Une rapide recherche sur Qwant devrait suffire à répondre à la question: quel est le premier pays à avoir accordé le droit de vote aux femmes? Pourtant, les moteurs de recherche sont confus. Souvent, on tombe sur la Nouvelle-Zélande qui, après des années de lutte du mouvement des suffragettes, vit pour la première fois des femmes aller aux urnes en novembre 1893. Or, les femmes votaient déjà sur l’île de Man, terre celtique de la mer d’Irlande et dépendance de la couronne britannique, dont le parlement leur octroyait ce droit en 1881.
La Suède, pionnière européenne du droit des femmes
Le problème, du moins pour les moteurs de recherche, c’est que l’histoire est bien souvent écrite par les vainqueurs ou, du moins, les pays souverains. On tend dès lors à oublier les avancées sociales et démocratiques de communautés n’ayant pas accédé à l’indépendance, comme si leur progrès ne comptait pas tant que ça.
Ainsi, on peut également citer la commune de Franceville, dans les Nouvelles-Hébrides, à l’est de l’Australie, indépendante une année de 1889 à 1890, durant laquelle les 550 habitantes et habitants avaient tous le droit de vote. Quelles que soient leur «race» et leur genre. Seuls les hommes blancs étaient néanmoins autorisés à se présenter. Si on sort sa tête de l’étau occidental, on découvre aussi les coutumes iroquoises, rapportées en 1654 par une nonne française, Marie de l’Incarnation. La religieuse parle de femmes «ayant un droit de vote au sein des conseils», qui prennent des «décisions comme les hommes» et délèguent «elles-mêmes des ambassadeurs de paix».
Quelque part, le système des guildes en rappelle un autre, appliqué dans la Corse du Moyen Âge avant d’être repris par Pasquale Paoli, homme des Lumières et père de la nation corse indépendante.
Au sens européen de cette recherche c’est, selon internet, la Suède qui serait pionnière en la matière. Durant la période que les historiens appellent l’Âge de la Liberté, qui s’étend de 1718 à 1771, certaines femmes votaient pour les maires des villes et les vicaires des paroisses à la campagne. Ce droit était alors attribué à des femmes payant l’impôt et appartenant à une guilde, dont les membres étaient habituellement des hommes. Les femmes étaient donc minoritaires dans l’électorat. En 1734, tous les Suédois payant des impôts eurent le droit de voter. Quelque part, le système des guildes en rappelle un autre, appliqué dans la Corse du Moyen Âge avant d’être repris par Pasquale Paoli, homme des Lumières et père de la nation corse indépendante.
Podestà et chasseur communal
C’est en tout cas ce qu’explique l’historien Antoine-Marie Graziani: «Des femmes votaient bien au XVIe siècle en Corse, assure-t-il par téléphone. Mais en tant que cheffes de feu.»
«Les veuves ou les femmes qui élevaient seules leurs enfants devenaient électrices. Sans être veuves, les femmes pouvaient également voter si leur mari était absent car soldat, bandit ou en déplacement à l’étranger.»
Dans une interview accordée à Corse Matin en 2017, il développait: «Un feu était généralement composé d’un homme, d’une femme et de leurs enfants. Il existait également des demi-feux où l’on ne comptait généralement qu’une veuve avec un ou plusieurs enfants ou un groupe d’orphelins. Les veuves ou les femmes qui élevaient seules leurs enfants devenaient électrices. Sans être veuves, les femmes pouvaient également voter si leur mari était absent car soldat, bandit ou en déplacement à l’étranger. Ce qui n’était pas rare. L’âge légal pour voter à l’époque était fixé à 25 ans ce qui correspondait, pour la petite histoire, à l’espérance de vie moyenne des hommes.»
Depuis 1453, la Corse est sous commandement d’une sorte de banque, l’Office de Saint-Georges avant que sa souveraineté passe au sénat de la République de Gênes en 1562. Jusqu’alors, l’île est divisée en «pierres», ou pievi, entités à l’échelle d’un canton, auquel les Génois substituent le système des communautés. Ces «feux», que citent l’expert, correspondent à des foyers fiscaux qui, ensemble, constituent une communauté. Leurs chefs, ou cheffes, votent principalement pour l’élection du podestà, l’homme à la tête des pievi, seulement désigné jusqu’à l’arrivée du nouvel occupant. «Le podestà permet à Gênes d’avoir un interlocuteur pour les questions importantes, affine Graziani. Il a une casquette judiciaire et une casquette fiscale. Il accompagne le percepteur, le loge, il l’aide à collecter l’argent. Puis il s’occupe de tout ce qui concerne le banditisme. Il était là pour dénoncer les délits. Les Génois se sont beaucoup plaints d’avoir des gens de mauvaise qualité. Le type qui accepte de dénoncer les délits et de participer à la levée de l’impôt, en général, ce n’est pas le meilleur de tous.» Les chefs de feu élisent aussi le notaire, pendant un temps, et le chasseur communal. Les Génois ont alors réduit l’accès des armes à la population et un homme, un seul, possède un fusil pour s’occuper des animaux nuisibles.
Un rôle de «remplaçantes»
Cinq siècles plus tard, Antoine-Marie Graziani n’est pas certain que d’autres régions administrées par Gênes n’aient pas eu un fonctionnement analogue, où des femmes auraient aussi pris part à des votes. «Mais je n’en n’ai pas l’impression, considère-t-il. En Ligure, ce n’est vraisemblablement pas la même chose, car il y existait un système conventionné. Les communautés devaient décider par elles-mêmes.» On ne sait pas exactement non plus comment les élections s’organisaient, mais l’historien imagine un vote à main levée.
«Mais, comme dans toute l’Europe de l’époque, les femmes [...] étaient mineures, elles avaient besoin de trois proches parents ou voisins pour acheter du pain.»
De même, il n’existe pas de textes racontant comment l’introduction du vote des femmes dans la Corse du XVIe fut perçue par la population. «Je pense que ce fut assez bien reçu, imagine Graziani. Mais, comme dans toute l’Europe de l’époque, les femmes n’étaient en réalité pas majeures. Elles étaient mineures, elles avaient besoin de trois proches parents ou voisins pour acheter du pain. Ce n’était pas simple. Je pense qu’elles n’étaient vues que comme des remplaçantes.»
Paoli et la désignation à la française
Sous domination génoise pendant deux siècles, la Corse se constitue en République indépendante en 1765 avec, à sa tête, le «babbu di a patria» Pasquale Paoli. L’homme des Lumières reprend le principe du vote des femmes pensé par les Génois, mais va plus loin. «Il ajoute le principe de la consulta, continue Graziani. Les élections sont plus démocratiques à partir de 1765. On a un représentant de chaque communauté qui se retrouve dans la réunion avec une voix, comme un député. C’est dans ces réunions plénières que les décisions étaient prises. Paoli ne décidait pas des choses dans son coin.»
«La Corse passe d’un système avec des a priori démocratiques, à un système plus complexe de désignation.»
Le 15 mai 1768, lors du Traité de Versailles, Gènes cède l’exercice de la souveraineté sur la Corse à la France de Louis XV. La Corse devient française et l’expérience démocratique de Paoli prend fin. «Rapidement, on rentre dans le système de la Révolution française, avance l’historien. Un système au sein duquel très peu de gens votent et donc pas les femmes. On désigne les maires, on ne les élit plus. La Corse passe d’un système avec des a priori démocratiques, à un système plus complexe de désignation.» Habituée à un semblant de pouvoir, la femme corse devra attendre le 21 avril 1944 et une ordonnance signée par le général De Gaulle depuis Alger pour participer à nouveau à une élection. Soit 382 ans après son premier vote.