En août 2017, lorsque les nationalistes blancs se sont réunis à Charlottesville (Virginie, États-Unis), peu d’entre eux connaissaient l’origine des chants qu’ils scandaient («Ils ne nous remplaceront pas», «les juifs ne nous remplaceront pas»). Brenton Tarrant, l’Australien de 28 ans accusé d’avoir tué quarante-neuf fidèles (et d’en avoir blessé des dizaines d’autres) dans deux mosquées de Christchurch (Nouvelle-Zélande) vendredi 15 mars, s’est montré plus explicite quant à ses inspirations intellectuelles.
Dans le manifeste de soixante-quatorze pages qu’il a mis en ligne avant le carnage, il applaudit le meurtrier de masse norvégien Anders Behring Breivik et s’inspire de ses écrits, tout en soulignant son admiration pour Osward Mosley, le leader fasciste britannique de l’entre-deux-guerres. Mais la plupart des idées qui forment le cœur de l’idéologie de Tarrant ont une seule et même origine: la France.
«Le Grand remplacement», bible anti-immigration
Tarrant explique avoir pris la décision de recourir à la violence lors d’un séjour dans une ville de l’Est de la France, en observant des «envahisseurs» dans un centre commercial. Son manifeste semble s’inspirer de l’écrivain anti-immigration Renaud Camus, et va jusqu’à plagier le titre de son livre (Le Grand remplacement), expression souvent reprise dans les débats portant sur l’immigration européenne. Les politiciennes et politiciens d’extrême droite l’affectionnent particulièrement –on pense notamment au Néerlandais Geert Wilders et à un groupe de jeunes militantes et militants d’extrême droite se faisant appeler les «identitaires».
Tarrant affirme avoir entendu parler d’une invasion de la France par les non-blancs, mais souligne qu’il avait rejeté ces discours lorsqu’il les entendait en Australie; toutefois, en arrivant dans l’Hexagone, «j’oscillais entre une rage dévorante et un désespoir étouffant face à l’indignité de l’invasion de la France, au pessimisme des français [sic], à la perte de la culture et de l’identité, et à l’inconséquence des solutions politiques offertes», raconte-t-il.
Tarrant semble vouloir insister sur le fait que Renaud Camus a inspiré son geste, mais l’écrivain français refuse d’admettre l’existence d’un lien entre ses idées et le carnage néo-zélandais.
Il a répondu au feu nourri des critiques qui lui sont adressées sur Twitter en dénonçant personnellement l’attentat. «Je le trouve criminel, imbécile et désolant», a-t-il écrit, accusant l’assassin d’avoir fait «une utilisation abusive d'un syntagme qui ne lui appartient pas et que manifestement il ne maîtrise pas».
Le manifeste du tueur présumé fait écho aux écrits de Camus à plus d’un titre; notamment dans sa peur d’assister à un effacement démographique, de voir une nouvelle population remplacer l’ancienne, processus que Camus compare au colonialisme. Dans son essai Pegida, mon amour, Camus chante les louanges de Pegida, mouvement allemand anti-islam, «grande espérance» qui «se lève à l’Est», «Front de Libération» engagé dans la «lutte anticolonialiste». À l’en croire, le vivre-ensemble est une cause perdue en Europe –Europe qui serait en proie à une «conquête coloniale en cours dont nous sommes les indigènes colonisés», et où la puissance du nombre et de la substitution démographique finirait par asservir les natifs.
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Tarrant contre les «envahisseurs»
Tarrant fait écho à ces idées de manière troublante. «Des flux de millions de personnes traversent nos frontières, invitées par l’État et les grandes sociétés pour remplacer les Blancs qui n’ont pas su se reproduire, qui n’ont pas su créer la main d’œuvre bon marché, les nouveaux consommateurs et l’assiette fiscale dont les entreprises et les États ont besoin pour prospérer», affirme-t-il dans son manifeste. «Cette crise de l’immigration de masse et de la fertilité inférieure au seuil de renouvellement est une attaque contre le peuple européen qui, si elle n’est pas combattue, s’achèvera par un remplacement racial et culturel complet du peuple européen.»
Le tueur présumé affirme que son rôle était de «montrer aux envahisseurs que nos territoires ne seront jamais les leurs». S’il a décidé de viser des mosquées, c’est parce que les musulmans sont «un important groupe d’envahisseurs appartenant à une culture jouissant d’un plus fort taux de fécondité, d’une plus forte confiance sociale, et de traditions fortes et solides, qui cherchent à occuper les terres de mon peuple et à procéder à un remplacement ethnique de mon peuple».
Après l’attentat, alors que le monde découvrait, horrifié, qu’un lieu de culte avait à nouveau été le théâtre d’un carnage, Renaud Camus s’est empressé de se distancier des événements et de défendre son innocence. Il n’a effectivement jamais lancé d’appel au meurtre. Dans une interview accordée à l’un d’entre nous (publiée sur le site Vox en 2017), Renaud Camus a précisé ses théories (qui sont rarement claires). «Bien sûr, si vous changez de population, vous ne pouvez pas vous attendre à ce que les civilisations en place se maintiennent», affirmait-il alors. «Le refus d’être remplacé, c’est un sentiment très fort, chez l’homme. […] La volonté de ne pas être remplacé était au centre de la résistance au colonialisme. […] Les gens ne veulent pas voir d’autres gens arriver sur leur territoire, dans leur pays, et changer leurs cultures et leurs religions, leur mode de vie, leurs coutumes alimentaires, leurs coutumes vestimentaires.»
«Le slogan “Nous refusons d’être remplacés” a toute ma sympathie. Et je pense que les Américains ont bien raison d’être inquiets de l’état de leur pays.»
Il prend soin de distinguer le nazisme (qu’il déplore) des idées centrales du nationalisme blanc (pour lesquelles il semble éprouver plus de sympathie). «Je pense que les races existent, et qu’elles sont infiniment précieuses. […] Je prie pour la conservation de toutes les races, en commençant par les plus menacées.» Lorsqu’on lui demande quelles races sont les plus menacées, il répond: «Eh bien, probablement la race blanche, qui est de loin la moins représentée des anciennes grandes “races” classiques.» Il insiste sur le cas de la France, qui serait elle aussi «en train de perdre son territoire à grande vitesse, où sa propre culture, sa propre civilisation n’est plus qu’un élément parmi d’autres, et pas le plus dynamique, et qui est en proie à une colonisation rapide». S’il réprouve vivement la violence des événements de Charlottesville, Renaud Camus n’en démord pas: «Le slogan “Nous refusons d’être remplacés” a toute ma sympathie. Et je pense que les Américains ont bien raison d’être inquiets de l’état de leur pays.»
L’inquiétude démographique reposant sur le déclin des populations blanches et la croissance rapide des populations issues de l’immigration (notamment celles qui comportent des musulmans) est au centre des programmes politiques des partis nativistes du monde entier.
Au XXe siècle, cette peur remonte aux visions apocalyptiques de l’Anglais Enoch Powell –homme politique anti-immigration; dans les années 1960, il prédit que l’immigration fera couler des rivières de sang en Grande-Bretagne– et aux écrits de l’auteur français Jean Raspail –Renaud Camus qualifiera les deux hommes de «prophètes» dans l’épigraphe du Grand remplacement.
Jean Raspail, auteur culte des extrêmes droites
Jean-Yves Camus (aucun lien avec Renaud), spécialiste français de l’extrême droite, estime que les idées du terroriste australien sont plus liées aux écrits de Raspail qu’à la théorie du grand replacement. «Le tireur est beaucoup plus extrême que Renaud Camus», nous a-t-il expliqué par e-mail dans la journée de vendredi. «Camus a inventé le terme “grand remplacement” pour montrer que la population européenne native était en train d’être déracinée par les immigrés non-blancs, notamment par les musulmans. Renaud Camus n’a jamais cautionné la violence, et encore moins le terrorisme.» Et d’ajouter: «Raspail, c’est autre chose.»
En 2015, pendant la crise des réfugiés syriens, Le Pen, qui connaît Raspail depuis sa plus tendre enfance, a exhorté ses millions de followers à lire son roman pour endiguer cette vague en passe de «submerger» la France.
Le roman dystopique de Raspail, Le Camp des saints est l’œuvre culte de plusieurs figures de l’extrême droite, depuis Marine Le Pen jusqu’à Steve Bannon (l’ancien conseiller du président Donald Trump) et le suprémaciste blanc Steve King (représentant Républicain de l’Iowa). En 2015, pendant la crise des réfugiés syriens, Le Pen, qui connaît Raspail depuis sa plus tendre enfance, a exhorté ses millions de followers à lire son roman pour endiguer cette vague en passe de «submerger» la France.
Raspail imaginait une Europe dans laquelle l’arrivée des réfugiées et réfugiés chasserait «les malades de nos hôpitaux pour coucher, dans des draps blancs, lépreux et cholériques. Un autre peuplait d’enfants-monstres nos écoles maternelles les plus gaies». Il avait particulièrement peur du métissage: «Un autre prêchait la copulation générale au nom de la future race unique.»
À l’époque, il ne tarissait pas d’éloges pour les nations «blanches» du Pacifique Sud, en applaudissant notamment leurs politiques d’immigration intransigeantes et fondées sur la race, et en les qualifiant de «champions de l’Occident aux antipodes asiatiques». Les gouvernements australiens de ces dernières années se sont fait les ardents défenseurs de ces politiques intransigeantes. En octobre 2015, le Premier ministre australien sortant, Tony Abbott, a dénoncé l’«altruisme malavisé» des Européens en les mettant en garde contre les sauvetages des migrants en mer, qui «facilitent» selon lui l’immigration de masse «au lieu de la décourager»: certes, admet-il, les politiques sans pitié «taraudent notre conscience […] mais elles constituent le seul rempart contre la marée humaine qui menace de déferler sur l’Europe et qui pourrait bien la transformer à tout jamais». Autrement dit: gare au remplacement culturel qui pourrait se profiler à l’horizon.
«Sans recours à la force, nous ne serons jamais en mesure d’arrêter l’invasion»
Près d’un demi-siècle après la publication du roman, Raspail n’a pas changé d’avis. En 2016, il a accordé une interview à l’un d’entre nous dans son appartement parisien; il a alors affirmé qu’il sentait qu’un mouvement était en train de naître, comparable au petit groupe d’hommes qui font barrage aux réfugiés à la fin de son roman; ils se réunissent dans une vieille maison de pierre pour mieux compter les «envahisseurs» qu’ils abattent un à un.
«On en a marre, on en a assez vu. […] Il y aura un mouvement de résistance, il a déjà commencé», affirmait-il alors derrière son bureau, entouré de souvenirs rapportés de ses voyages. «Si la situation devient catastrophique, comme je l’ai prédit, alors la résistance sera certainement au rendez-vous, et elle sera à la fois dure et armée», ajoutait-il. «Les gens voudront libérer leur ville.» Et d’asséner ce «simple fait»: «Sans recours à la force, nous ne serons jamais en mesure d’arrêter l’invasion.»
«L’attentat ne visait pas la diversité, il a été mené au nom de la diversité.»
Tarrant a fait sienne cette vision du monde vendredi 15 mars, en tentant de passer son terrorisme raciste à la moulinette rhétorique plus acceptable de l’ethnopluralisme, concept désormais populaire dans les cercles d’extrême droite (et qu’ils brandissent tel un bouclier lorsqu’on les accuse de racisme). «L’attentat ne visait pas la diversité, il a été mené au nom de la diversité», écrit le terroriste présumé dans son manifeste. «Pour s’assurer que la diversité demeure diverse, séparée, unique, non diluée en [sic] sans entraves dans leur autonomie et leur expression culturelle et ethnique.»
L'apartheid, l'autre mamelle de l'«ethnopluralisme»
Ce concept a atteint son apogée politique dans un pays que Renaud Camus (et de nombreuses et nombreux nationalistes blancs) aiment à citer en guise d’avertissement quant à l’avenir de cette pauvre race blanche: l’Afrique du Sud. Entre 1948 et 1994, l’idée de races autonomes vivant dans des lieux différents était au centre de la politique de l’apartheid («séparation») de Pretoria –philosophie vendue au monde sous le nom de «développement séparé».
Le père de cette idée n’est autre qu’Hendrik Verwoerd, nationaliste afrikaner et sympathisant nazi pendant la Seconde Guerre mondiale, Premier ministre d’Afrique du Sud de 1958 à 1966 –année de son assassinat.
Au lendemain de sa mort, le quotidien d’opposition Rand Daily Mail, qui ne portait pourtant pas le gouvernement dans son cœur, lui rendit hommage, affirmait qu’il avait réussi à raffiner l’idéologie vulgaire de la suprématie blanche pour en faire «une philosophie du développement séparé sophistiquée et rationalisée». De fait, dans les derniers jours de l’apartheid, le gouvernement a cherché à créer des États fantoches autour de différentes tribus et différents langages, en les établissant dans des régions lointaines et peu désirables; l’intelligentsia de l’apartheid espérait ainsi externaliser son problème racial en retirant la nationalité sud-africaine aux personnes noires.
Le grand remplacement, un concept vieux comme Barrès
Le grand remplacement est à l’image du grand déballage idéologique de Tarrant: l’idée n’a rien d’original. Le concept existe depuis longtemps en France, puisqu’il remonte à la fin du XIXe siècle. Les auteurs et autrices nationalistes (tels que Maurice Barrès) déploraient alors l’essor des cosmopolites déracinés, et glorifiaient la France des racines, des ancêtres, de l’identité. Barrès fut l’un des principaux propagandistes antisémites de l’affaire Dreyfus et mit en garde les nouveaux citoyens français contre l’idée de vouloir imposer leurs propres modes de vie. À l’époque, les «envahisseurs» qu’il redoutait étaient juifs –pas musulmans. «Ils contredisent notre civilisation propre», écrit-il au sujet des immigrées et immigrés devenus Français. «Le triomphe de leur manière de voir coïnciderait avec la ruine réelle de notre patrie. Le nom de France pourrait bien survivre et même garder une importance dans le monde; le caractère spécial de notre pays serait cependant détruit.»
Dans les années 1920, l’homme d’affaires François Coty, propriétaire du quotidien de droite Le Figaro, présente le grand remplacement en des termes plus concrets. Les internationalistes avaient selon lui décidé de «remplacer la race française en France par une autre race»; ils avaient fomenté la mort des véritables Françaises et Français et l’importation de nouveaux citoyens, qui, forts de leurs papiers français, deviendraient des «ennemis naturalisés».
«[Renaud Camus] parvient à présenter son opposition au mondialisme multiculturel sous un jour noble, principalement esthétique, voire bien élevé; on est loin de la brutalité manifeste des skinheads et des nationalistes blancs tatoués qui pourraient mettre en pratique les idées xénophobes exprimées dans “Le Grand remplacement”.»
Si Renaud Camus peut souvent jouer «le rôle du réactionnaire respectable», expliquait Thomas Chatterton Williams (journaliste au New Yorker) quelques mois après les événements de Charlottesville, «c’est parce qu’il parvient à présenter son opposition au mondialisme multiculturel sous un jour noble, principalement esthétique, voire bien élevé; on est loin de la brutalité manifeste des skinheads et des nationalistes blancs tatoués qui pourraient mettre en pratique les idées xénophobes exprimées dans Le Grand remplacement». Maintenant que certaines et certains de ses disciples commettent des actes terroristes, Camus cherche à nouveau à désavouer les extrémistes violents. Mais quoi qu’il en dise, en passant à l’acte, ces mêmes extrémistes pensent bel et bien répondre à son appel à endiguer la «colonisation» de l’Europe. Dans les heures qui ont suivi l’attentat de Nouvelle-Zélande, Camus a retweeté un avocat qui prenait sa défense (en reprenant l’argument favori de la NRA tout en y ajoutant une pirouette de plaideur): «Ce sont les balles qui tuent, pas les idées.»
Il est étrange de voir Camus faire sien un tel argument: malgré tous ses défauts, il a toujours compris le pouvoir des idées. De fait, ses écrits regorgent de références à Sigmund Freud, Bertolt Brecht et au philosophe français Ernest Renan, tout en décriant «la disparition de la culture et de l’identité» et en pestant contre la «propagande sans fin» du système «immigrationniste et multiculturaliste». Alain de Benoist –qui compte lui aussi depuis longtemps parmi les grandes figures de la droite française, et qui, comme Camus, est aujourd’hui lié au mouvement identitaire –se montre parfaitement explicite et honnête quant au lien unissant la pensée philosophique et l’action; comme le souligne Williams dans le New Yorker, «Benoist explique que les Européens blancs ne devraient pas se contenter de se prononcer en faveur de politiques d’immigration restrictives; ils devraient selon lui s’opposer aux idéologies de la dilution que sont le multiculturalisme et le mondialisme, en prenant au sérieux “la constatation que les idées jouent un rôle fondamental dans les consciences collectives”».
Si elles jouent réellement ce rôle, alors Camus pourra bien crier à qui veut l’entendre qu’il condamne la violence: il ne pourra pas se laver les mains aussi facilement de la terreur que ses idées ont inspirée.