Parfois, je suis fatigué d’être juif. Soudain, je me mets à rêver à une existence tranquille où je pourrais aller dans la vie comme bon me semble sans jamais être rattrapé par l’actualité quand j’apprends l’attaque d’une personne, d’un individu dont la seule faute est de me ressembler; un Juif, comme moi. J’aimerais être insouciant et léger, évanescent et joyeux, débarrassé de ce fardeau à supporter la haine d’individus dont je ne connais ni le nom ni le visage mais qui viennent me rappeler à intervalles réguliers que jamais, aussi longtemps vivrai-je sur cette terre, je ne connaîtrai la paix.
Je ne sais même pas de quoi on m’accuse, je ne connais pas la nature de ma faute, la seule chose dont je suis sûr c’est qu’on me reproche d’être ce que je suis. Par essence, aux yeux du monde, depuis l'instant de ma naissance, je suis coupable. J’ai trop d’argent, trop de pouvoir, trop d’influence, je règne sur le monde, j’étends mon empire jour après jour, j’œuvre en secret à la destruction de la race humaine quand je ne massacre pas des populations civiles pour apaiser ma soif de sang.
Je suis celui que j’étais il y a un siècle, il y a dix siècles, il y a cent siècles. Un parasite, un pou dont il faudrait se débarrasser à tout prix. Une vermine d’homme accusé de tous les maux de la terre. Un être malfaisant, vicieux, manipulateur, sournois, obsédé par le pouvoir de l’argent, adorateur idolâtre d’un Dieu honni à qui j’aurais juré fidélité pour mieux asservir mes contemporains.
Qu’importe que je sois de condition modeste, que mes visites à la synagogue soient aussi rares que les fois où je mange casher, que je verse dans un agnosticisme farouche, que je m’empiffre de nourritures impies, que j’essaye de me mêler le moins possible du commerce des hommes, je demeure celui que les autres ont décidé que j’étais.
Une mémoire jonchée de tant de cadavres
Je voudrais être comme tous les autres, jouir des mêmes droits, être accepté pour ce que je suis, jugé sur mes actes et sur mes actions, sur mes pensées et mes idées, mes qualités et mes défauts, mais cela, depuis la nuit des temps, les hommes me le refusent. Ils s’acharnent à me caricaturer, à me vilipender, à m’agonir d’injures, à barioler mon visage de croix gammées, à troubler le sommeil de ma tombe, à défigurer la devanture de ma boutique, à me dire de rentrer chez moi, de déguerpir, de déserter ce pays qui n’est pas le mien, qui ne le sera jamais.
Je les laisse parler, je hausse les épaules, je ris et souris mais au fond de moi, dans le secret de mon cœur, là où s’agitent les soubresauts de l’âme, j’éprouve comme une fatigue métaphysique qui m’étreint et m’empêche parfois de respirer. Une immense lassitude qui serait celle d’un homme qui en a trop vu, qui a trop souffert, qui a trop pleuré et dont la mémoire est jonchée de tant de cadavres qu’elle agonise sous le poids de ces morts disparus dans la sauvagerie insensée de fours crématoires, de chambres à gaz.
Un homme pourtant à qui on continue de demander des comptes. À menacer. À vouer aux gémonies. Je suis fatigué, si fatigué, j’ai pris tant de coups, j’ai été l’objet de tant de persécutions que je n’ai même plus de larmes pour pleurer. Mes yeux sont secs comme les yeux de ces déportés qui au jour de leur libération regardaient leurs sauveurs et sauveuses sans même comprendre qui elles étaient.
Comme si je ne méritais pas de vivre. Comme si, quoique je fasse, où que j’aille parmi les nations, on me jugeait pour des actes que je n’ai pas commis. Qu’aucun de nous n’a jamais commis. Pourtant mon casier judiciaire est vide. J’ai toujours marché dans les clous de la légalité la plus scrupuleuse. J’ai toujours respecté mon prochain. Je me suis toujours appliqué à vivre de la manière la plus humble possible, en accord avec qui je suis, veillant à ne jamais être pris en faute. Peine perdue: on continue à me traiter de scélérat, de monstre, de vampire, de que sais-je encore.
On voudrait que je sois mort, mort et enterré, enterré et oublié à tout jamais.
Et quand je demande pourquoi on me hait de la sorte, les être humains me répondent «parce que». Je dois les effrayer. De voir que j’existe encore les épouvante. Ils ont tellement cherché à se débarrasser de moi, ils ont tellement voulu que je disparaisse à tout jamais, ils se sont tellement employés à me réduire en poussière que de me savoir encore debout, un parmi des millions, les rend comme fous. Serais-je donc invincible, indestructible, fait d’une essence éternelle? Des civilisations entières se sont écroulées, des peuples ont disparu, des nations naguère illustres et puissantes n’existent plus que dans les livres d’Histoire mais moi, je suis toujours là et bien là.
Je resplendis même. J’ai le goût du savoir et de l’étude. Je soigne les femmes et hommes, je raconte leur histoire, je filme leurs épopées, je les défends quand ils sont accusés, je prends soin de leur argent, j’écris dans des journaux, je parle à la radio, je peins, je sculpte, je pense, je danse, parfois même je gouverne. Au grand désespoir de certaines et d'autres, je ne vis pas dans des bidonvilles, je ne demande pas la charité, je ne suis ni pouilleux ni lépreux.
Je suis un scandale à moi tout seul.
Il faut beaucoup de courage pour être juif.
Beaucoup.