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Pour comprendre le harcèlement, il faut se pencher sur les avantages qu'il procure

Temps de lecture : 7 min

Non, le harcèlement n'est pas régi par la loi du plus fort.

Les études se penchent sur le harcèlement depuis plus de quarante ans. Bully | Charles LeBlanc via Flickr
Les études se penchent sur le harcèlement depuis plus de quarante ans. Bully | Charles LeBlanc via Flickr

Slate couvre le sujet de la Ligue du LOL, du nom d'un groupe Facebook privé très actif autour de 2010, composé principalement de journalistes masculins dont certains se sont livrés en parallèle à du cyber-harcèlement visant des femmes, des personnes racisées, des blogueurs. Notre actuel rédacteur en chef a été membre de ce groupe, sans qu'aucune action de sa part ne justifie sa suspension. Par souci déontologique, les articles que nous produisons sur la Ligue du LOL –et nous ne nous interdisons aucun angle– sont placés sous la supervision exclusive d'Hélène Decommer, rédactrice en chef adjointe de Slate.

La Ligue du LOL en aura été un triste rappel. Les persécutions en meute, les phénomènes de «têtes de Turc», les brimades répétées sur plus petit, plus faible, plus paumé que soi –en un mot le harcèlement– est une réalité touchant tous les milieux, toutes les classes cognitives et sociales, y compris celles qui se prétendent les plus éclairées, les plus informées, les plus «en avance» sur leur temps, voire les plus «déconstruites» vis-à-vis de tels agissements.

Chaque année dans le monde, entre 10 et 60% des adolescentes et adolescents sont touchés, qu'ils soient harcelés ou harceleurs.

Dans un sens le plus général possible, le harcèlement est une forme d'agression reposant sur un déséquilibre de pouvoir par lequel un ou plusieurs individus relativement puissants vont nuire de façon répétée et intentionnelle à une, un ou plusieurs autres relativement impuissants. Le harcèlement fait l'objet de recherches scientifiques depuis plus de quarante ans et il est aujourd'hui possible d'affirmer qu'il existe dans toutes les sociétés, cultures et époques (Grèce et Rome antiques, Chine et Europe médiévales, Europe de la Renaissance, etc.) ayant été étudiées et que son pic de fréquence est situé aux alentours de 14 ans. À cet âge-là, chaque année dans le monde, entre 10 et 60% des adolescentes et adolescents sont touchés, qu'ils soient harcelés ou harceleurs (position qui peut évidemment fluctuer), la fourchette la plus haute relevant des cas de harcèlement où la notion de répétition est la moins stricte.

Le harcèlement, un invariant propre à l'évolution

Une omniprésence qui cadre mal avec un certain consensus faisant du harcèlement un phénomène aussi marginal que révélateur de pathologies individuelles –l'idée que les harceleurs et harceleuses auraient des personnalités anti-sociales avec un fort déficit en empathie, par exemple. Une explication à la fois plus parcimonieuse et plus cohérente avec la masse de données disponibles pourrait être à chercher du côté des scientifiques travaillant sur les origines évolutives de ces comportements et, dès lors, sur les avantages qu'ils ont pu et peuvent encore procurer à celles et ceux qui les déploient.

Anthony A. Volk est l'un de ses plus éminents représentants. Professeur de psychologie développementale à l'université de Brock (Canada), Volk œuvre depuis déjà plus de quinze ans à une approche pluridisciplinaire de la question du harcèlement. Avec ses collègues de Brock –Andrew V. Dane et Zopito A. Marini, décédé en 2017– et Joseph A. Camilleri, de l'université de Westfield (Massachusetts, États-Unis), il est notamment l'auteur d'une riche synthèse publiée en 2012 dans la revue Aggressive Behavior. Un article qui servira de fondement à l'entrée sur le caractère adaptatif du harcèlement dans le manuel de psychologie de la violence dirigé par Todd K. Shackelford et Viviana A. Weekes-Shackelford, publié la même année aux presses universitaires d'Oxford.

Selon Volk et ses collègues, le harcèlement offre à ses acteurs des ressources somatiques (associées à la croissance et à la survie) et sexuelles, deux types de bénéfices essentiels qui les avantagent autant d'un point de vue individuel que collectif. Et qui permettent de comprendre pourquoi, malgré toutes les alertes, les campagnes de sensibilisation et les prises de conscience, le harcèlement n'en finit plus de perdurer.

Une question de survie en temps de disette

En matière de ressources somatiques, si aucune étude ne permet d'établir un lien causal direct entre harcèlement et meilleur développement physique, plusieurs recherches observent que les harceleurs ont tendance à être plus grands et plus forts que les harcelés et harcelées. Un phénomène d'autant plus saillant que les environnements sont précaires, comme par exemple chez les chasseurs-cueilleurs (Aborigènes d’Australie, Hadza, !Kung San, etc.) où la mortalité chez les adolescentes et adolescents de moins de 15 ans atteint 50% de la population, contre 1% dans nos sociétés industrialisées.

«Obtenir de l'argent pour manger, ou plus directement de la nourriture, pourrait être une fonction importance du harcèlement.»

Anthony A. Volk, professeur de psychologie développementale

Dans le classique de Colin Turnbull sur les Iks, chasseurs semi-nomades vivant en Ouganda, l'anthropologue britannique montre bien que le harcèlement est d'autant plus intense qu'il succède à des périodes de déplacements forcés et/ou de privations alimentaires, avec de jeunes générations considérées comme bien plus violentes et cruelles que celles de leurs grands-parents, nostalgiques de la cohésion sociale qui semblait caractériser leur époque. Une tendance similaire se retrouve chez les Eskimos Utkus analysés dans les années 1960 par Jean L. Briggs, avec une poussée de harcèlement consécutive à des temps de phoques maigres. «Obtenir de l'argent pour manger, ou plus directement de la nourriture, pourrait être une fonction importance du harcèlement», notent Volk et ses collègues.

Tirer son épingle du jeu concurrentiel de l'emploi

Sur un plan physiologique, plusieurs études citées dans leur synthèse établissent un lien entre santé, stress (mesuré par les taux de cortisol dans le sang) et dominance sociale, et montrent que les harceleurs sont en général dans un meilleur état (physique et mental) que leurs victimes.

Harceler est utile pour se garantir des emplois aux dépens des personnes harcelées [...] Un phénomène logiquement plus notable dans des environnements professionnels où les bonnes places sont chères.

Plus proche de ce qui a pu se passer avec la Ligue du LOL, Volk et ses collègues font remarquer que le harcèlement comme gage de ressources somatiques a aussi tendance à s'exprimer dans les sociétés développées dans un contexte de concurrence professionnelle: harceler est utile pour se garantir des emplois aux dépens des personnes harcelées, postes qui seront ensuite pourvoyeurs de ressources économiques. Un phénomène logiquement plus notable dans des environnements professionnels où les bonnes places sont chères. Ce qui permet aussi de comprendre pourquoi les membres de la Ligue du LOL peuvent être effectivement considérés comme des adolescents attardés: si, dans des environnements plus primitifs comme ceux des chasseurs-cueilleurs, l'âge «naturel» du harcèlement coïncide généralement avec celui de la puberté, dans nos sociétés où la compétition interindividuelle est relativement modérée à cet âge, toutes les conditions sont remplies pour que le harcèlement en vienne à se «décaler» aux alentours de l'entrée dans la vie active.

Cul et pouvoir d'attraction au ban des accusés

Depuis trois semaines, dans les médias, c'est l'éléphant que personne (ou presque) ne semble voir lorsqu'il est fait mention de la Ligue du LOL: le cul. Que vous ayez ou non directement fréquenté le petit milieu des journalistes web à la grande époque de ses méfaits, il ne faut pas être grand clerc pour observer qu'il avait tout d'un baisodrome géant ou, pour rester modeste, de ces sitcoms interchangeables où l'essentiel de l'arc narratif repose sur les combinaisons sexuelles des personnages. Là encore, la chose est très «archaïque» et peu surprenante.

Et parce qu'on ne badine pas avec des ressources sexuelles, les personnes les plus désirables sont aussi celles ayant le plus de risques d'être victimes de harcèlement par des individus qui, par la persécution, chercheront à se les monopoliser et/ou se les partager entre camarades triés sur le volet.

Une étude citée par Volk et ses collègues montre ainsi que les harceleurs, mâles comme femelles, ont une puberté plus précoce, commencent leur vie sexuelle plus tôt, se mélangent socialement davantage avec le sexe opposé et ont globalement davantage de partenaires sexuels que leurs victimes et/ou le reste de la population non concernée par le harcèlement. Comment se fait-ce? Sans doute parce que les harceleurs manifestent davantage de traits sexuellement valorisés que les autres et sont effectivement (du moins en ce qui concerne les garçons) considérés comme plus séduisants.

Et parce qu'on ne badine pas avec des ressources sexuelles, les personnes les plus désirables sont aussi celles ayant le plus de risques d'être victimes de harcèlement par des individus qui, par la persécution, chercheront à se les monopoliser et/ou se les partager entre camarades triés sur le volet. Une étude de 2010 montre ainsi que les adolescentes et les adolescents les plus beaux, garçons comme filles, sont celles et ceux qui ont le plus de probabilités d'être concernés par le harcèlement –en tant que harceleurs, victimes ou complices. En ce qui concerne spécifiquement le harcèlement entre filles, la logique de la compétition intrasexuelle veut que les plus jolies soient aussi les plus souvent tarabustées par leurs congénères, notamment par des rumeurs et cabales sexuellement chargées et incitant à leur ostracisation.

Un facteur génétique du harcèlement?

Un fondement évolutionnaire –et donc biologique– que confirme la génétique comportementale. L'une des premières études de grande ampleur (2.232 jumelles et jumeaux et leurs familles) à se pencher sur les facteurs génétiques du harcèlement conclut que sa variance est due à 73% à des prédispositions génétiques du côté des victimes et à 61% du côté des bourreaux.

Ce qui ne veut évidemment pas dire que quiconque soit «condamné» à harceler ou à être harcelé. Même s'ils sont en grande partie des excroissances de notre évolution biologique, nos comportements ne sont pas des programmes fixes et entièrement déterminés par la génétique. La vie est une affaire de variations, de fluctuations et, surtout, d'interactions entre organismes et environnement –chaque modulation de ce dernier modulant les pressions sélectives pesant sur tel ou tel comportement. La leçon à retenir est aussi vieille que Darwin: ce ne sont pas les plus forts qui survivent, mais les plus adaptés. Et le harcèlement disparaîtra quand sa balance coûts-bénéfices penchera longtemps et fortement du côté du premier panier. Ce qui exige d'admettre et de comprendre le poids autrement plus significatif du second.

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