Les bulldozers ne sont pas encore là, mais les Indiens de la tribu Carrizo Comecrudo se tiennent prêts. Depuis un mois, ils sont une trentaine à camper près des tombes de leurs ancêtres, dans le cimetière Jackson, à quelques dizaines de mètres de la frontière avec le Mexique. L’État fédéral a décidé que le mur voulu par Donald Trump passera en plein milieu des sépultures, et tous les recours légaux ont échoué.
Assise au coin du feu, Annette Garcia passe la main dans les cheveux de son fils tout en parlant des bougies qui ornent les sépultures. «La nuit, chaque flamme dans le cimetière est une âme que l’on doit protéger.» Fatiguée et inquiète, le regard de la jeune maman ne peut s’empêcher de surveiller les environs. Elle cherche des signes de la Border Patrol, la police des frontières américaine. «Ils passent très souvent dans le coin et même toutes les nuits avec des projecteurs qu’ils braquent sur les tentes», raconte-t-elle, encouragée par ses voisins de veillée.
Le cimetière Jackson, entre Mission et le Rio Grande, le 17 février 2019. | Corentin Pennarguear
Cette section du mur a été approuvée par le Congrès américain en mars dernier, bien avant la bataille budgétaire menée par Donald Trump contre les Démocrates et le plus long «shutdown» de l’histoire américaine. Les parlementaires avaient accordé à l’époque 641 millions de dollars pour cinquante kilomètres de mur dans la vallée du Rio Grande, tout au sud du Texas. Une palissade de dix mètres de haut –4,5 mètres de mur en dur et 5,5 mètres de barrière en pointes– dont la prochaine étape est la ville de Mission, 80.000 âmes, et le cimetière Jackson.
«Comment peut-on leur manquer de respect à ce point-là, vouloir les déterrer?» Wolf Ramirez perd son calme naturel quand il évoque le destin de ceux qui reposent ici: des vétérans amérindiens des deux guerres mondiales et de la guerre de Corée. «Ce sont des gens qui se sont battus et sont morts pour les États-Unis. Tout ça pour un mur…» À 60 ans, ce grand-père a planté sa tente à quelques mètres des tombes. Sa longue tresse noire dans le dos, il sort du cercle formé autour du feu pour faire découvrir les lieux. En boucle, il souligne l’injustice de la situation et le manque d’informations données par les autorités.
Wolf Ramirez devant le cimetière Jackson, le 17 février 2019. | Corentin Pennarguear
Urgence du timing
En mars, l’entreprise mandatée par l’État américain, SLSCO Ltd., enverra ses hommes creuser les lieux pour préparer le mur et la route qui permettra aux patrouilles de le longer. Les terres indiennes se retrouveront dans une sorte de no man’s land contrôlé par l’omniprésente Border Patrol. Wolf, bottes de cow-boy et lunettes noires, a travaillé toute sa jeunesse dans les champs et les ranchs alentour. «Ils disent qu’ils vont prendre soin des gens qui habitent ici, mais on sait ce que ça veut dire nous, les natifs, enrage-t-il. On nous l’a déjà faite cette promesse, et on sait qu’on n’aura rien.» «Ce sera une guerre de patience», prédit Rose, sa compagne.
Mais cette «guerre de patience» ne devrait pas durer bien longtemps. Pour Donald Trump, le temps presse. Cerné par les affaires, le président mise beaucoup sur «son» mur. Mi-janvier, il est venu à quelques centaines de mètres du cimetière Jackson, dans la ville voisine de McAllen, pour poser aux pieds des grilles. Déterminé et prêt à tous les excès pour tenir sa promesse de campagne, le chef de l’État américain a déclaré l’urgence nationale à la frontière le 15 février.
L'environnement menacé
«C’est des conneries tout ça», lâche Ernie Tietz au début d’un rassemblement anti-mur des habitants de Mission. Fraîchement retraité, il est venu vivre dans cette ville à l’extrême sud du Texas il y a deux ans et demi. «Avec ma femme Deb, on a déménagé pour le soleil et on ne s’est jamais senti autant en sécurité qu’ici», raconte-t-il avec sa casquette lui décernant le prix de «meilleur grand-père de tous les temps» sur la tête. «Ce mur nous rend malades, Trump va dévaster la vie sauvage juste pour nous distraire de ses affaires russes», grimace Ernie.
Alors, au lendemain de la déclaration d’état d’urgence nationale, le meilleur des grands-pères est allé manifester. Avec plus de 200 habitants de Mission, il se dirige vers le Centre national des papillons, une réserve naturelle dont les deux tiers pourraient se retrouver isolés par le mur. Un désastre environnemental dans cette vallée qui détient la plus grande concentration de papillons des États-Unis.
Les Indiens Carrizo Comecrudo en tête de la marche contre le mur voulu par Donald Trump à la frontière, le 16 février 2019 près de la ville de Mission, au Texas. | Corentin Pennarguear
Sous les 30°C de l’hiver texan, les Carrizo Comecrudo ouvrent la marche, suivis par les écologistes et les résidents impactés. Ernie et Deb traînent la jambe à l’arrière de ce cortège qui enchaîne les slogans anti-Trump, en anglais et en espagnol, avec des chants indiens ancestraux. Après une heure de manifestation, Brendon Tucker, 24 ans, transpire abondamment. Depuis cinq mois, ce militant mène des actions des deux côtés de la frontière pour protester contre le mur. Il explique que Mission est un des derniers endroits de la vallée du Rio Grande à ne pas être traversé par une séparation en dur. «La vallée est déjà complètement militarisée, nous avons perdu notre liberté de mouvement», déplore le jeune homme. Pour lui, ce dispositif ne fait que renforcer l’idée que la zone frontalière est dangereuse, que celui qui se trouve de l’autre côté constitue une menace. «Alors que nos communautés vivent connectées depuis tellement longtemps», pointe Brendon.
«J’ai juste reçu plusieurs courriers, dont un avec le tracé du mur et celui de la route qui le longera pour le surveiller»
À quelques kilomètres de la marche, dans sa petite maison de briques en bord de route, Fred Cavazos partage ce sentiment de révolte. Il aurait sans doute participé à la marche s’il avait été en mesure de le faire. Mais son vieux fauteuil roulant électrique fait régulièrement des siennes et la batterie n’aurait de toute façon pas tenu. En arrivant chez ce Texan de 69 ans, une légère vibration se fait sentir au fond de la poche. «Bienvenue au Mexique», informe l’opérateur téléphonique. Pourtant, Fred vit du côté américain de la frontière, si proche du voisin mexicain qu’il peut le voir depuis ses terres. Pour rejoindre le Mexique, à une centaine de mètres, il suffit de traverser le Rio Grande.
Fred est handicapé moteur. Peu avant ses 50 ans, il a commencé à ressentir des douleurs dans les jambes, qui n’ont cessé de s’accentuer. Cheveux blancs et regard triste, il vit entouré de ses vaches, de ses chèvres et loue ses terres en bord de fleuve. Son cousin et sa soeur vivent tout proche, lui donnent un coup de main quand c’est nécessaire, et surtout viennent passer des après-midi les pieds dans l’eau à engloutir des pâtisseries mexicaines et enchaîner les limonades.
Rey Anzaldua et Fred Cavazos au bord du Rio Grande, sur les terres de leur famille, le 16 février 2019. | Corentin Pennarguear
Mais Fred risque de perdre son petit paradis: Donald Trump a décidé que le mur allait passer sur les terres de la famille Cavazos. Le Texan n’a pas eu son mot à dire. «J’ai juste reçu plusieurs courriers, dont un avec le tracé du mur et celui de la route qui le longera pour le surveiller», détaille-t-il, carte en main. Il sait juste qu’il devrait avoir accès à ses terres grâce à un portail électronique. «Je crois que le code aura dix ou douze chiffres, il faudra que je les note quelque part parce que je ne pourrai jamais m’en souvenir. Et s’il ne fonctionne pas, il faudra appeler les agents à chaque fois pour entrer sur ma propriété», angoisse-t-il.
Ces terrains ont été rachetés par sa grand-mère en 1952, mais la famille Cavazos y travaillait déjà auparavant. «Petit, c’est ici que mon père m’a appris à chasser, à pêcher», retrace Fred en pesant chaque mot. La location de ses terres lui rapporte environ 30.000 dollars par an, suffisant pour compléter les aides au handicap et vivre décemment. «Mais avec ce mur, les locataires vont vouloir partir», souffle Fred en longeant ses terres, avant de retrouver le sourire en constatant que les grincements de son fauteuil font fuir les canards du Rio Grande.
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Une immigration pourtant en baisse
Alors, comme tous les autres habitants de Mission qui craignent de voir le mur de Donald Trump traverser leur jardin, Fred Cavazos espère que les ennuis actuels du président repousseront les travaux. En décrétant l’urgence nationale, le chef de la première puissance mondiale a déclenché une guerre juridique avec la Chambre des représentants. «L’urgence, elle est plutôt à Washington», fulmine Rey Anzaldua. Le cousin de Fred Cavazos, vétéran de la guerre du Vietnam, a lui aussi vécu toute sa vie à Mission. «On ne s’est jamais sentis en danger», explique-t-il, casquette militaire vissée sur le crâne.
Si l’immigration a toujours été présente dans les environs, le nombre de passages a largement diminué aujourd’hui, constate ce retraité de 74 ans. «Avant, un train venait jusqu’à la frontière côté mexicain. On l’entendait siffler et une demi-heure plus tard des groupes de clandestins débarquaient par ici. Mais ça n’existe plus.» Les cousins racontent qu’en un an, ils n’ont compté que trois bateaux transportant des migrants, à chaque fois des familles. «Ils essaient de nous faire croire que des gens traversent la frontière avec des mauvaises intentions, alors que ce n’est pas vrai du tout, soupire Fred. Ils cherchent du travail, ils ne veulent pas nous faire du mal.»
Une ville à deux vitesses?
Un avis que partage le maire de Mission, Armando O’Cana. Attablé Chez Rosy’s, au coeur de sa ville, avant d’aller à l’église le dimanche matin, il boit son café en dégustant un petit-déjeuner mexicain. «Vous savez, il y a seulement une rivière qui nous sépare, ce n’est pas ce qui va empêcher la culture de traverser», dit-il entre deux gorgées. Comme la majorité de sa population, le maire O’Cana rejette le mur. Il l’a expliqué en personne à Donald Trump quand ce dernier est venu visiter la palissade de la ville voisine McAllen, mi-janvier. «Je lui ai expliqué qu’il était le bienvenue dans notre ville humble et en sécurité. Car nous nous sentons très en sécurité ici, et nous allons faire en sorte de le rester, mais par nous-mêmes.»
Le maire craint que sa ville se retrouve coupée en deux par le mur, ce qui causerait du tort au boom économique qu’elle est en train de vivre. M. O’Cana s’inquiète aussi des conséquences sur la sécurité de ses administrés qui se retrouveront de l’autre côté du mur, notamment de leur accès aux soins: «Quand vous êtes en danger, la moindre minute compte, alors comment faire avec ces portails?»
L’édile prêche pour davantage de connexions avec le si proche voisin mexicain. «Plus de liens, ça signifie davantage de maîtrise et de postes de contrôle.» En fait, Armando O’Cana a son propre projet pour la frontière: construire un nouveau pont au-dessus du Rio Grande. Et repousser les pelleteuses de Trump le plus longtemps possible.