Lundi matin: je suis en route vers un supermarché Walgreens bien spécifique de Manhattan pour une mission de la plus haute importance. Une mission plus urgente encore que mes enquêtes précédentes sur les baumes à lèvres hors de prix ou les cafés Starbucks vendus en bouteilles. Il s’agirait, m’a-t-on dit, d’entrevoir l’avenir. Il m’attend dans l’allée des produits réfrigérés.
Dès mon entrée dans le magasin d’Union Square (l’un des six de la chaîne à accueillir l’avenir dans ses murs), j’aperçois le scintillement électronique des frigos du fond.
Je m’approche.
Là, au lieu des habituelles portes vitrées transparentes (plus ou moins propres) à travers lesquelles je peux habituellement voir si le magasin a encore mon type de Gatorade préféré, je suis accueillie par de grands écrans, prenant toute la porte, qui affichent des images de produits alimentaires et de boissons. Les images sont clairement conçues pour ressembler à un rayon classique de supermarché, avec des rangées de sodas, d’eaux aromatisées et de glaces avec toujours plus de bonbons à l’intérieur. J’ouvre une porte affichant des rangées d’images de thé glacé Lipton (avec les prix et une offre promotionnelle) et je trouve à l’intérieur… des rangées de bouteilles de thé glacé. Il n’y en a plus à la pêche. L’écran l’a senti et a grisé l’image de la bouteille en question.
Ciblage permanent
Des bannières de publicité clignotantes flottent entre les rangées de bouteilles numériques. Instinctivement, je clique sur celle de Red Bull, qui montre un petit Pac-Man avançant à toute vitesse (s’agirait-il d’un jeu pour la clientèle?), mais l’écran ne répond pas. C’est toujours la même boucle qui se répète.
Pourtant, la porte de frigo de demain est bien en train d’interagir avec moi. Mais d’une autre manière. Comme l’ont signalé plusieurs personnes, comme Sidney Fussell de The Atlantic, ces écrans sont équipés, en plus des publicités scintillantes et du merchandising «intelligent», de capteurs et de caméras conçus pour observer et profiler l’apparence et les actions des clients et clientes qui se trouvent dans leur allée. Comme moi: âge approximatif et genre, temps durant lequel j’ai posé mon regard sur les bouteilles de thé, savoir si la publicité pour Red Bull m’a poussée à prendre une canette du célèbre stimulant plutôt qu’un thé glacé. Les machines reçoivent aussi des données externes, comme l’heure de la journée, la météorologie et les évènements spéciaux, le tout dans l’idée de tester des publicités sur mesures et d’ajuster les prix en temps réel pour répondre aux tendances.
À en croire une déclaration du PDG de Cooler Screens (la société soutenue par Microsoft qui pilote ce projet de frigos de l’avenir) les machines utilisent ces informations –qui sont, selon eux, rendues anonymes– afin «d’améliorer en temps réel l’expérience achat du consommateur». On ne sait pas encore très bien comment cela va marcher (pour l’instant, la plupart des publicités sur les Cooler Screens sont pour les écrans eux-mêmes), mais j’imagine un avenir dans lequel je passe du côté du rayon des Gatorade après avoir participé à un demi-marathon dans les environs et qu’une publicité s’anime devant mes yeux pour me dire que j’ai bien besoin d’un petit réconfort après la course.
L'avocate du diable
Alors que j’observe les écrans, je m’aperçois tout d’un coup que quelqu’un d’autre m’observe. Une personne humaine, j’entends. Elle se présente: c’est une employée de Cooler Screens. Elle commence à m’énumérer une liste de leurs aspects positifs: ils permettent d’économiser de l’énergie, ils aident les consommateurs qui n’y voient pas clair à mieux s’y retrouver, ils rendent les produits plus «visuellement attrayants».
Je ne peux m’empêcher de lui demander si les autres clients auxquels elle a parlé ont paru (comme moi) un peu effrayés par cette innovation. «À partir du moment où on leur explique, ils comprennent assez bien», m’assure-t-elle. Je commence à soupçonner Cooler Screens d’avoir envoyé des personnes comme elle dans les magasins afin de vendre leurs portes scintillantes avant que les gens ne fassent eux-mêmes leurs propres déductions.
Je lui pose alors la question qui me brûle les lèvres depuis le début: «Est-ce que les écrans… nous observent, là, maintenant?» Oh, non, pas ces écrans là, d’après elle, mais elle reconnaît toutefois avoir lu un article parlant effectivement d’écrans analysant les utilisateurs et utilisatrices. Elle me dit alors qu’il lui faut regarder quelque chose sur son téléphone, puis ne le quitte plus des yeux.
Et en attendant qu’elle se souvienne que j’existe, je reste plantée là à regarder les écrans.
J’ai découvert après coup qu’il s’avère que les écrans étaient bien en train de nous surveiller lorsque j’ai posé la question (j’imagine que l’employée de Cooler Screens avait été mal renseignée), mais il m’a fallu plusieurs échanges avec l’entreprise pour avoir une vraie réponse. Rien n’indique aux clients et clientes du magasin que des caméras sont en train de les filmer et d’établir leur profil.
Étroite surveillance
Bien que nous vivions à une époque où, me semble-t-il, les grandes sociétés ont de moins en moins de scrupules à collecter nos données, cette surveillance poussée jusqu’à l’allée du supermarché m’a frappée. Avec le pistage en ligne, j’ai toujours eu l’impression, à tort ou à raison, que c’était au moins un peu la faute des consommateurs et commatrices: après tout, ne peut-on pas simplement cesser d’utiliser Amazon ou Google? («un enfer», répondrait Kashmir Hill, le journaliste de Gizmodo qui a essayé). Ne pourrais-je pas devenir le type de personne qui lit les «conditions» avant de laisser MoviePass avoir accès à mes données? Mais même si j’essayais, cette fois-ci, c’est un combat qui semble perdu d’avance.
«Ça brille, ça clignote, ça attire les gens. On est comme des mouches»
Peut-on s’attendre à ce que les autres clients et clientes du supermarché aillent vérifier comme moi ce que leur diront les employés de Cooler Screens? Et comment fait-on pour se «désengager» si, mettons, les écrans Cooler Screens se généralisent? Est-ce que je dois arrêter d’acheter de la glace? Bien entendu, c’est une «surveillance» qui semble assez bénigne. La société a déclaré ne pas utiliser de logiciel de reconnaissance faciale et ne pas conserver de données sur les individus (ils ne savent donc pas que c’est la cinquième fois de la semaine que je louche sur le gros pot de glace aux morceaux de brownies et de cookies au chocolat –du moins, pas encore). Mais cela montre bien à quel point il peut être difficile de comprendre la surveillance généralisée et d’y échapper lorsqu’elle s’insinue à ce point dans tant d’aspects de nos vies.
En outre, il semble que la clientèle n’ait vraiment pas grand-chose à gagner de tout cela. Les arguments avancés par Cooler Screens pour dire que cela nous aide nous semblent un peu hypocrites. Dans l’allée du supermarché, j’observe une dame ouvrir une porte de frigo pour voir les fromages disponibles à l’intérieur, laissant tout le froid sortir, ce qui me pousse à me demander si ces écrans permettent vraiment d’éviter de gaspiller de l’énergie.
Un employé affairé à remettre en place les produits laitiers m’explique que, de son point de vue (toujours le nez à l’intérieur des frigos, derrière les portes, à mettre les produits en place), les capteurs ne l’aident pas du tout dans son travail. Il dit savoir déjà bien repérer tout seul lorsque les rayons se vident et, par-dessus tout, les écrans lui compliquent la tâche pour repérer les vols à l’étalage. À ses yeux, les écrans ne sont qu’une stratégie commerciale. «Ça brille, ça clignote, ça attire les gens, me dit-il. On est comme des mouches.»
Tandis que les publicités continuent à s’animer et que l’employée de Cooler Screens semble visiblement continuer à guetter les clients dans l’allée, je décide de ne pas trop m’attarder ici. Si ces écrans sont vraiment l’avenir, je serai bien assez tôt à leur merci.