De Stockholm à Paris en passant par Bruxelles, les jeunes manifestent pour demander une accélération de la lutte contre le réchauffement climatique. Ils ont raison. Devant un parterre de financiers réunis par l'EIFR (European Institute of Financial Regulation), l'économiste Christian de Perthuis le rappelait récemment: il faut hâter la marche vers la «neutralité carbone», c'est-à-dire ramener nos émissions de gaz à effet de serre au niveau des quantités qui peuvent être retirées par le renforcement de la capacité d'absorption des puits de carbone naturels ou par toute autre technologie. Pour cela, quelles que soient les mesures prises pour économiser l'énergie, il faut orienter les investissements vers la production d'une énergie décarbonée et il faut aller très vite. L'essentiel du chemin doit être parcouru d'ici à 2050.
Les progrès sont encore très limités. Après le charbon, la plus polluante des énergies fossiles, il y a eu le pétrole, moins nocif, puis le gaz, encore moins émetteur de CO2, mais aucune de ces énergies n'a chassé l'autre: elles se sont empilées les unes sur les autres. Plus grave, souligne Christian de Perthuis, des pays qui n'avaient encore jamais utilisé le charbon, en Afrique notamment, rentrent actuellement dans cette économie carbonée pour faire face aux besoins en énergie de leur population. Or, quand on construit une nouvelle centrale thermique, c'est pour vingt ou trente ans au minimum. C'est donc maintenant que les bonnes décisions doivent être prises.
Au bord du gouffre
Pour Edmond Alphandéry, ancien ministre de l'Économie et ancien président d'EDF, la question du prix du carbone est primordiale: elle peut modifier fondamentalement le fonctionnement du système économique. Si les émissions de gaz à effet de serre ont un coût élevé et s'il devient plus rentable de se tourner vers les énergies décarbonées, les entreprises le feront. Même les entreprises pétrolières!
L'argument est juste: dans un monde gouverné par la recherche du profit, il est clair que les entreprises sauront réagir au signal prix donné par le coût du carbone. Mais on sait très bien qu'une telle politique va heurter nombre d'intérêts et que les résistances sont nombreuses. En dépit de l'organisation à travers le monde de plusieurs marchés de droits d'émission, qui donnent un prix (le plus souvent très faible) au carbone, malgré les tentatives d'instaurer des taxes carbone, la question est encore loin d'être réglée. Et, allant au rebours de l'argument avancé par Edmond Alphandéry, tant que les entreprises auront intérêt à avoir recours aux énergies fossiles, elles le feront, quelles que puissent être les conséquences sur le climat. Les crises à répétition montrent sans aucun doute possible que la cupidité du monde financier peut nous mener au bord du gouffre, et même un peu plus loin...
La finance, une technique qui peut être utile
Mais il faut se garder des généralisations abusives. Tous les financiers ne sont pas sans scrupules et, surtout, leur vision n'est pas toujours aussi court-termiste qu'on peut le croire. Si on leur démontre que leur activité, aujourd'hui prospère, peut être menacée demain par le réchauffement climatique et que le sud de Manhattan, là où sont installées quelques-unes des firmes les plus rentables de Wall Street, risque demain d'être sous les eaux, ils peuvent être amenés à réfléchir à la façon de mener leurs affaires.
«Mon véritable adversaire [...] c'est le monde de la finance», proclamait François Hollande en janvier 2012, lors de sa campagne pour l'élection présidentielle. Cette petite phrase lui a été ensuite beaucoup reprochée, parce qu'à l'évidence il ne pouvait ignorer le monde de la finance; il avait d'ailleurs pris comme secrétaire général adjoint à l'Élysée un associé-gérant de la banque d'affaires Rothschild & Cie, un certain Emmanuel Macron. Au-delà des jugements d'ordre politique ou moral que l'on peut porter sur elle, la finance est une technique, que l'on peut utiliser à des fins utiles, et un pouvoir, qu'un État peut réguler (s'il est assez fort et s'il agit intelligemment). Contrairement à une idée encore trop répandue, la finance et la lutte contre le changement climatique peuvent ne pas être incompatibles.
Des investissements socialement responsables
Depuis longtemps déjà, aux États-Unis notamment, des mouvements religieux se sont montrés soucieux de donner une dimension éthique à leurs placements, par exemple en refusant d'investir dans des sociétés d'armement. Plus récemment, cette tendance s'est laïcisée et généralisée, avec le développement des investissements ISR, investissements socialement responsables. Sous l'égide des Nations unies, six principes pour l'investissement responsable (PRI, Principles for Responsible Investment) ont été définis par et pour des investisseurs institutionnels. Ceux-ci s'engagent ainsi à effectuer leurs placements en prenant en compte des critères classés en trois catégories: environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG). En Europe et aux États-Unis, beaucoup d'investisseurs ont rallié ce mouvement et les choses se font sérieusement, avec des agences de notation qui étudient les placements proposés sur ces bases extra-financières.
Les États peuvent encourager cette tendance. C'est le cas de la France, qui, par un décret de janvier 2016, a prévu la création d'un label ISR pour certifier la conformité d'un produit ou d'un service d'investissement à ces principes. Les textes officiels prévoient la procédure de certification, de surveillance et éventuellement de retrait du label. Mais le respect des critères ESG n'implique pas forcément un engagement très net en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Sur ce point précis, d'autres dispositions sont prévues.
Le label obligation verte est surtout bon pour l'image de marque d'une entreprise
L'article 173 de la loi du 17 août 2015 relative à la transition énergétique impose aux investisseurs institutionnels une publication annuelle sur leur politique de respect des critères ESG et, en plus, sur «les moyens mis en œuvre pour contribuer à la transition énergétique et écologique». Les investisseurs et les sociétés de gestion de portefeuille peuvent demander un label Transition énergétique et écologique pour le climat (TEEC) délivré par trois organismes (Novéthic, EY France et Afnor Certication). L'objectif est clair: mobiliser l'épargne pour le climat.
Près de trente fonds sont d'ores et déjà ainsi labellisés. Mais, quand on regarde la liste, on constate que beaucoup de ces fonds sont surtout actifs dans le domaine des green bonds ou obligations vertes. De quoi s'agit-il? D'emprunts par lesquels des entreprises, voire des États (la France a ouvert le bal en lançant une OAT –obligation assimilable du Trésor– verte en janvier 2017), obtiennent le financement d'un ou de plusieurs investissements ayant un impact positif sur l'environnement ou le climat. C'est bien, mais pratiquement n'importe quelle entreprise, quoi qu'elle fasse par ailleurs, peut émettre des obligations vertes, du moment que son projet remplit bien les conditions prévues (là encore des principes ont été édictés à l'échelle internationale). Et, la plupart du temps, l'entreprise aurait obtenu de toute façon les financements nécessaires; le label obligation verte est surtout bon pour son image de marque.
Écarter les entreprises les plus polluantes
Il était donc nécessaire d'aller plus loin, en privilégiant les actions, c'est-à-dire le capital des entreprises, qui doivent alors répondre à des engagements précis sur l'ensemble de leur politique. Plusieurs schémas sont concevables. On peut par exemple avoir des fonds qui se distinguent par leur engagement explicite à ne pas investir dans des entreprises fortement émettrices de gaz à effet de serre. Cette politique a été lancée de façon spectaculaire par le fonds souverain norvégien (GPFG, Government Pension Fund Global). Ce fonds (constitué, il faut le rappeler, à partir des bénéfices tirés de l'exploitation des champs pétrolifères du pays!) exclut depuis 2015 les investissements dans des entreprises ayant un comportement jugé non éthique ou dans les entreprises minières ou les producteurs d'énergie dont l'activité ou le chiffre d'affaires dépend à plus de 30% du charbon. Ce n'est pas négligable, quand on sait qu'il s'agit du plus gros fonds souverain du monde, qu'il gère plus de 850 milliards d'euros et que sa politique inspire celle de beaucoup d'autres fonds.
Dans le prolongement de son action, on a appris le 20 février dernier que l'une des plus grandes compagnies minières du monde, la société suisse Glencore (cuivre, cobalt, nickel, zinc, etc) s'engageait à stabiliser sa production de charbon à son niveau actuel alors qu'elle semblait il y a encore quelques mois vouloir au contraire l'accroître. Comment expliquer ce revirement? Par la pression de Climate Action 100+, groupement de 310 investisseurs gérant au total plus de 32.000 milliards de dollars.
Se limiter aux énergies renouvelables...
Au lieu de décider d'exclure certaines sociétés ou certains secteurs, on peut au contraire avoir une politique qui se définit de façon positive, en s'orientant exclusivement vers certains domaines, par exemple les énergies renouvelables. Cette stratégie est a priori la plus cohérente et la plus efficace: si on veut des énergies non carbonées, autant diriger son argent ou celui des épargnants vers les entreprises qui les fournissent ou qui fabriquent les équipements permettant de les fournir.
Elle a cependant deux inconvénients. D'abord elle est risquée: si vous concentrez vos investissements sur un nombre très restreint d'entreprises appartenant à un seul secteur ou à des secteurs très voisins, vous pouvez voir la valeur de votre portefeuille chuter fortement si ce secteur connaît des problèmes. Et cela a déjà été le cas dans le domaine des énergies renouvelables. Ensuite, cela ne change rien au problème que nous avons cité plus haut: celui d'empiler les énergies. Faire du renouvelable, c'est bien, mais cela peut venir simplement s'ajouter à l'énergie fossile, cela ne change rien à la façon dont sont gérées la majorité des entreprises cotées.
... ou choisir les plus vertueuses dans tous les secteurs
C'est pourquoi on commence à voir des gérants qui ont une autre approche: investir dans tous les secteurs, sauf peut-être dans les plus néfastes pour le climat comme le charbon, mais en choisissant dans ces secteurs les entreprises qui ont les meilleures performances en matière de bilan carbone. C'est ainsi que CPR AM, filiale à 100% d'Amundi, la plus importante société française de gestion d'actifs, vient de lancer un nouveau fonds thématique d'actions internationales, Climate Action.
Comme l'expliquent ses gérants, Alexandre Blein et Arnaud du Plessis, le fonds se propose d'investir «dans les sociétés les plus vertueuses en matière de transition énergétique, celles qui tiennent compte du risque climatique dans leur stratégie et s'engagent à fournir des efforts propres à réduire leurs émissions de gaz à effet de serre afin de maintenir une hausse de la température mondiale en dessous de deux degrés Celsius d'ici 2100».
«Les sociétés pétrolières font partie de la solution»
L'univers de départ est constitué des 2.800 valeurs incluses dans l'indice MSCI World All Countries, qui sert de référence aux financiers du monde entier. Une première sélection est opérée sur la base des notes attribuées à ces entreprises par l'ONG anglaise CDP, qui leur demande un rapport environnemental annuel et leur attribue une note comprise entre A et D. Seules celles qui sont notées A ou B sont alors retenues, avec une possiblité de repêchage pour les entreprises notées C. Précisons que sur les 7.000 entreprises cotées qui répondent au questionnaire de CDP, seules 127 reçoivent actuellement la note A.
Ensuite, le bureau d'analyse extra-financière d'Amundi exclut celles qui respectent le moins bien les critères ESG. Et enfin est appliqué un troisième filtre pour évincer les entreprises faisant l'objet de controverses sévères sur l'un de ces sujets ESG. Restent alors environ 700 entreprises auxquelles sont appliquées les analyses financières classiques et entre 60 et 90 d'entre elles sont mises en portefeuille. Les sociétés pétrolières sont-elles a priori exclues de ce processus de sélection? Non, car, souligne Arnaud Faller, directeur général délégué de CPR AM, «elles font partie de la solution».
Pousser toutes les entreprises à progresser
C'est une réponse qui pourrait désorienter plus d'un écologiste, mais qui plairait à Pierre Filippi, président de Fideas Capital, société de gestion indépendante qui pratique déjà l'investissement «Smart for Climate» dans le cadre de fonds dédiés (non ouverts au public). L'idée est simple: si l'on veut être efficace, il faut pousser l'ensemble des entreprises à progresser, il ne faut donc exclure aucun secteur, mais choisir dans chacun d'entre eux celles qui prennent le mieux en compte l'impératif climatique. Si cette pratique fait école et si les entreprises négligentes se voient mises à l'écart des portefeuilles par les gérants, elles seront incitées à progresser elles aussi.
La sélection se fait avec le concours de Trucost, filiale du groupe américain S&P Global spécialisée dans l'information et l'analyse environnementales. Dans un premier temps, l'entreprise est jugée sur ses émissions de carbone, selon les règles en vigueur au niveau international dans le cadre du Greenhouse Gas Protocol: émissions directes de l'entreprise, émissions de ses fournisseurs d'énergie, émissions de ses autres fournisseurs. Ce point compte pour 20% de sa note. Ensuite l'entreprise est comparée à ses concurrentes, car il s'agit dans chaque métier de sélectionner les meilleures: le résultat compte pour 40% de la note. Enfin, pour les 40% restants, une évaluation des efforts fournis par l'entreprise dans les trois ou cinq dernières années est menée, car le but du jeu est bien d'inciter les entreprises à continuer de progresser.
Selon les simulations effectuées par Fideas Capital, un portefeuille géré selon ces critères peut avoir des performances tout à fait en ligne avec celles de l'indice STOXX Europe 600, qui constitue sa référence. Ce point est essentiel, car il peut seul permettre d'attirer les investisseurs. Si le choix d'une gestion soucieuse du climat doit se faire au prix d'une moindre rentabilité ou d'un risque spécifique, il y aura peu de volontaires et cela reviendrait à se priver d'un outil intéressant: un investissement de 90.000 euros effectué selon cette méthode aurait une empreinte carbone inférieure de 5,5 tonnes d'équivalent CO2 à celle d'un investissement classique; autrement dit, par son choix, l'investisseur refuserait l'émission de 5,5 tonnes d'émission de gaz à effet de serre. Ce n'est pas à dédaigner: selon les statistiques publiées par Eurostat, le niveau d'émission par habitant se situerait en France autour de 7,1 tonnes.
Pour le grand public
Précisons que Fideas Capital crée actuellement un fonds «Fideas Smart for Climate actions Eurozone» accessible au grand public qui suivra cette règle: d'abord, une construction classique de portefeuille, puis un abaissement «Smart for Climate» de l'intensité CO2 de ce portefeuille. Si ce type de gestion se généralise, chacun et chacune pourra par son épargne faire pression sur les entreprises pour qu'elles réduisent leur empreinte carbone. Il est à souhaiter qu'on aille très vite dans cette direction, car la situation est peut-être plus grave encore qu'on ne le pensait jusqu'à présent. Selon The Economist, ExxonMobil s'apprêterait à augmenter sa production de pétrole et de gaz de 25% en 2025 par rapport à 2017. Et les autres grandes compagnies suivraient un chemin parallèle.
On peut faire comme l'imbécile qui regarde le doigt lorsque le sage montre la lune, on peut accuser ces compagnies de tous nos maux, mais il serait sans doute plus avisé d'aller plus loin dans le raisonnement et de s'interroger sur la raison de cette hausse de production. Et cette raison est simple: les majors se préparent à mettre plus de pétrole et de gaz sur le marché parce qu'elles estiment qu'il y aura une demande. Si on veut agir efficacement, il faut peser sur cette demande et inciter les entreprises à réduire leur consommation d'énergie fossile, voire à l'arrêter. La finance peut y contribuer.
Il ne faudrait pas cependant lui prêter tous les pouvoirs. Comme le souligne Édouard-François de Lencquesaing, président de l'EIFR, «les politiques ne doivent pas se défausser sur la finance verte pour ne rien changer. Il faut d'abord une stratégie claire, ensuite la finance suivra».