I Am Ozzy (Je suis Ozzy), c'est le titre de de son livre. Non pas They Call Me Ozzy (Ils m'appelaient Ozzy) ou The Ozz I Waz (L'Ozz que j'étaiz) ou encore Why Ozz? Because (pourquoi Ozz? Parce que). Juste cet indicatif tout nu, cet absolu. Et tout y est, dans un récit au style enlevé, l'identité et ses racines: une enfance à jouer dans une ville sombre (Birmingham) encore à demi-éventrée par les bombes d'Hitler, le début de l'âge adulte et industriel, à tester des klaxons de voiture dans une usine, puis dans un abattoir; la grand-mère tatouée, la prison précoce, les graffitis des mots «IRON VOID» (désert de fer) sur les murs de la rocade; les combats perdus, «la bouche pleine de la moquette du pub»; une distance animale avec «toute cette merde de hippies qui envahissait la radio»; et le jour décisif où un membre de son groupe, Tony Iommi («un incroyable bagarreur») lui dit «On devrait peut-être arrêter de jouer du blues et commencer plutôt à écrire de la musique qui fait peur».
En 1972, Lester Bangs écrivait que Black Sabbath était «peut-être le véritable premier groupe catholique, ou le premier groupe à totalement s'immerger dans la Chute et la Rédemption». Pensait-il à des paroles comme «Day of Judgment, God is calling/ On their knees, the war pigs crawling» (Jour de Jugement, Dieu appelle / Sur les genoux rampent les porcs de guerre). Ou à la tonalité de profundis de la guitare de Iommi, son énorme fardeau de tristesse, autant signe que son, voyageant dans l'espace et la séparation? Saint Paul n'aurait pas de mal à le reconnaître: «Nous le savons bien, en effet: jusqu'à présent la création toute entière est unie dans un profond gémissement et dans les douleurs d'un enfantement »*.
Une voix hurlant de sauvagerie
Au départ, Sabbath était un power trio + 1: une formation post-Cream jouant avec une fluidité tonale épaisse (ils pouvaient shuffler, stroller, vamper, swinger, cruncher) sur laquelle s'additionnait sa voix, cette présence vivant aux frontières de la musique, aliénée et prémonitoire. «When sadness fills my days/ It's time to turn away/ And then tomorrow's dreams/ Become reality to me.» (Quand la tristesse remplit mes jours / Il est temps de se retourner / Et les rêves de demain / Deviennent ma réalité) étaient des paroles littéralement prophétiques: s'il n'y avait qu'une personne, au début des années 1970, à avoir cette «voix hurlant de sauvagerie», c'était bien Ozzy. Sa plainte, son appel, s'élevait puissamment et avec une étrange chasteté par rapport au reste du vacarme boogie des formations de l'époque. Et que prophétisait-il?
Long ago I wandered through my mind/ In the land of fairy tales and stories/ Lost in happiness I knew no fears/ Innocence and love was all I knew ... It was an illusion!» (Il y a longtemps que je vagabonde dans mon esprit / Cette terre de contes de fées et de légendes / Perdu dans le bonheur, je ne connaissais pas la peur / L'innocence et l'amour étaient mon quotidien...c'était une illusion!).
Ou en deux mots: «You're havin' a good time, baby/ But it won't last.» (Tu passes un bon moment, bébé / Mais cela ne va pas durer»).
Même s'il les chantait avec ferveur, ces mots n'étaient pas de lui: ils venaient du bassiste druidique de Sabbath, et parolier en chef, Geezer Butler, avec qui Ozzy partageait une étrange symbiose — ou symbiozze, pour être précis — «ce n'était pas votre pote ordinaire», écrit-il dans I Am Ozzy, un poète effrayant au naturel dépressif, qui dans son enfance avait pensé devenir prêtre catholique. Son air abyssalement maussade et ses injonctions rocailleuses ont, dans un sens créé Ozzy, ont réalisé l'Ozz-erie, de la même manière que les paroles de Chuck Dukowski aux accents Geezeriens de Black Flag allaient un jour réaliser la Rollins-erie d'Henry Rollins «I have a prediction/ It lives in my brain/ It's with me every day/ It drives me insane. » (J'ai un présage / Il vit dans mon cerveau / Il est avec moi chaque jour / Ça me rend fou.») Dukowski ou Butler?
Black Sabbath, les chamans des états mentaux
Geezer avait aussi de florissants côtés, très World of Warcraft. Dans I Am Ozzy, on passe dans les coulisses de l'écriture de Sabbath Bloody Sabbath: Ozzy, ayant besoin de paroles pour «Spiral Architect»[Spotify ou YouTube], appelle Geezer. Qui grommelle un peu et lui dit qu'il rappellera dans une heure. «Quand je l'ai eu à nouveau au bout du fil, il me dit: “t'as un stylo? OK, note”: ‘Sorcerers of madness/ Selling me their time/ Child of God sitting in the sun ...‘”» (« Les sorciers de la folie / me vendent leur temps / les enfants de Dieu font face au soleil»).
Et toujours, soutenant l'ensemble, Iommi. On ne se trompe pas sur Tony Iommi en disant que sa manière de jouer était une réelle tentative religieuse. Des milliers de groupes l'on fait depuis, de Pentagram à St. Vitus en passant pas Alice in Chains: son influence se fait sentir sur plus de 30 ans de hard rock. (Aujourd'hui, ses disciplines les plus fervents semblent Suédois: Graveyard et Witchcraft, qui essayent tous les deux avec une persévérance démoniaque, et parfois arrivent, à recréer cette ambiance bluesy et tambourinante du premier Sabbath).
Black Sabbath, les chamans des états mentaux, était aussi un groupe de prolétaires anglais qui a vendu des caisses de disques et s'est envoyé des saladiers de cocaïne. Pendant quelques années, le monde était à leurs pieds, et la discographie de Sabbath n'est pas sans manquer de moments à la Oasis, pleins d'une exultation de terrain de foot. «Supernaut», par exemple: «I wanna reach out/ And touch the sky/ I wanna touch the sun/ But I don't need to fly.» («Je veux tendre la main / Et toucher le ciel / Je veux toucher le soleil / Mais je n'ai pas besoin de voler»). Forcément, la séparation fut prévisible : en 1979, Ozzy, végétait en beauté dans son pied-à-terre campagnard qu'il avait surnommé l'Atrocity Cottage — «je pose le fusil, ramasse le jerrycan et commence à le vider sur ce qu'il restait des poulets» — devient finalement ingérable et se fait virer par Sabbath.
Acte 2
Brisé, drogué, rejeté dans une zone de turbulences psychologiques, Ozzy a quand même réussi à conserver sa hargne musicale. Avec l'aide de l'extraordinaire Sharon, avec qui il n'est pas encore marié, il recrute un guitariste qui déchire tout (le regretté Randy Rhoads), et ensemble ils composent Blizzard of Ozz. Rhoads, en tant que pur flash-métal, est un anti-Iommi, distillant sa virtuosité dans tous les riffs de l'album.
Mais le charme agit! L'Ozz est passé à la pop, libérant à sa manière l'énorme énergie d'adoration de son parterre de fans — une énergie que sait très bien déclencher le vieux guerrier. «Ok ! D'accord! Vous ne pouvez pas tuer le rock'n'roll! Continuez alors à fumer des JOINTS !!! je veux voir vos mains!» etc. (Des citations prises au hasard dans l'album live Randy Rhoads Tribute, ou dans n'importe quel concert d'Ozzy à partir de 1980). Au niveau des paroles, il se libère de l'aura de Geezer, et crée sa propre zone folle et psychédélique, et devient «cray-zay». «What's the future of mankind?/ How do I know?» («Quel est l'avenir de l'humanité? Qu'est-ce que j'en sais?»). Et les gens ont mordu. Et cela ne s'arrête pas, depuis maintenant deux décennies.
Acte 3
Marié à Sharon, avec ses enfants joufflus et quasi-adultes traînant dans les coins, Ozzy invite le virus de la tv-réalité à entrer dans sa maison de Los Angeles. («J'ai toujours pensé qu'il fallait s'adapter à l'époque»).
Des caméras partout, The Osbournes arrive sur MTV. Ozzy en père de famille profane et hébété, grattant pitoyablement le blister d'un DVD pendant que l'habillage sonore de l'émission émet des prouts grotesques. La crotte de chien en est un poncif: «Je n'ai rien contre un petit étron de Loulou de Poméranie», marmonne Ozzy en jogging dans sa cuisine, «mais ça c'est une putain de grosse merde de bulldog». Un must, sa célébrité est désormais immortelle. Greta Van Susteren l'invite au dîner des Correspondants de la Maison Blanche, où George W. Bush plaisante à son sujet.
C'est ce qu'on appelle un bon aperçu de carrière, et un gros morceau d'Ozzy. Trop, peut-être, aujourd'hui ? Sommes nous overd-ozzés? Impossible. Sa réputation est indestructible et préservée pour toujours dans les rayons de fer du heavy metal. Son lien à son public est toujours aussi féroce. Il chante toujours avec ce caractéristique et brouillé sens mélodique. Son dernier album de 2007, Black Rain, était en fait une sorte de victoire par KO: puissant, passionné et produit (par Kevin Churko) pour percer les murs de solides immeubles. «Me connaissant», dit-il fatalement à la fin d'I Am Ozzy, je vais partir d'une façon débile. Je vais vouloir sortir de chez moi et me briser le cou. Ou je vais m'étrangler avec une pastille pour la gorge. Ou un oiseau va me chier dessus et me transmettre un virus bizarre venu d'une autre planète.»
Si je devais parier, je choisirais l'option de la crotte d'oiseau extra-terrestre.
James Parker
Traduit par Peggy Sastre
* Romains 8.22-23, N.d.T
Image de une: Ozzy Osbourne au Hultsfred festival, en juin 2007. REUTERS/Fredrik Sandberg.