays.» Qu'importe que Collins ait été visiblement mis hors d'état de nuire alors que l'article continuait à circuler, ce qui en a donc fait un contenu trompeur. En d'autres termes, l'histoire est devenue, certes involontairement, une forme de désinformation virale, soit exactement le type de contenu que Facebook essaie de juguler.
«C'est le monde de Mark Zuckerberg, je suppose, et on vit tous dedans»
Si aucune de mes sources ne l'a laissé entendre, la viralité de cette histoire pourrait aussi s'expliquer par un facteur un peu plus sinistre. En plus de son titre aussi flou qu'effrayant, l'article affichait la photo d'un suspect manifestement non-blanc, à une période où la xénophobie de Donald Trump et son envie de construire un mur anti-migrants embouteillaient les médias. Parmi les centaines de milliers de personnes à avoir partagé l'article, certaines craignaient sans doute sincèrement pour leur sécurité et celle de leurs enfants. Mais il est également probable que de nombreuses personnes, notamment dans les très populaires pages pro-Trump, l'aient relayé parce qu'il semblait aller dans le sens d'un discours politique raciste.
Si l'on prend au sérieux toutes les déclarations publiques de Facebook, il faudrait donc s'attendre à voir nos flux d'actualités dominés par nos amis, notre famille et diverses communautés partageant des contenus originaux, de haute qualité et pourvoyeurs d'interactions significatives. En pratique, les modifications de l'algorithme servent bien moins à faire progresser d'ambitieux objectifs sociaux qu'à décourager les petits malins qui cherchent à profiter du système. L'étrange saga de l'avis de recherche de Collins nous rappelle combien les interactions entre les membres de Facebook et son algorithme demeurent obscures et complexes, et produisent bien souvent des résultats qui ne relèvent en aucun cas d'une manière saine de s'informer.
Et malgré tout le tohu-bohu sur la sortie de Facebook du monde de l'info en 2018, le rapport de NewsWhip révèle que les niveaux d'engagement des contenus web sur Facebook sont revenus à leurs chiffres de 2017. Ce qui veut dire, en d'autres termes, que les caprices de l'algorithme de Facebook ont plus que jamais leur importance pour déterminer ce que les gens lisent et quelles sources d'information ont ou non du succès.
Quand j'ai demandé à Savage quelle leçon il tirait de sa brève rencontre avec la viralité, il a réfléchi un instant puis a répondu: «C'est le monde de Mark Zuckerberg, je suppose, et on vit tous dedans».
1 – NewsWhip a publié un classement distinct des articles au plus haut taux d'«engagement», une mesure prenant en compte, en plus des partages, d'autres interactions comme les likes et les commentaires. Sur cette liste, le post d'US 105 FM arrive 15e, la première place étant occupée par l'article de TMZ sur la mort de Luke Perry. Vous pouvez télécharger le rapport complet de NewsWhip ici. Retourner à l'article
2 – Le service presse du département de la sécurité publique du Texas n'a pas répondu à mes nombreux appels et courriels demandant davantage d'informations sur cette affaire. Retourner à l'article