La sénatrice Démocrate du Minnesota a annoncé sa candidature à la présidentielle de 2020 dans un discours sous la neige le 10 février. Quelques jours avant, plusieurs médias américains avaient publié des articles dans lesquels des dizaines d’ex-employées et employés de la sénatrice la décrivaient comme une patronne irascible qui rendait les conditions de travail intenables. Ces ex assistants parlementaires et chargés de communication ont souhaité rester anonymes par peur de représailles, mais décrivent une équipe terrifiée par des accès de colère imprévisibles, avec hurlements et objets jetés. Selon les articles, Klobuchar critiquait les membres de son équipe dans des mails collectifs particulièrement humiliants. Beaucoup ont dénoncé un quotidien fait de larmes, de peur et d'angoisse.
En raison de cette atmosphère toxique, ses employées et employés avaient tendance à rester peu longtemps à leur poste, et Klobuchar a parfois tenté de saboter leur carrière en appelant leurs nouveaux employeurs et employeuses. En 2015, elle a été convoquée par le chef du Sénat à la suite de plaintes et sa réputation était tellement mauvaise que, selon le Huffington Post, trois personnes ont refusé des postes de direction pour sa campagne présidentielle.
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La tyrannie, une affaire d'hommes?
Dans tous ces reportages, les journalistes citent en général plusieurs sources qui disent que leur expérience avec Klobuchar a été positive et que la sénatrice est juste très «exigeante». Pour la défendre, certains anciens collaborateurs expliquent que les accusations révèlent un deux poids deux mesures sexiste. Un homme peut se permettre d’avoir un tempérament explosif et d'être tyrannique, pas une femme.
«J’ai entendu des gens dire que c’était dur de travailler pour elle, et ça me gêne parce que j’entends rarement la même accusation concernant les hommes au Congrès», a expliqué Tristan Brown, un ancien assistant parlementaire.
Il est pourtant assez facile de retrouver de nombreux articles critiquant le style managérial brutal de plusieurs hommes élus au Congrès (par exemple, Tom Garrett, Todd Rokita et Jesse Young dont on a moins entendu parler car ils ne se présentent pas à la présidentielle). Mais dans la rhétorique féministe mobilisée par les défenseurs d'Amy Klobuchar, les hommes peuvent tout se permettre, les femmes rien.
Des attaques jugées sexistes y compris par les progressistes
Cette idée a été reprise par de nombreuses journalistes et consultantes politiques sur Twitter et dans les médias.
«Article sexiste», a tranché une commentatrice CNN au sujet d’un reportage sur Klobuchar
Alors qu’une militante progressiste influente a qualifié ces enquêtes de «conneries genrées».
De son côté, une ancienne de la campagne d’Hillary Clinton a écrit un article pour Politico intitulé «Le sexisme qui se cache dans les articles sur Klobuchar», et Hilary Rosen, une autre consultante démocrate, a expliqué sur Twitter qu’elle n’était pas perturbée par ces accusations car elles étaient formulées par des personnes moins intelligentes et moins travailleuses que leur cheffe.
Ce commentaire de Rosen, qu'elle a récemment effacé, est particulièrement malvenu dans la mesure où celle-ci est co-fondatrice de Time's Up, le mouvement d’aide aux victimes de harcèlement sexuel créé après #MeToo, qui repose sur le respect et l’écoute des personnes qui se disent harcelées. Si on croit ces femmes, alors pourquoi automatiquement minimiser la souffrance de celles qui ont travaillé pour Klobuchar?
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Une femme dominatrice serait-elle un leader comme les autres?
Sur la chaîne de gauche MSNBC, une ancienne élue municipale de New York, Christine Quinn, poussait aussi son coup de gueule: «J’en ai vraiment assez qu’à chaque fois qu’une femme avance, que ce soit dans le business ou en politique, soudain c’est la pire manager, la plus cruelle du monde.»
Il faut rappeler qu’il y a actuellement trois autres femmes –Elisabeth Warren, Kamala Harris et Kirsten Gillibrand– qui sont candidates à la présidentielle, et qu’aucune d’entre elle n’a été accusée d’être cruelle. Sur le plateau, la présentatrice Stephanie Ruhle renchérit pourtant en expliquant que quand une femme est «forte, elle est vue comme dominatrice, alors que si un homme fait pareil, c’est un leader». Elle semble incapable de faire la différence entre l'ambition et le management fondé sur l’humiliation des autres.
La journaliste de MSNBC ajoute que les sources anonymes sont probablement des employées et employés «mécontents», qui regrettent de ne pas être «sous les projecteurs»: une réponse qui ressemble fort à celle utilisée pour discréditer les femmes qui accusent des hommes de harcèlement ou d'agression sexuelle.
En résumé, le niveau de mauvaise foi de ces femmes Démocrates, qui étaient à 100% pour le slogan «believe women» (croyez les femmes) pendant #MeToo est assez sidérant, comme le note le journaliste de New York Magazine Eric Levitz:
«Croyez les femmes, sauf s’il s’agit d’employées maltraitées par leur patronne.»
Objectivité à géométrie variable
La journaliste Laura McGann remet aussi en question les accusations contre Klobuchar de façon troublante. Dans un tweet, elle écrit:
«Je ne doute pas que c’était horrible d’être dans cette situation. Mais est-ce que ça veut dire que Klobuchar est un monstre violent? Je doute que les voix que nous entendons…soient aussi objectives qu’elles le prétendent.»
Dans un article pour Vox, elle tente de citer des exemples d’hommes politiques coupables d'abus similaires mais qui échappent aux critiques: elle écrit que ça ne semble gêner personne que le sénateur Bernie Sanders soit connu pour hurler… pendant les débats. Une attitude qui n’a rien à voir avec le fait de maltraiter son équipe.
Pourquoi s’autoriser à minimiser les difficultés décrites par le personnel d’Amy Klobuchar, et pas celles décrites par ces femmes qui ont été obligées de repousser les avances d'un collègue?
En 2017, Laura McGann avait écrit un article sur plusieurs femmes journalistes qui accusaient le reporter Glenn Thrush de leur avoir fait des avances quand il travaillait à Politico. Il s’agissait de cas de sorties dans des bars entre collègues, où Thrush avait tenté d’embrasser des femmes plus jeunes, dont McGann elle-même. Une fois repoussé, il n’insistait pas et il n’y avait pas eu de représailles. Mais à l’époque, Laura McGann considérait que Glenn Thrush, qui travaille actuellement au New York Times, devait être sanctionné. Le quotidien avait fait sa propre enquête et décidé de ne pas le licencier. Est-ce que comme elle le fait dans l'affaire Klobuchar, Laura McGann s'était alors demandée si ces femmes qu’elle avait interviewées étaient «objectives», si elles exagéraient un peu la gravité de la situation? Pourquoi s’autoriser à minimiser les difficultés décrites par le personnel d’Amy Klobuchar, et pas celles décrites par ces femmes qui ont été obligées de repousser les avances d'un collègue?
Des arguments qui décrédibilisent certaines féministes
Les progressistes américains sont actuellement très à l'aise avec la dénonciation des dynamiques d'oppression en entreprise lorsqu’elles ont à voir avec le genre, mais beaucoup moins lorsqu’il s’agit d’humiliations ou de cruauté qui n’ont rien à voir avec le sexe. Médiatiquement, ces dynamiques, pourtant extrêmement courantes, sont presque invisibles. Or comme le note Sarah Jones dans New York Magazine, pour une candidate à la présidentielle, l’attitude d’Amy Klobuchar en tant que patronne est importante, car elle peut révéler un manque d’empathie envers les difficultés rencontrées par les employées et employés dans le monde du travail.
Les féministes qui dénoncent le deux poids deux mesures contre les femmes tout en minimisant les dynamiques d’oppression lorsqu’elles ne sont pas genrées se décrédibilisent de facon particulièrement gênante.
La question n’est pas de savoir si le harcèlement sexuel est pire que le harcèlement tout court, si un environnement où les femmes sont réduites à leurs corps de façon humiliante est pire qu’un environnement de travail où règne l’agressivité et la peur. Les deux sont nocifs. Par contre, les féministes qui dénoncent le deux poids deux mesures contre les femmes tout en minimisant les dynamiques d’oppression lorsqu’elles ne sont pas genrées se décrédibilisent de facon particulièrement gênante.