Fin février, le contraste est flagrant. Aux États-Unis, Nike diffuse, pendant les Oscars, sa dernière campagne de pub avec Ibtihaj Muhammad, escrimeuse médaillée de bronze aux Jeux de Rio, qui porte le voile sous son masque de compétition. Au même moment, en France, la communication de Decathlon annonce son projet de vendre un «hijab running», un voile adapté à la course à pied. Tollé général sur les réseaux sociaux, les politiques s'en mêlent… Decathlon doit renoncer, en à peine vingt-quatre heures. Au pays de Donald Trump pourtant, Nike a vendu ses premiers hijabs sportifs en décembre 2017, sans aucune polémique à l'horizon.
Bilqis Abdul-Qaadir se dit «partagée» face à ces situations. «Dès que Nike a sorti son hijab, mon nom est devenu très connu, tout le monde a partagé mon histoire grâce à ça... Mais je ne sais pas quel est leur objectif: vraiment mettre en lumière le talent de femmes musulmanes, ou se faire de l'argent?» Quoi qu'il en soit, pour la jeune femme de 28 ans, les tentatives de ces grandes marques sportives vont dans le bon sens: «Ça fait avancer la discussion sur le voile et le sport, et ça a un énorme impact sur notre quotidien». Car aujourd'hui, Bilqis consacre sa vie à encourager les jeunes musulmanes à entrer dans le monde du sport.
La première à jouer avec un voile
C'est un parcours cabossé qui a mené cette jeune femme à devenir le porte-voix des athlètes musulmanes. À la fin de ses études, Bilqis Abdul-Qaadir s'est retrouvée face à un choix déchirant: le sport ou l'exercice de sa foi. À 24 ans, elle a l'opportunité de devenir basketteuse professionnelle. Les offres affluent d'Europe, notamment. Son rêve est à portée de contrat. Mais une ligne du règlement de la Fiba, la Fédération internationale de basketball, va mettre un terme à ses ambitions: son article 4.4.2 interdit de porter un voile sur le terrain. Bilqis choisit la foi. Elle renonce à vivre du basketball mais pas à se battre pour ses droits et va tout faire pour que la législation évolue. Son combat est retracé dans le documentaire Life without Basketball, de Tim O'Donnel et Jon Mercer, en ce moment diffusé dans des festivals internationaux.
Depuis ses 14 ans, Bilqis dribble ses adversaires et décolle au-dessus d'elles tout en portant un hijab et en se couvrant les jambes. «C'était moins compliqué quand j'étais petite, explique-t-elle dans un podcast de BuzzFeed. J'étais la seule musulmane à jouer au basket mais je n'étais pas visible en tant que telle.» Une passion plutôt banale pour une fille née dans une famille afro-américaine à Springfield (Massachusetts), la ville où a été créé le basketball en 1891. À l'adolescence, les choses se compliquent, sur et en dehors du terrain. «J'entrais dans la salle et les spectateurs me lançaient des regards de malades», raconte-t-elle. Son voile attire l'attention lors des matchs et l'adolescente n'est pas épargnée par les insultes islamophobes. «Mais avec mon jeu, je les faisais taire. Ok, je suis habillée comme ça, et je suis en train d'enterrer ton équipe.»
Les critiques venaient aussi de certains membres de la communauté musulmane, précise Bilqis. «Certains jugent que les filles ne devraient pas jouer de manière rugueuse ou devant des hommes», détaille-t-elle. La meneuse préfère rester concentrée sur «le talent donné par Dieu» qui lui permet de briller à chaque match et d'exploser les records du basket lycéen du Massachusetts, femmes et hommes confondus. Avec ses 3.070 points, elle dépasse la performance de sa prédécesseure, Rebecca Lobo, devenue une star de la WNBA et championne olympique en 1996.
Bilqis Abdul-Qaadir à Memphis, en 2017 | «Life without Basketball», Jon Mercer et Tim O'Donnel
Tout juste sortie du lycée, elle est reçue par Barack Obama à la Maison-Blanche. Le président l'érige en symbole de la réussite d'une jeunesse musulmane américaine: «Bilqis n'est pas seulement un modèle pour les jeunes filles musulmanes, elle est une inspiration pour nous tous». Obama va jusqu'à la comparer à un autre athlète musulman entré dans l'histoire américaine, Mohammed Ali. Plus tard, elle passera quelques dribbles au président en un contre un. «J'ai gagné, mais de justesse», rit-elle.
Dans la foulée, armée d'une bourse universitaire obtenue grâce au basket –«la seule solution dans ma famille pour faire des études»–, Bilqis part étudier à l'Université de Memphis pendant trois ans, puis à celle d'Indiana State. Elle devient la première joueuse de la ligue universitaire américaine à jouer avec un voile et ses performances lui valent des sollicitations pour passer professionnelle en Europe. Mais son agent lui apprend que la Fiba lui interdira de jouer dans toutes les ligues professionnelles qui lui sont rattachées. Tout s'effondre. «Ça m'a brisé le cœur, raconte Bilqis. J'étais si proche de mon rêve, et à cause de mes convictions religieuses ou de ma manière de m'habiller, on m'empêche de jouer.»
Reconnexion spirituelle
Alors qu'elle vient d'être diplômée, la jeune femme sombre dans les interrogations. «À ce moment-là, je ne sais plus qui je suis, se remémore-t-elle. Le basket, c'est ce qui m'a toujours rendue vivante, c'est ce qui m'a façonnée.» Elle envisage de céder, de retirer son voile pour jouer. Mais Bilqis part dans l'autre direction: «Arrêter de me couvrir la tête pour pouvoir jouer, est-ce que ça vaut le coup? Est-ce que je veux rentrer dans la norme? Accepter ce que l'on m'impose? Je pense que c'est la pire chose à faire».
Alors, pendant trois ans, Bilqis Abdul-Qaadir va mener le combat pour que la Fiba retire son interdiction du hijab. La Fédération, basée à Genève, invoque la sécurité des joueuses, qui risqueraient de se faire mal avec un tissu dans les cheveux. «J'ai participé à plus de 300 matchs, du collège à l'université, et je n'ai jamais blessé moi-même ou une de mes adversaires», répond Bilqis dans une lettre ouverte publiée par le magazine Time en 2016.
«Trump lui a donné le pouvoir de nous rabaisser. Je ne savais pas que ça deviendrait aussi vrai aussi vite. Et ça fait mal»
La jeune joueuse défie la Fiba sur tous les terrains où elle peut s'exprimer: médiatique, politique, juridique. Finalement, après trois ans de lutte, la Fiba cède en mai 2017. Les joueuses peuvent porter un hijab, un turban ou tout autre morceau de tissu dans les cheveux, si elles en ont envie et qu'elles ne risquent pas la blessure.
De nouveau, Bilqis se retrouve confrontée à un dilemme. Elle reçoit des appels d'équipe en dehors des États-Unis qui veulent la recruter. Mais la jeune femme pense que le train est déjà passé, qu'elle ne tiendra pas le coup et, surtout, elle réalise qu'elle a fait le deuil d'une carrière professionnelle. Entre-temps, Bilqis est devenue professeure de sport et s'est «reconnectée» à sa religion. «C'était le premier test de Dieu: avoir à choisir entre le basketball et le voile», avance-t-elle. De son épreuve, elle confie avoir beaucoup appris, «sur moi, sur le monde qui m'entoure, sur ce qu'il se passe en dehors du terrain».
Bilqis voit plus loin que le ballon orange. Après la fac, la jeune femme a obtenu un poste dans une école musulmane de Memphis. Et, évidemment, elle a rapidement monté une équipe de basket. Au-delà du jeu, Bilqis tente de rassurer et d'accompagner ses élèves dans une période difficile pour celles et ceux qui ont choisi l'islam aux États-Unis. «C'est dur d'être jeune et musulman en Amérique, leur explique-t-elle. Il faut être fort pour sortir dans la rue en étant différent de tous les autres.»
Bilqis Abdul-Qaadir avec ses élèves d’une école musulmane de Memphis, en 2017 | «Life without Basketball», Jon Mercer et Tim O'Donnel
L'élection d'un président islamophobe n'a pas aidé. Dix jours après l'intronisation de Donald Trump, en janvier 2017, les filles de Bilqis Abdul-Qaadir jouent un match à l'extérieur dans leur championnat qui regroupe des équipes de toutes les religions. Avant le coup d'envoi, les deux équipes se rassemblent au centre du terrain pour écouter l'arbitre réciter une prière, généralement neutre. «Jésus-Christ est mort sur la croix pour nos péchés, assène-t-il. Et toute autre croyance est un péché.»
Face à l'agressivité de ces propos, Bilqis éclate en pleurs mais décide de rester sur le terrain. «Dire ça à des petites filles, c'est tellement violent… soupire l'entraîneuse. Trump lui a donné le pouvoir de nous rabaisser. Je ne savais pas que ça deviendrait aussi vrai aussi vite. Et ça fait mal.» Elle en profite pour apprendre à ses joueuses que ce ne sera pas la dernière fois qu'elles seront insultées en raison de leur religion. «On a joué, on a gagné, se souvient la coach, sourire en coin. Ça allait beaucoup mieux.»
Avec son mari, elle a déménagé au Canada et fondé Dribbling Down Barriers, une organisation qui favorise les matchs entre joueurs et joueuses de toutes les religions. C'est le combat de sa vie à présent: «Plus il y aura de joueuses musulmanes, avec ou sans hijab, moins il y aura de discriminations». Bilqis Abdul-Qaadir n'a pas fini de prendre ses revanches.