Dans le passé, la mode se déroulait sur des cycles plutôt longs, le rythme s’est ensuite progressivement accéléré.
À une époque où la haute couture «faisait» encore la mode, Christian Dior associait le temps au climat: «Dans le monde de la mode, on divise de plus en plus l’année en trois saisons, en associant l’automne et l’hiver. Le printemps et l’été sont légèrement différents pour deux raisons: tout d’abord le temps des vacances demande des vêtements particuliers, et au printemps, la différence de température nécessite des tissus plus légers qu’en hiver». Lorsque l’étoile de la haute couture a moins brillé, une nouvelle époque est arrivée.
Dans L’empire de l’éphémère, Gilles Lipovetsky boucle ce quasi siècle de la couture avec le terme de «mode de cent ans». Place à l’émergence du prêt-à-porter des créateurs et des créatrices, et à un nouveau système à partir de la fin des années 1960. Cette phase a souvent débuté de façon artisanale (Sonia Rykiel, Dorothée Bis ou Kenzo) et par le biais de boutiques en contact direct avec la clientèle. Face au succès, un besoin de structure s’est vite fait sentir et le choix d’un calendrier saisonnier s’est de lui-même imposé, sur le modèle de la couture. Les présentations se sont organisées en deux saisons (printemps-été et automne-hiver) avec des modèles disponibles quatre mois plus tard. Ce rythme binaire a été adopté par les fashion weeks qui se sont démultipliées au fil des ans (Paris, Milan, Londres, New York mais aussi Tokyo, Séoul, Rio de Janeiro, Tbilissi, Saigon...) et continuent sur ce modèle.
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L’autre facteur qui induit un renouvellement nécessaire de la mode est lié au cycle de vie réel d’un vêtement, à l’usure. Dans un appendice à son Système de la mode en 1967, Roland Barthes avait déjà compris l’obsolescence de la notion d’usure: «À cette durée historique, faite d’un rythme stable il faut opposer une durée beaucoup plus courte, celle des dernières variations saisonnières de la Mode... la Mode est entretenue par certains groupes producteurs pour précipiter le renouvellement du vêtement, trop lent s’il dépendait de la seule usure...». Il ajoute: «Plus le rythme d’achat dépasse le rythme d’usure, plus la soumission à la Mode est forte». Très éloigné de la notion d’usure, le rythme actuel suit un tempo effréné.
Le temps majeur demeure incarné par les sacro-saintes collections biannuelles que les stylistes respectent pour des raisons pratiques: joindre le plus d’acheteurs et de journalistes possible sans oublier, désormais, les réseaux sociaux.
Difficile d’échapper au calendrier, sauf pour un électron libre comme Azzedine Alaïa qui pratiquait le hors-piste et défilait quand bon lui semblait, mais néanmoins pas trop loin des dates du calendrier. En 2018, Alexander Wang a décalé ses défilés, présentant trois mois après la fashion week. Beaucoup rêvent de casser ce rythme, mais pour vendre, il faut aussi être visible et le défilé ou les présentations demeurent encore quasi incontournables.
Avant et après
S’ajoute un nouveau temps avec les pré-collections où, présentés en amont, les modèles préfigurent le défilé et permettent les premières commandes. Ces «pré-coll» ont évolué au cours des dix dernières années: passées de basiques (best-sellers adaptés) créés par les studios, elles ont été reprises en main par la création pour répondre au marché, qui les souhaitait plus créatives et en cohérence avec le défilé. Elles sont désormais capitales puisque environ 75% des achats sont effectués lors de ces «pré-coll». Après les défilés, ce seront des achats d’image, de vitrines.
A posteriori, le re-see, lui, permet de voir les pièces de près ou de découvrir une collection pas vue sur podium.
Toujours plus vite
Perturbatrices du cycle classique, les enseignes grand public du type Zara, H&M, etc. ont bousculé le rythme avec une mode en continu soutenue par des achalandages quasi hebdomadaires de leur fast fashion. Proposer du neuf en permanence, une notion porteuse et comprise depuis longtemps au Japon, avec en déclaratif de pubs: shinhatsubai, l’équivalent de «ça vient de sortir». L’intérêt, c’est la nouveauté. Contrairement aux doubles saisons, le nouveau temps de la mode va tabler sur l’éphémère avec des éditions limitées dans la durée.
De nouvelles offres vont surgir sans interruption, le temps d’une capsule, d’un drop ou même pour une durée annoncée de vingt-quatre heures chrono. Une course à l’éphémère pour faire rimer désirabilité avec consommation. Pour le spécialiste du luxe et de la mode Jean-Jacques Picart, toute cette accélération vient de l'impérialisme d'internet qui a précipité cette perception du temps avec une information en temps réel: «Une tension se crée entre la création du désir et sa satisfaction qui aspire à l’immédiateté et conduit à une spirale infernale du temps». Il ajoute que la jeune génération n’a pas conscience qu’il peut y avoir de la volupté à attendre...
L’été en hiver
Suite à un effet migratoire de personnes qui cherchent le beau temps en hiver est née l’idée d’une garde-robe de «croisière». Le terme de cruise a pour origine une demande des grands magasins américains qui voulaient des modèles d’été en hiver pour une clientèle aisée. S’invite dans le vocable le souvenir de paquebots prestigieux avant que le secteur ne s’adresse à un tourisme de masse. Pour Gachoucha Kretz, professeure de marketing à HEC, ce «resort» offre un fond de garde-robe et dure plus longtemps. De nombreuses marques, sans communiquer sur la croisière, proposent cette offre à objectif strictement commercial.
Mais depuis quelques années, la croisière est également devenue un phénomène médiatique, un prétexte à promotion avec des défilés gigantesques dans des lieux lointains et extraordinaires. Chanel les associe à ses métiers d’art et donne la part belle à ses artisans. Un défilé à La Havane, un à Séoul dans un bâtiment de Zaha Hadid... Vuitton au Japon dans l’étonnant musée Miho ou à Rio dans une architecture de Niemeyer. Dior en Grande-Bretagne au Blenheim Palace, le désert de Calabas en Californie, au Palais Bulles de Théoule-sur-Mer et bientôt Marrakech. Gucci dans l’abbaye de Westminster à Londres, aux Alyscamps. Des défilés événements, des vêtements d’exception, la part d’un nouveau rêve. Spectaculaires dans le choix du lieu, les nouvelles croisières sont surtout une réussite en matière de communication.
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Capsules, collabs et drops, même combat
Si le phénomène de séries, de petites collections a toujours peu ou prou existé, le principe a récemment pris une toute autre ampleur. Au début des années 2000, quand H&M rencontre Karl Lagerfeld, le mariage est (d)étonnant et le succès assuré. De nombreux designers suivront: Marni, Viktor & Rolf, Comme des garçons, Balmain, Jérémy Scott... Pour les amateurs et les amatrices de mode, une façon abordable d’acheter une signature créateur. La belle opération de communication bénéficie aux deux parties avec un risque limité de masstige puisque l’opération joue sur la brièveté de l’offre.
Amusant, le terme de capsules désigne de micro collections éphémères. Une façon d’ajouter une sélection de produits en les médiatisant sur un thème (mariage de Viktor et Rolf), un événement (les 20 ans de Louboutin, l’arrivée de Jean-Charles de Castelbajac chez Benetton...). Des séries limitées en nombre et dans le temps.
Épisodiques et très médiatisées, les collaborations viennent aussi alimenter le calendrier avec un mélange des genres, sport et mode notamment. Des séries éphémères: Yohji Yamamoto avec Adidas, Alexander McQueen avec Puma, Balenciaga avec Crocs... Pour des enseignes basiques, les designers apportent une touche de créativité et de notoriété –ainsi chez Uniqlo les collections de Jil Sander, Inès de la Fressange ou Alexander Wang. Une marque de luxe comme Hermès a aussi joué la carte de la collab avec Apple Watch. Chez Vuitton, les séries conçues avec des artistes ont eu un immense succès: Stephen Sprouse, Bob Wilson, Takashi Murakami, Yayoi Kusama, Richard Prince...
Le système ne cesse de s’étendre et touche des marques qui, en s’éloignant de leur métier d’origine, choisissent de s’ouvrir davantage à la mode. Chez Tod’s avec T Factory (nom inspiré par Warhol), quatre collaborations annuelles ont été annoncées avec Alessandro Dell’Acqua pour débuter. Moncler est sorti des codes de sa doudoune de sport avec des collections éphémères confiées à des designers qui ont le vent en poupe. Sa gamme Genius donne la parole à Craig Green, Kei Ninomiya, Simone Rocha, Pierpaolo Piccioli... ou encore Matthew Williams d’Alyx et Richard Quinn.
Et si en principe, l’idée est d’utiliser la compétence de pros de la mode, cela s’étend aux artistes et se prolonge jusqu’aux chanteuses (Rihanna pour Chopard), aux stylistes (Grace Coddington pour Vuitton) ou instagrammeuses (Chiara Ferragni pour Tod’s).
Un nouveau mot est apparu, le drop, du verbe anglais signifiant lâcher, laisser tomber. La marque Supreme, avec ses lancements par étapes façon drop, a participé au succès de ce système médiatiquement très efficace. Un livre est déjà consacré au phénomène qui, avec des produits exclusifs, concourt à gommer la distance qu’il y avait jadis entre streetwear et mode de créateurs. Un genre mutant est né avec une population à la recherche de ces éditions limitées et prête à faire la queue pendant des heures pour un produit parfois encore inconnu. Chez Burberry, rendez-vous chaque mois pour découvrir des modèles qui ne seront disponibles que vingt-quatre heures. Le 17 février, le sac Mini Title a été présenté sur Instagram, WeChat et Kakao, disponible une journée seulement.
Selon la professeure de marketing Gachoucha Kretz, le cycle de la mode de luxe est ancré dans le «slow made»; le temps est très long entre le show d’image et la présence du produit en boutiques. Avec l’arrivée de la clientèle millennial se manifeste l’envie d’une «instant gratification», un besoin d’immédiateté dans l’achat. Kretz associe à ce type de consommation un côté «Candy Crush» avec une envie sans cesse renouvelée, l'effet de surprise et une dimension ludique.
Si ces manifestations sont de plus en plus nombreuses, c’est parce qu’il n’y a que des points positifs: ces séries limitées permettent de tester un produit et si c’est un flop, les conséquences ne sont pas très importantes; quant à la communication, elle est démultipliée avec des effets de buzz sur les réseaux sociaux. Pour Jean-Jacques Picart, cette démultiplication n’a pas fait que du bien et est le signe que la saisonnalité est devenue obsolète: le climat s’est modifié (été long, hiver froid court) et la perception du temps a changé. Il imagine: «Pourquoi ne pas concevoir une base de collection qui s’étirerait dans le temps avec des animations de renouvellement en fonction des besoins... Une seule fashion week majeure?».
Temps T
Si la mode se montre en défilés en février-mars ou septembre-octobre, elle n’arrive dans les rayons que quelques mois plus tard après le choix des acheteurs et des acheteuses, le temps de fabrication et l’acheminement. Ces dernières années a été tenté le mouvement du see now, buy now avec l’idée que les modèles présentés un jour J soient disponibles en même temps à la vente. Burberry (2016), Tom Ford, Tommy Hilfiger, Ralph Lauren ou encore Moschino ont essayé cette formule.
Le principe est de répondre à la désirabilité dans l’immédiat; mais, si c'est jouable pour des grandes maisons ayant leur propre réseau de distribution, il est impossible pour les créateurs et les créatrices d’anticiper sur les ventes. Cette méthode n’a d’ailleurs jamais concerné l’ensemble d’une collection, mais une sélection de quelques modèles. À Paris, les maisons sont plutôt contre, arguant d’un principe de qualité. Parmi les tenants du see now, buy now, certains (Tom Ford notamment) ont déjà fait marche arrière.
Prolifération de propositions
Le problème majeur est sans doute qu’une communication tous azimuts a pris le pas sur la création, d’où une quasi obligation à demeurer visible en permanence, à occuper le terrain, à nourrir des réseaux sociaux insatiables. Croissance de notoriété et reconnaissance sont les nouveaux fers de lance de la mode.
Toutes les maisons se posent la question du temps, certaines s’engouffrent tête baissée dans ce qui se fait, suivent le mouvement; d’autres tentent vaillamment de résister, de conserver leurs méthodes traditionnelles et de laisser le temps au temps. Mais se dessine peut-être le besoin de changer le système. La disparition de Karl Lagerfeld va-t-elle aider à tourner la page sur un système en place depuis soixante ans?
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Beaucoup de jeunes designers ne se reconnaissent pas dans le système actuel et n’ont pas les moyens de suivre cette course à la nouveauté, à la com'. Ce rythme effréné ne correspond pas forcément à la mode qu’elles et ils souhaitent. Ce cycle infernal pourrait-il imploser? Une nouvelle manière de penser la mode et de la créer pourrait-elle accoucher d’une nouvelle ère? Pas pour demain sans doute. En attendant, Paris bruisse de sa fashion week qui va durer neuf jours avec 76 défilés officiels, des dizaines de off et une pléthore de présentations.