Au début des années 1990, les principales associations médicales professionnelles américaines (notamment l’American College of Obstetricians and Gynecologists, l’American College of Physicians et l’American Heart Association) préconisaient le traitement hormonal de substitution de la ménopause –traitement hormonal substitutif (THS) ou traitement hormonal de la ménopause (THM)– pour toutes les femmes ménopausées, en se fondant sur des études qui avaient mis en évidence que ce traitement prévenait à la fois l’ostéoporose et les maladies cardio-vasculaires. Une dizaine d’années plus tard, leur utilisation très répandue n’ayant pas eu les bénéfices escomptés contre les maladies cardio-vasculaires et des effets négatifs non prévus étant apparus, les recommandations ont été annulées.
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Le précédent du traitement contre la ménopause
En juillet 2002, les résultats d’une vaste étude ont été publiés, démontrant que les femmes qui étaient sous THS étaient plus susceptibles de développer un cancer du sein. Elles présentaient également des risques plus élevés de faire des crises cardiaques, des accidents vasculaires cérébraux et d'avoir des caillots sanguins. Presque toutes les certitudes des professionnelles et professionnels de la santé à propos de la THS se sont révélées inexactes.
Comment des personnes intelligentes et bien intentionnées ont-elles pu se tromper à ce point?
Cette expérience a été très formatrice dans ma vie professionnelle. Comment des personnes intelligentes et bien intentionnées ont-elles pu se tromper à ce point? Et commettre une erreur classique en matière de médecine préventive: elles avaient fondé leurs recommandations sur des études de petite envergure qui montraient des résultats bénéfiques sans le recul nécessaire et sans attendre que des études à plus grande échelle prouvent que lesdits résultats étaient réels et qu’aucun risque n’avait été négligé. Même les associations de professionnels n’avaient pas attendu les données définitives.
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Non, donner le sein ne sauve pas des vies
Nous n’avons, semble-t-il, pas tiré la leçon de ce monumental fiasco. Pour tout dire, nous sommes même actuellement en train de répéter cette erreur: aujourd’hui, la pratique qui est promue de manière agressive est l’allaitement. Toutes les grandes organisations et associations professionnelles, de l’Organisation mondiale de la santé à l’American academy of pediatrics (et la Haute autorité de santé, en France), affirment avec insistance que donner le sein présente d’importants bienfaits pour la santé des nourrissons, que l’augmentation des taux d’allaitement entraînera une amélioration de la santé des jeunes enfants et que l’allaitement sauve des vies.
Aucun rapprochement entre les taux d’allaitement et la santé des nourrissons n’a jamais pu être établi.
En 2010, les partisans de l’allaitement ont prédit avec assurance que l’augmentation des taux d’allaitement permettrait de sauver des vies, de réduire le nombre de maladies et de diminuer les coûts des soins de santé. Près de neuf ans plus tard, rien de tout cela ne s’est produit, alors même que le taux d’allaitement aux États-Unis a presque quadruplé, passant de 22% en 1972 à plus de 83% en 2015. Cela ne devrait pas surprendre. Aucun rapprochement entre les taux d’allaitement et la santé des nourrissons n’a jamais pu être établi: de nombreux pays présentant un fort taux d’allaitement ont également un fort taux de mortalité infantile et, parallèlement, beaucoup de pays ayant un faible taux de mortalité infantile ont aussi un faible taux d’allaitement. Ce sont exactement les résultats auxquels on pourrait s’attendre si l’on considérait que l’allaitement avait très peu de répercussions sur la santé des jeunes enfants.
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L'allaitement, un facteur de risques
Donner le sein présente, bien entendu, des avantages. En effet, le lait maternel offre notamment un petit effet protecteur contre les rhumes et les diarrhées chez tous les nourrissons durant leur première année. Cette pratique a également un lien avéré avec une plus faible incidence du syndrome de mort subite du nourrisson (MSN), même s’il est à noter que l’utilisation d’une tétine réduit encore davantage les risques de MSN. Mais c’est chez les très grands prématurés qu’apparaissent les bienfaits les plus importants de l’allaitement. Pour cette population, en effet, le lait maternel semble diminuer l’incidence d’une complication très grave appelée entérocolite nécrosante (ECN). Les très grands prématurés nourris avec du lait maternel sont sensiblement moins touchés par l’ECN.
Pourtant, il devient de plus en plus évident que la promotion agressive de l’allaitement peut entraîner des risques importants. On a dernièrement assisté à une augmentation du nombre de chutes de nourrissons, tombés du lit d’hôpital de leur mère, et de cas d’étouffements. En outre, une hausse de graves complications chez les bébés a été rapportée, notamment déshydratation, malnutrition, lésions cérébrales et même décès. En effet, l’allaitement exclusif à la sortie de la maternité est désormais le principal facteur de risque de réadmission. C’est exactement le genre de dangers qui est extrêmement difficile à déceler au cours d’une étude de petite taille, mais il est essentiel d’en tenir compte lorsque l’on analyse l’ensemble des bénéfices d’une politique. En particulier lorsque les bienfaits connus pour les nourrissons (rhumes et diarrhées un peu moins fréquents) sont si minimes.
Cessons de culpabiliser les mères
La promotion agressive de l’allaitement n’est pas dangereuse uniquement pour les bébés, elle peut également l’être pour les mères. Tout d’abord, l’allaitement, à l’instar de tout autre processus naturel, présente un taux d’échec. Par exemple, 20% des grossesses se terminent naturellement par une fausse couche. On ne sera pas surpris de constater qu’environ 15% des femmes qui viennent d’avoir leur premier enfant ne sont pas en mesure de produire assez de lait pour assurer un apport suffisant à un nourrisson, surtout dans les quelques jours qui suivent la naissance. Les exhortations incessantes à l’allaitement exclusif laissent certaines jeunes mamans dans le désarroi avec un bébé affamé qui n’arrive pas à s’endormir parce qu'il est tiraillé par son estomac. Par ailleurs, certaines femmes ne peuvent pas, ou ne souhaitent pas, allaiter. Leur répéter constamment qu’elles privent leur bébé de précieux bienfaits (qui, rappelons-le, n’existent pas) induit chez ces femmes des sentiments désastreux de culpabilité et de honte, et peut, dans certains cas, exacerber la dépression post-partum.
Des biais socio-économiques orientés en valeur
Ces cinq dernières années, plus d’une dizaine d’articles ont été publiés pour révéler ces effets négatifs. Et pourtant, la croyance populaire selon laquelle rien ne vaudrait l’allaitement prévaut. Une fois encore, comment des personnes bien intentionnées ont-elles pu commettre une telle erreur? Cela s’explique par trois raisons.
- Presque tous les bienfaits affirmés de l’allaitement proviennent de l’extrapolation d’études de petite envergure, qui n’ont jamais été reproduites à grande échelle. C’est exactement le même schéma qu’avec le traitement hormonal de substitution de la ménopause.
- L’allaitement est étroitement lié à un statut socio-économique plus élevé. Cela signifie que les avantages attribués à l’allaitement pourraient, en réalité, provenir d’une plus grande richesse et d’un meilleur accès aux soins médicaux, et non à l’allaitement en lui-même.
- Le biais du chevalier blanc (white-hat bias en anglais), biais cognitif qui favorise les informations en fonction de ce que l’on estime vertueux, est omniprésent dans les études sur l’allaitement. C’est là un problème très particulier, en raison de la façon dont l’allaitement interagit avec l’utilisation du lait maternisé. Dans les années 1970, les fabricants de lait infantile ont convaincu nombre de femmes africaines d’arrêter d’allaiter pour donner, à la place, du lait artificiel, prétendant que c’était meilleur pour la santé des nourrissons. Le résultat fut désastreux: l’eau contaminée qui était utilisée pour préparer les biberons rendait les bébés malades et les tuait. (Ce danger est l’unique raison pour laquelle il est légitime d’appliquer les recommandations en faveur de l’allaitement dans les régions où l’eau est contaminée.)
L’action des fabricants de lait maternisé était contraire à toute éthique et inexcusable. Le problème, outre le dégoût compréhensible ressenti envers les industriels, et qu'elle a entraîné une diabolisation injustifiée du produit lui-même. Aujourd’hui, le biais du chevalier blanc pousse les chercheurs et chercheuses qui travaillent sur l’allaitement à éviter toute conclusion recommandant le lait maternisé, qui pourrait enrichir les fabricants.
L'obstination du corps médical
Les personnes qui font la promotion de l’allaitement en affirmant que c’est «ce qu’il y a de mieux» tentent de faire ce qui est juste, tout comme les chercheurs et chercheuses qui ont fait la promotion du THS, en assurant que ce traitement sauverait des vies. Pourtant, à l’instar du THS, l’application à grande échelle des recommandations n’a pas produit les bienfaits promis et a, en réalité, révélé des risques qui n’avaient pas été prévus.
Les bienfaits de l’allaitement pour les nourrissons nés à terme dans les pays industrialisés sont faibles, voire infimes, et les dangers sont si importants que nous devrions arrêter de promouvoir l’allaitement de manière agressive.
Dans le cas du traitement hormonal de substitution de la ménopause, le corps professionnel a fait marche arrière et a immédiatement arrêté de le recommander. Malheureusement, les équipes de recherche qui travaillent sur l’allaitement ont réagi très différemment. La plupart se sont braquées et ont attaqué quiconque osait remettre en question les bénéfices de l’allaitement. Ce n’est qu’une question de temps avant qu’elles ne soient obligées de reconnaître que les bienfaits de l’allaitement pour les nourrissons nés à terme dans les pays industrialisés sont faibles, voire infimes, et que les dangers sont si importants que nous devrions arrêter de promouvoir l’allaitement de manière agressive.
Allaiter peut convenir à certains nourrissons et à certaines mères. Cela nous a convenu, à mes quatre enfants et à moi-même. Mais nous devons arrêter de prétendre que donner le sein est «ce qu’il y a de mieux», alors que les dernières recherches montrent que ce n’est souvent pas le cas. Sinon, l’allaitement deviendra le nouveau traitement hormonal de substitution de la ménopause. Et c’est une catastrophe que nous devrions craindre de reproduire.