Société / Monde

En cas de Brexit, 7.000 Britanniques de Dordogne pourraient demander leur carte de séjour

Temps de lecture : 7 min

Dans le Périgord, l'issue incertaine des négociations avec le Royaume-Uni a fini par ennuyer les expatriés, qui hésiteraient presque à s’inquiéter.

À Eymet (Dordogne), «commune la plus British de France», le Brexit prête à soupirer: «Wait and see...» comme disent les Anglais. | Arnaud Bertrand
À Eymet (Dordogne), «commune la plus British de France», le Brexit prête à soupirer: «Wait and see...» comme disent les Anglais. | Arnaud Bertrand

«Brexit out!» Roy, la soixantaine avenante, tient un stand de confitures maison sur le marché d’Eymet dans le Périgord Pourpre. Sans perdre une once de courtoisie, le commerçant britannique avoue sa lassitude d’évoquer encore et toujours l’actualité d'outre-Manche. «Tous les jours, j’en entends parler… Avez-vous vu Theresa May hier? L’avez-vous entendue? Qu’en pensez-vous? Etc. On en a assez…»

Depuis le «Yes» frondeur du 23 juin 2016, la bourgade est devenue le centre de toutes les attentions et les médias l’ont élevée au rang de «commune la plus British de France», en raison des 10% de Britanniques qui y habitent –sur une population estimée à 2.600 âmes. Tim Richardson, conseiller municipal britannique d’Eymet, s’en amuse avec flegme: «Je suis content que le village attire du monde et que les médias s’y intéressent, mais j’aimerais qu’on en parle pour de meilleures raisons.»

Mercredi dernier, Theresa May, la Première ministre britannique plus que jamais menacée politiquement, a demandé un report du Brexit, acceptée sous conditions par l’Union européenne. De quoi prolonger un peu plus l’incertitude des Britanniques du royaume et au-delà. «Wait and see…», soupire Roy qui, comme l'ensemble de ses compatriotes interrogés, se demande encore à quelle marmelade il va être mangé, presque trois ans après le référendum.

Bienvenue dans le «Dordogneshire»

Environ 40.000 expatriées et expatriés britanniques résident en Nouvelle-Aquitaine, dont près de 10.000 dans le seul département de la Dordogne, que les médias anglo-saxons ont tôt fait de rebaptiser «Dordogneshire», le «comté de Dordogne». Les Britanniques y ont élu résidence au cours des années 1970, investissant dans la pierre quand celle-ci était en état de ruines délaissées par la population locale après la Seconde Guerre mondiale. Des sexagénaires, majoritairement, venus couler une retraite paisible loin du tumulte social qui avait cours dans les années 1990 en Angleterre.

«Je vais demander un titre de séjour. En cas de “No Deal”, j’ai peur que lors d’un de mes voyages, on ne me laisse plus entrer.»

Red Dawn, 56 ans, reflexologue

Une communauté bientôt rejointe au tournant des années 2000 par de plus en plus familles attirées par une qualité de vie, un système de santé «sans comparaison» et des contrées qui rappelleraient la chérie «Merry England». «Le climat en plus», glisse Red Dawn. Attablée à la terrasse du Café de Paris, cette ancienne photographe devenue réflexologue vit depuis douze ans en Dordogne. À 56 ans, elle est bien «décidée à rester en France». «Je vais demander un titre de séjour. En cas de “No Deal”, j’ai peur que lors d’un de mes voyages, on ne me laisse plus entrer. Ce Brexit est un cauchemar pour les Britanniques d’Europe. Une horreur.»

Le marché d'Eymet, 26 mars 2019. | Arnaud Bertrand

Roger Haigh, directeur de la Chambre de commerce et d’industrie franco-britannique (CCI) en Dordogne, estime qu’en cas de sortie sans accord, 7.000 Britanniques pourraient avoir besoin d'une carte de séjour, alors que la préfecture périgourdine n’en délivre que 2.000 par an, toutes nationalités confondues.

Quant à la demande de double nationalité, pour le directeur, elle n'est pas une solution d’urgence: son obtention prend souvent plus de 18 mois et exige un niveau de français très élevé. En 2018, selon les chiffres de la Direction générale des étrangers de France, sur quarante demandes de nationalité effectuées par des résidents britanniques de Dordogne, seules dix-huit ont été accordées.

Les Britanniques de Dordogne pourraient être 7.000 à demander un titre de séjour en cas de Brexit, selon Roger Haigh, directeur de la Chambre de commerce et d'industrie franco-britannique de Dordogne. | Arnaud Bertrand

«On ne peut se passer des Britanniques»

Dans la foulée de la demande de report, les services de la préfecture de Dordogne ont envoyé un communiqué intitulé «L’incidence du Brexit sur les titres de séjour des Britanniques». On y retrouve plusieurs cas de figure selon les différents scénarios envisagés. En cas de «No Deal» notamment, «il est établi le principe d'une période transitoire, d'un an, a priori […] Durant cette période, leurs droits en matière de séjour, d’activité professionnelle ainsi que l’intégralité de leurs droits sociaux, seront maintenus.»

Pour le directeur de la Chambre de commerce franco-britannique, comme pour les commerçantes et commerçants croisés, la principale crainte est économique. Avec 61.234 nuitées en 2018, les Britanniques représentent la première clientèle touristique étrangère en Dordogne, soit deux fois plus que les touristes venus d'Espagne, deuxièmes au classement.

En 2018, 72% du trafic passager de l’aéroport de Bergerac concernaient des liaisons avec le Royaume-Uni. «C’est une population qui vit et dépense son argent ici. Quand ils rénovent leur maison, ils achètent le matériel ici. Économiquement, la Dordogne ne peut pas se passer des Britanniques. Et la réciproque est vraie. En Angleterre, pour la production de fruits rouges, par exemple, on dépend des saisonniers européens.» Autre indice du poids économique qu’ont les Britanniques dans le département, selon la CCI de Dordogne, 644 établissements actifs inscrits au Registre du commerce et des sociétés ont à leur tête un gérant britannique.

À Brantôme, «pale ale» et frustrations

Quelque cent kilomètres au nord d’Eymet, l’ambiance est tout aussi anglophile à Brantôme, où un charmant accent d’outre-Manche fleurit de terrasses de cafés en stands de commerçants. Sous un soleil de cuivre, les locaux profitent avec enthousiasme de la réouverture du Bar du Marché, signe que la saison est ouverte. Il faut creuser pour faire émerger, derrière des sourires, la lassitude perçue à Eymet. Catherine, arrivée en France il y a cinq ans motivée par l'amour, avoue avoir pleuré en apprenant le résultat du référendum avant de s'être ressaisie: elle et son compagnon envisagent sérieusement, désormais, de précipiter leur mariage. Tandis que son marchand de fruits et légumes glisse que les Britanniques représentent presque 50% de sa clientèle.

«Personne ne sait ce qui va arriver, pas même Mme May. Le sentiment qui domine ici, c’est la frustration: les Anglais ne savent pas quoi penser.»

John, 75 ans, originaire du pays de Galles

Jean-Luc Nicolas donne rendez-vous au Bar du Marché. Véritable figure locale, ce passionné d’histoire régionale a créé en 2014 le festival So British à Brantôme. Chaque année depuis, dans cette commune enlacée par une boucle de la Dronne et que Raymond Poincaré rebaptisa «la Venise du Périgord», au pied des majestueuses façades calcaires de l’abbaye bénédictine, on sert des fish and chips et autres pale ales, sous les couleurs de l’Union Jack et au son des cornemuses. «Le Périgord a toujours été une zone de frictions entre British et Français», détaille Jean-Luc Nicolas. «Au début des années 2000, les British sont revenus et ils ont donné un second souffle à la région. Pendant la saison haute, tu passes sur la place du marché, ça parle British à toutes les terrasses.»

John Beynon et Jean-Luc Nicolas, à Brantôme, le 26 mars 2019. | Arnaud Bertrand

Il est venu accompagné de John, vaillant gaillard de 75 ans, œil malin et sourire espiègle, arrivé du pays de Galles en 1977. «Je vous présente Obélix le Gallois», rit-il tandis que l’amateur de rugby, ancien directeur d’assurances, tend une poignée de main chaleureuse. Interrogé sur le Brexit, ce dernier estime être assez épargné et appuie son propos en dégainant fièrement sa carte de séjour. «Elle expire au 17 avril 2022. Après cette date, je ne sais pas, élude-t-il, personne ne sait ce qui va arriver, pas même Mme May. Le sentiment qui domine ici, c’est la frustration: les Anglais ne savent pas quoi penser.» Frustration et inquiétude, développe-t-il, notamment quant au cours de la livre. «Au début des années 2000, la livre s’échangeait contre 1,60 euros environ, aujourd’hui on est à 1,16 euros.»

La crainte d’une chute de la livre

Selon Roger Haigh, les plus vulnérables parmi les expatriées et expatriés britanniques sont ceux qui perçoivent une paie ou une pension libellée en livres sterling. «C’est une grande crainte des retraités qui vivent ici. Bien entendu, si la livre dévisse, ils perdent en pouvoir d’achat.» C’est le cas de Russell, qui travaille pour une société anglaise de composants électroniques et touche un salaire en livres sterling alors que sa compagne, Kate est professeure de danse en auto-entreprise, et perçoit donc des honoraires en euros.

Installés à une terrasse de café, ils expliquent avoir vendu leur maison dans la banlieue londonienne en 2014 pour acquérir non loin de Brantôme une propriété avec un «jardin énorme», qu’ils retapent encore. «On n’aurait jamais pu avoir ça en Angleterre, estime Kate, et avec la baisse de la livre, on ne pourrait pas refaire le même chemin aujourd’hui.» S’ils disent suivre les actualités quotidiennement, ils s’estiment néanmoins chanceux de pouvoir le faire à distance. Et l’on devine rapidement qu’ils n'envisagent pas de retour outre-Manche.

Brantôme, l'un des villages de Dordogne où investissent les Britanniques, le 26 mars 2019. | Arnaud Bertrand

D’après les chiffres communiqués par la CCI Dordogne, les entrepreneurs britanniques n’ont pas été découragés d’investir en France: le nombre de créations d’entreprises dans le département par des sujets de sa Majesté a même augmenté depuis le Brexit, passant de 91 créations en 2015 à 105 l’année dernière, avec un pic atteignant 137 immatriculations en... 2017!

«Les deux populations, française et anglaise, ont besoin l’une de l’autre. Sans les Britanniques, vous pouvez fermer Eymet.»

Roger Haigh, directeur de la CCI franco-britannique de Dordogne

Pas plus, d’ailleurs, qu’ils n’ont été refroidis quant à l’acquisition de biens immobiliers. Selon Marion Beschet du groupe Beaux Villages –dont l’agence d’Eymet affiche la couleur: «Urgently looking for properties for sale»– l’engouement des Britanniques ne se dément pas et le marché immobilier reste stable, tant en volume qu’en montant. «Quand l’incertitude prendra fin, de nouveaux comportements émergeront peut-être mais pour l’heure, la tendance est à la stabilité.»

Devant l'agence immobilière Beaux Villages à Eymet, le 26 mars 2019. | Arnaud Bertrand

Rien, en effet, ne semble préfigurer un exode massif de la population britannique installése en Dordogneshire. À l’évocation d’un éventuel départ, le visage de Red Dawn s’affermit: «Je rêve de vivre en France depuis que j’ai 15 ans, c’est mon pays maintenant, je reste ici», s’exclame-t-elle un verre de vin blanc sec dans une main, l’autre martelant la table en signe de détermination.

Roger Haigh, lui, veut rester optimiste: «Même en cas de Brexit dur, je suis persuadé qu’il y aura des arrangements. Les deux populations, française et anglaise, ont besoin l’une de l’autre. Sans les Britanniques, vous pouvez fermer Eymet.» Ce que John, salué par un ami, traduit dans un humour tout britannique: «Hey, hello Jacky, je te présente ces deux journalistes. Ils sont venus voir comment le Brexit va ruiner la France!»

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