Les menaces pour les uns, la main tendue pour les autres. Dans le balancier diplomatique de la relation entre la Chine et Taïwan, Pékin a défini une stratégie plus subtile que sa diplomatie des «gros bras». L’administration chinoise multiplie en effet les prises de position menaçantes à destination du pouvoir politique de Taipei… tout en ouvrant les bras aux habitants de Taïwan qu’elle considérait encore comme des séditieux il y a quelques années. Et cela alors même que l'électorat taïwanais a élu en 2016 Tsai Ing-wen, une présidente hostile à Pékin.
Côté pile, le discours officiel reste martial, et s’est même durci en début d’année. Dans son programme officiel pour l’année 2019, l’Armée rouge s’est fixée un objectif: «Se préparer à la guerre». Xi Jinping a estimé de son côté en janvier que «la Chine doit être réunifiée», ajoutant «et elle le sera». Et le travail de sape diplomatique envers Taïwan continue: réduction du nombre de pays reconnaissant l’indépendance de l’île, pression imposée en 2018 aux compagnies aériennes (y compris Air France) pour qu’elles considèrent que le nom commercial de la destination soit «Taïwan, Chine».
Côté face, Pékin ouvre les bras à la jeunesse diplômée taïwanaise, et a annoncé, début 2018 à l’issue du 19e Congrès du Parti communiste, des dispositifs très attractifs pour les Taïwanais et Taïwanaises voulant s’installer sur le continent: facilités administratives, garanties juridiques et coups de pouce fiscaux. Le document intitulé «Les 31 mesures» (lire ici la version anglaise) n’hésite plus à qualifier de «compatriotes de Taïwan» ceux et celles qui, jusqu’en 2008, pouvaient à peine poser pied sur le sol chinois faute de liaison aérienne entre les deux rives. Elles n’ont aujourd’hui même plus besoin de visa.
Salaire et coût de la vie
Pékin joue une autre carte que les facilitations économiques: celle des salaires pour les jeunes diplômés et diplômées taïwanaises qui peinent à trouver un emploi sur une île où, maturité de l’économie oblige, le taux de croissance est trois à quatre fois inférieur au continent.
Difficile en effet pour ces jeunes de se faire une place sur le marché de l’emploi de leur île. Les salaires progressent lentement et un débutant ne peut guère espérer gagner plus de 30.000 dollars taïwanais (environ 860 euros) s’il ne sort pas de l’élite universitaire, alors que l’immobilier a bondi dans les grandes villes de l’île.
Tout cela alors que de l’autre côté du détroit de Formose, des entreprises sont prêtes à accueillir ces salariés et salariées avec la bénédiction des autorités dans des agglomérations plus peuplées que l’ensemble de l’île de Taïwan. Conséquence: selon les derniers chiffres officiels de Taipei, 420.000 Taïwanais et Taïwanaises avaient déjà franchi le pas en 2015, un chiffre qui a probablement grimpé avec les nouveaux avantages offerts, même si les autorités de Taipei ne communiquent pas de données.
Selon une estimation du bureau de Taipei du cabinet RH Manpower Group, les jeunes qui débutent sur le continent peuvent espérer des salaires 30% supérieurs pour un coût de la vie moindre, quand certaines autorités locales ne leur proposent pas purement et simplement une aide financière à l'installation.
«Mais après?»
Du côté des autorités taïwanaises, officiellement, on ne voit pas d’inconvénient à cette situation. «Certains Taïwanais éduqués ont toujours eu tendance à émigrer, surtout au début de leur carrière que ce soit par opportunité ou par volonté de s’éloigner du pouvoir autoritaire [la loi martiale était en vigueur dans l’île jusqu’en 1987, ndlr]», explique François Wu, représentant de Taïwan en France et ambassadeur de facto même si la France ne reconnaît pas le régime de Taipei.
Mais le diplomate n’est pas dupe sur la main tendue de Pékin aux jeunes diplômés: «La Chine accueille de jeunes diplômés qui ne trouvent pas d’emploi à Taïwan, aux États-Unis ou en Europe. Mais ce n’est pas une démarche économique, c’est un choix politique. Pékin garantira peut-être pendant trois ou quatre ans ces emplois, mais après?», s’interroge celui qui était enseignant à l’université avant de devenir diplomate.
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Il estime d’ailleurs que cette stratégie, qui n’apportera pas forcément la réussite aux jeunes qui répondront aux sirènes, ne sera pas non plus gagnante pour Pékin: «La Chine veut attirer des Taïwanais pour qu’ils se sentent Chinois. Mais certains reviennent insatisfaits d’un pays où ils découvrent la réalité du manque de liberté et la non-transparence de l’information. Et c’est souvent après un tel séjour qu’ils se rendent compte qu’ils ont une identité taïwanaise.»
Les autorités taïwanaises, pour s’en convaincre, font référence au précédent de Hongkong. Selon un sondage de l’université de Hongkong, en 2017, seuls 0,3% des jeunes Hongkongaises et Hongkongais de 18 à 29 ans se sentaient «chinois» (ce qu’ils sont administrativement), un chiffre qui s’est effondré à mesure que la Chine pénétrait de plus en plus l’économie et la société du territoire rétrocédé en 1997.
Mais, malgré cette confiance de façade, les autorités taïwanaises restent inquiètes et communiquent auprès des étudiants sur les risques de débuter une carrière en Chine. Un pays où, pour rappel, ces jeunes gens hyperconnectés n’auront accès ni à Google, ni à Facebook, et feront face à la censure du web chinois sur certaines recherches. Soit autant de limites inexistantes à Taïwan.
Travail de fond
Mais la principale inquiétude sur ce dossier ne réside pas dans une saignée des talents des universités taïwanaises. Il repose surtout dans la crainte que Pékin ne fasse un travail de fond pour que des jeunes de 25 ans considèrent la Chine comme une terre d’opportunités et finissent par ne plus voir le pays, qui affirme ouvertement sa volonté de récupérer l’île par la force si nécessaire, comme une menace. Avec à terme l’épouvantail qui agite les couloirs du pouvoir à Taipei: se retrouver dans dix ou quinze ans avec des classes moyennes supérieures travaillant à Taïwan et favorables à la Chine continentale qui a lancé leur carrière. Quand il ne s’agit pas purement et simplement d’agents de Pékin occupant des postes stratégiques dans l’économie taïwanaise.
«C’est une technique classique d’influence en Chine. Le pays faisait la même chose quand il permettait il y a une quarantaine d’années à de jeunes étudiants français d’obtenir une bourse pour venir en Chine. Le but n’est pas de recruter des espions, mais des gens qui seront capables dans leur carrière d’adapter leur regard à la vision de la Chine», explique Jean-François Di Meglio spécialiste de la Chine et président du centre de recherches Asia Centre. «Pour l’instant, la démarche vis-à-vis des Taïwanais est maladroite, trop évidente même. Mais toute la question est effectivement de savoir ce que seront les résultats dans quinze ans», confirme le chercheur qui rappelle tout de même que «jusque-là, c’est Taïwan qui jouait au jeu inverse vis-à-vis de la Chine en développant une stratégie d’influence et de soft power».
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À Taïwan, le sujet revêt même une dimension angoissante tant les choses semblent s’accélérer: alors que la présidente Tsai Ing-wen a été élue largement en 2016, son parti a connu un revers cinglant lors des élections locales de 2018, avec d’excellents scores réalisés par les politiciens favorables au rapprochement avec Pékin. En deux ans, c’est donc une partie de l’électorat qui a déjà changé de bord sur fond de rumeurs d’ingérence chinoise sur les réseaux sociaux.
«Taïwan a des lois sur la trahison en faveur d’une puissance étrangère. Nous envisageons de durcir l’arsenal législatif. Quand on veut la liberté, il faut aussi la responsabilité.»
«On ne peut pas expliquer la défaite de 2018 par la seule question des salaires des jeunes. Nous n’avons pas assez avancé sur certaines promesses comme le mariage pour les personnes du même sexe», veut croire l’ambassadeur François Wu. Qui confirme à demi-mot que le gouvernement progressiste de Taipei pourrait, passés les conseils à sa jeunesse, durcir le ton pour traquer les ressortissants taïwanais qui reviendraient sur l’île avec l’idée de servir, consciemment ou non, Pékin.
«Taïwan a des lois sur la trahison en faveur d’une puissance étrangère. Nous envisageons de durcir l’arsenal législatif. Quand on veut la liberté, il faut aussi la responsabilité.» Taïwan craint donc bien une menace qui ne viendrait pas des canons chinois à 180 kilomètres de ses côtes, mais d’une partie de ses jeunes, éduqués dans la liberté d’expression et la démocratie, mais qui pourraient faire fi de ces avantages contre la promesse d’une meilleure carrière professionnelle.