Personnage public et homme secret, Karl Lagerfeld a marqué la mode de son imposante stature depuis plus de soixante ans. Impressionnant par sa culture tous azimuts, son intelligence prodigieuse, il a donné un nouveau souffle à la maison Chanel et son nom y demeurera indéfectiblement associé. Touche à tout et boulimique de travail, il fut créateur, directeur artistique, photographe et multiplia les collaborations, signant chaque année plus d’une dizaine de collections. S’il préférait conserver un voile de mystère autour de sa date de naissance, sans doute le 10 septembre 1933, celle de sa mort à Paris, le 19 février, bouleverse le milieu de la mode.
Né en Allemagne, Karl Lagerfeld grandit près de Hambourg. Il affiche très tôt un sens farouche de l’indépendance, il s’affranchit de l’école, il lit, il dessine. Polyglotte il parle très tôt couramment allemand, français et anglais. Il voyage avec sa mère qui lui fait déjà découvrir la mode.
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Du dessin à la mode
Quand il arrive à Paris, il y poursuit dans un premier temps ses études secondaires. Doué pour le dessin, il choisit les illustrations de mode. S’essayant à la création, il participe au jeune concours du Secrétariat international de la laine. Le 25 novembre 1954, il reçoit le premier prix pour un manteau jaune décolleté dans le dos en même temps qu’Yves Saint Laurent primé pour une robe noire.
Si les deux couturiers furent amis à leurs débuts, leur rivalité se fit jour autour de leurs relations avec Jacques de Bascher, dandy mondain qui fit partie de leurs vies respectives. Et c’est sans doute le seul passage de la vie privée de Karl Lagerfeld qui fut public.
Remarqué par Pierre Balmain, il devient son assistant avant d’entrer chez Patou. L'année 1964 marque un tournant dans sa carrière, il entre chez Chloé. Il y deviendra l’unique créateur, y restera jusqu’en 1984 et y reviendra à nouveau de 1992 à 1997. Il participera à l’essor de cette maison lancée par Gaby Aghion en 1952 et ancrée dans une féminité délicate.
En 1965 Karl Lagerfeld débute en parallèle chez Fendi où il y signera les collections féminines jusqu’à aujourd’hui; soit plus de cinquante ans au service d’une même maison! Il choisit aussi d’avoir une marque à son nom à partir de 1984, pour imaginer une mode aux codes masculin-féminin privilégiant le blanc et le noir.
Présentation de la collection Lagerfeld de prêt-à-porter automne-hiver 2010-2011, le 7 mars 2010 à Paris | Patrick Kovarik /AFP
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Le réveil de Chanel
Quand Karl Lagerfeld arrive chez Chanel en 1982, la maison n’a pas la renommée qu’elle a aujourd’hui, même si elle a connu de grands succès avec Coco Chanel et son retour remarqué en 1953 en «inventant» le tailleur maison. Belle endormie, la marque s’était assoupie après le décès de la couturière en 1971.
Dès 1983 Karl Lagerfeld a carte blanche. S’il n’a pas inventé un nouveau style pour la maison, il a réussi à en réinterpréter les codes et à faire de Chanel une marque hautement désirable. Revisités le matelassé, la chaîne, le tweed, les bijoux fantaisie, le noir et le blanc, le beige, le canotier, le tailleur, la petite robe noire... Sans oublier les petites pointes d’humour avec des objets à la limite du gadget, ballon de rugby, boomerang ou autre porte- bouteille...
Les sacs sont restés classiques, mais Karl Lagerfeld a eu le mérite de lancer un ovni d’avant-garde, le 2005, audacieuse coque rigide et futuriste qui, s’il n’est pas passé à la postérité, demeure un jalon novateur dans l’histoire des sacs. Quant aux défilés Chanel, sous l’égide de Karl Lagerfeld, ils entrèrent dans une autre dimension, ils devinrent grandioses, démesurés, des événements hors norme pour des collections fleuves: un décollage de fusée, un quasi iceberg, un supermarché, une plage... autant d’univers fous au coeur du Grand Palais.
Présentation de la collection Chanel de prêt-à-porter automne-hiver 2017-2018 au Grand Palais, le 7 mars 2017 à Paris. | Patrick Kovarik /AFP
Photographe, il orchestre aussi les campagnes pour la maison Chanel, choisissant les égéries. Provocateur, il ne se soucie pas du qu’en dira-t-on et n’hésite pas à faire ce que bon lui semble ainsi photographier la sulfureuse Zahia et sa collection de lingerie.
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Drôle et méchant
Plein de verve, il avait des saillies parfois méchamment drôles, tout en se moquant également de lui avec humour. Son physique a lui aussi dessiné des codes très précis qui ont participé à la création de son personnage: le catogan poudré, les mitaines, les cols de chemise empesés, les lunettes noires. Il n'hésitait pas à jouer de son image portant le gilet jaune, mais pour une bonne cause ou osant une collection grand public avec H&M ou encore posant avec le sac Karl Who de Naco sans oublier le Coca-Cola Light. Son personnage l’amuse et il s’en amuse.
Karl Lagerfeld lors d’une soirée de lancement de son partenariat avec Coca Cola à Paris, le 7 avril 2011. | Bertrand Langlois / AFP
Sa vie privée vit ces dernières années l’arrivée inattendue d’une compagne, Choupette, petite chatte qui fit même des publicités et eut sa marque de maquillage chez Shu Uemura.
J’ai eu la chance d’avoir une interview en tête-à-tête avec Karl Lagerfeld à Rome pour Fendi. J’avoue que si j’ai de nombreuses admirations pour des talents dans la mode, il n’y en a que deux personnalités qui m’impressionnent, Rei Kawakubo et Karl Lagerfeld. Arrivé en retard pour l’interview, Karl Lagerfeld rattrape le temps en parlant à une vitesse hors norme (le décalage entre mes notes et l’enregistrement fut abyssal). Sautant du coq à l‘âne, vagabondant autour de références littéraires, artistiques, papillonnant, griffonnant pour expliquer, je m’en souviens encore, ce qu’était une «queue de Paris». Passionnant et drôle.
Karl Lagerfeld va manquer à la mode et à Chanel, où il est resté plus de trente-cinq ans et a laissé une empreinte qu’il sera difficile d’oublier.