Politique / Société

J’aime Alain Finkielkraut pour les paradoxes qu’il ne surmontera pas

Temps de lecture : 11 min

Et je déteste les cohérences qui ne manqueront pas de l’habiter.

Alain Finkielkraut dans la bibliothèque de l'Académie française, le 1er décembre 2016 | Éric Feferberg / AFP
Alain Finkielkraut dans la bibliothèque de l'Académie française, le 1er décembre 2016 | Éric Feferberg / AFP

J’aime Alain Finkielkraut, d’autant plus que je l’ai perdu souvent. Et quand la lie d’une manifestation s’en est pris à lui, j’ai été inquiet. Qu’il aille bien suffirait à ma paix si nos débats ne gonflaient de l’infamie. L’injure faite à Alain Finkielkraut n’est pas simplement la peine d’un homme; elle est devenue, à peine commise, un prétexte politique.

Finkielkraut, destin singulier, aura donc incarné quelques dislocations du pays, par ses livres souvent, ses outrances, par la violence qu’il rencontre, par ce qu’il en fera lui-même, et ce que nous en ferons. Que construire du chaos?

En deux tweets ciselés, Emmanuel Macron a, dès le samedi 16 février, sculpté la rencontre de la fange et d’un philosophe.

Apprécions d’abord. Le président ne se commet pas dans l’indignation banale, ni dans la récupération vulgaire; il ne fustige pas les «gilets jaunes», contrairement aux verbeux de son camp. Ses déplorations disent une vision du monde; elles sont une transcendance et un évitement –un faux de bonne volonté. Le mot «juif» manque à son tweet, quand il s’agit de définir Finkielkraut, et plus encore cet autre mot, «sioniste», qui lui fut envoyé comme une injure samedi, quand c’est –à Finkielkraut comme à moi– notre fierté, douloureuse, intime, malaisée.

Mais le président ne dit rien, non plus, des thèses de Finkielkraut, sur notre société, sa décadence et son identité menacée, thèses que beaucoup –j’en suis– réprouvent et qui ne ressemblent pas au doux philosophe.

Le piège du symbole

Un président ne peut pas dire la complexité des hommes. Il parle pour forger le pays. Ce président ne valide pas l’œuvre de l’insulté au prétexte de l’insulte. Il ne dira pas que la saleté d’un samedi atteste l’identité malheureuse de la France. Il veut guider son public et lui dire, précisément, quel sacré a été profané.

Il s’agit de statut, ici, et de symbole. D’un vocabulaire suranné, «homme de lettres éminent», et d’une narration édifiante, où l’immigration s’élève en devenant académicienne, Emmanuel Macron inscrit Alain Finkielkraut dans une belle histoire, où la France arracherait l’enfant d’étranger à ses limbes en lui confiant notre langue, et qu’on lui reproche ses origines nierait la nation. Le président est un orfèvre de l’éloge, mais il n’y suffit pas.

Si Finkielkraut montre «ce que la République permet à chacun», que prouvent alors ses agresseurs? Ils montrent, ces brutes, que la République a failli en éduquant son peuple et n’a empêché ni la haine, ni la bêtise. Son échec s’incarne quand illettrés, complotistes et braves gens fâchés manifestent, crient, cassent pour certains, agressent pour d'autres, et si laidement injurient. D’autres encore, l’oublie-t-on, sont blessés par la République, qui est parfois marâtre et crève les yeux des turbulents.

Si la République s’enorgueillit du méritant Finkielkraut, elle est aussi comptable des saletés et souffrances de ses contempteurs, qu’elle a permis de négligences, de mépris et d’abandon. Si la République est peinée qu’un homme de lettres éminent soit injurié, souffre-t-elle moins si un collégien à kippa ou un commis boucher casher rencontrent la haine?

À cette aune, Finkielkraut et Macron se ressemblent, petits-bourgeois ayant caressé les livres et s’en étant construits, et que des populaces exècrent.

Le symbole est un piège. Il y a, dans la rencontre du philosophe et de ses agresseurs, une opposition fascinante entre la délicatesse des lettres et la trivialité des mots. On ressent, chez Finkielkraut, cette bibliothèque qui honore son foyer et jamais ne le quitte, j’en suis persuadé, et qui nourrit ses pensées et jusqu’à ses impasses. Et en face s’exhibe un monde de l’injure, des violences sans livres, du cri haineux que rien n’apaise. L’instant «gilets jaunes», finalement, aura été cela: les cris d’une foule privée de culture contre des hommes des bibliothèques.

À cette aune, Finkielkraut et Macron se ressemblent, petits-bourgeois ayant caressé les livres et s’en étant construits, et que des populaces exècrent, qui reconnaissent l’ennemi. Ce cri connaît sa limite; les plus violents savent leur infériorité et en deviennent démunis, émouvants.

A-t-on remarqué, dans la vidéo de l’altercation, au milieu des injures, que le plus virulent des agresseurs de Finkielkraut –l’homme barbu sans moustache dont l’apparence, le keffieh et les références palestiniennes suggéraient l’islamo-gauchiste avant même que sa filiation islamiste soit confirmée par la police– parsemait sa diatribe d’excuses adressées aux témoins de la scène: «Je n’ai rien contre vous», «pardon», disait-il au milieu des ordures, puisqu’aussi bien, il n’en avait qu’après Finkielkraut.

Ces délicatesses de l’agresseur soulignent encore la violence de l’agression. Ce n’était pas un rustre qui crachait sa haine, mais un homme courtois, même si extrémiste, qui pensait faire son devoir en agonisant un «haineux», un «sioniste». Il pensait sincèrement, cet homme, faire œuvre pie en revendiquant la France pour les siens: «Elle est à nous, la France», criait-il en montrant son keffieh.

De nombreuses personnes y verront une volonté de conquête islamique, mais d’autres y devineront autre chose: la revanche sur un homme, Finkielkraut, qui interdirait le pays à ses enfants musulmans et contre lequel la colère serait juste. On sait quelles idées drolatiques passent par les têtes des malpolis.

Le chantre du rejet

Si Alain Finkielkraut est des livres, il n’est pas de la paix. Il a plus souvent qu’à son tour provoqué des colères, et en a usé aussi bien. Il n’est pas non plus des élites sociales, qui aujourd’hui font corps autour de lui, qui utilisent sa passion pour exécrer les «gueux». C’est sur des malentendus que les bourgeoisies le prennent. Il est, cet homme, l’otage de ses avanies.

Injurié au passage des «gilets jaunes», il fut il y a deux ans chassé des Nuits debout de la place de la République, où des ultra-gauches concoctaient leur utopie. Le voilà donc vomi par le lumpen et chassé par l’avant-garde révolutionnaire, souillé par les minorités de deux minorités. Des risibles, des moqués, des négligeables dont la bourgeoisie offusquée fait pourtant grand-peur et grand cas, commodes épouvantails, pourvoyeurs de frayeurs; en réalité, autant d’enfermés, les uns prisonnier d’un fatras de références radicales, les autres paniqués d’inculture.

Serait-il propre alors, par contraste, le Finkielkraut de la bibliothèque? Un décent, modéré, de bon sens, un Raymond Aron de nos déconstructions, cet homme qui honore de sa malice fatiguée les bien-pensants de l’identité nationale, les petits veilleurs du Figaro Vox, les inquiets de la civilisation? Doutons-en, pour lui-même et pour nous.

Finkielkraut n’est pas net. Sa langue est belle, mais sa pensée est sale, hirsute, impure et incommode, courageuse et insensée, parfois. Elle dérange en mots délicats, cela fait son prix et sa liberté, et aussi le prix de ses erreurs: pourquoi l’en tenir quitte?

Elle reflète aussi une biographie plus douloureuse qu’édifiante. Le président nous égare: Finkielkraut n’est que techniquement «fils d’émigrés polonais», tant la Pologne, pour nous juifs, ne fut guère une patrie.

Juif polonais né en France, juif de l’Est né en France quand l’Est nous chassa, juif enfant de rescapés de la haine et de la Shoah, juif du yiddish, juif d’un humour de dérision, juif et juif encore et qui sortit de sa zone de confort parce que juif, quand l’antisémitisme revint, bien avant les «gilets jaunes».

Il prit le risque de s’aliéner son milieu naturel, la gauche de pensée que le malheur juif indifférait, et devenu luftmensch idéologique, trouva refuge et admiration chez des opportunistes qui ne lui ressemblaient pas, trop heureux de ce juif hirsute et tourmenté qui composait des odes à l’identité française et se faisait l’avocat du «français de souche», qui mieux que lui, enfant d’immigré, était de ce pays.

Finkielkraut n’a changé que par son judaïsme. C’est son ferment instable, sa part de minorité qui fait de lui l’exalté de la nation.

La transmutation d’un heureux enfant de l’après-guerre et de Mai 68 en barbon nationaliste, ronchonnant sur la langue, l’école et les hiérarchies disparues, fustigeant tantôt une équipe de France de football «black-black-black», tantôt des banlieusards à l’accent incongru, tantôt les écoles où l’on persécute les bons élèves, est un mystère du temps.

Finkielkraut n’a changé que par son judaïsme. C’est son ferment instable, sa part de minorité qui fait de lui l’exalté de la nation. Il rompit avec la gauche, au fond de son cœur, quand elle se mit à réprouver Israël, cette espérance dont il était un spectateur lointain mais engagé. Il paracheva sa rupture quand, l’antisémitisme devenant brutal en France au début des années 2000, cette même gauche donna l’impression de n’en avoir rien à faire.

Il compléta sa transition quand il vit dans les jeunes gens de l’immigration arabo-musulmane, aimés des gauches, des menaces pour les juifs. Il donna corps à sa doctrine, théorisant que la haine du juif épousait la haine de la France: ses peuples et son pays avaient alors le même ennemi.

De cohérences en cohérences, Alain devint ce que l’on connaît: de tant d’amour blessé, le chantre du rejet et le contempteur de la modernité. Il a forgé doctrine du regret du monde d’avant qui le rendait heureux, ce monde où la littérature émancipait les enfants français de juifs polonais, ce monde où le pays des kibboutzim et des femmes de Tsahal nous vengeaient des années obscures, ce monde de cohérences mariées, désormais disloquées. Adulte, il n’a plus vu d’espérances, mais des forteresses à défendre, des défaites à retarder.

Et il a combattu alors, sur les fronts de l’école, sur la défense des juifs, sur l’honneur du sionisme, sur la France accusée; il a combattu le dos au mur et parfois jusqu’à l’absurde, mais des juifs déboussolés par l’antisémitisme et des français en mal de nation –ce peut être les mêmes– l’en aimèrent. Plus encore, il devint le guide des égarés contemporains, un Maïmonide aussi perdu que ses disciples, mais témoin d’une même peur. Il fut l’oracle des malheurs conjugués, lui qui aimait rire, et qui riait aussi de lui. Je m’en désole souvent.

L'ironie de l'anecdote

J’enrage que ce soit lui, l’enfant du yiddish, qui valide la détestation odieuse des minorités, servant la soupe doctrinale à cette France qui jadis n’aurait pas reçu un Finkielkraut en ses châteaux. J’enrage que ce soit lui, l’enfant de la communale, le chantre de la culture qui seule émancipe, qui se décrète inférieur en parts de France au «Français qu’on n’ose plus dire de souche» –le mot est de lui–, comme si les bonnes notes et les bibliothèques chéries ne valaient pas la glaise. Alain, toi? Parfois, j’en souris –que faire d’autre?

J’aime Alain Finkielkraut pour l’ironie qui s’attache à ses drames. Il fit irruption dans le débat public par un beau livre, il y a trente-neuf ans, en actant de mots la fin d’une illusion juive, d’être un peuple maudit sur Terre, quand en réalité la modernité nous ouvrait les bras. Voilà désormais notre «Juif imaginaire» devenu la preuve du martyre de notre peuple, le pendant vivant de Simone Veil au doux sourire que des salauds ont maculé.

Dans ses croisades contre les gauches, il défendit le peuple de France contre les moralistes des villes qui le taxaient de fascisme et de racisme quand il votait Front National. Il eut, Alain, je dis Alain, de belles phrases contre les hypocrisies de ces nantis qui profitaient des avantages des sociétés ouvertes, prospéraient en libéralisme et se donnaient le luxe, en plus, de se trouver plus moraux, plus estimables, internationalistes et ouverts que la plèbe abandonnée.

Il avait encore ce scrupule –ne jamais être du côté des bourgeois offusqués– à l’entame des «gilets jaunes». Il voulait défendre «Limoges, mais aussi Villeneuve-sur-Lot, Dieppe, Issoudun ou Paimpol» contre celles et ceux qui n’ont d’yeux «que pour les villes-mondes et les migrants»; il voulait défendre les «déplorables» qui faisaient des ronds-points les places des villages.

Le voici victime de cette plèbe qu’il voulait que l'on épargne, et ce qui lui est arrivé est l’aubaine des tenants de l’ordre, qui veulent en finir avec la crise, la fronde, la grogne, les mécontents, les mal embouchés –et le voilà, Alain, je dis toujours Alain, caution du pouvoir et des bien peignés.

En souffre-t-il? Il s’était éloigné entre-temps des «gilets jaunes», prophète déçu par ce peuple-messie qui s’était corrompu dans le bruit, la gloire télévisée, le complotisme et l’antisémitisme; il l’avait ressenti. Son éloignement était dicté par ce qu’il reste, disciple de Péguy, amant du retrait forcé à la lumière, juif inquiet jusqu’à se perdre.

Il y avait, dans les yeux d’Alain, une joie moins nette de ne pas être injurié par la plèbe gauloise, mais par un autre lumpen.

Où en est-il aujourd’hui, le philosophe insulté? Se voit-il en totem des possédants, l’éminent académicien? S’acceptera-t-il en icône de l’ordre, lui qui succéda sous la Coupole à un antisémite d’occasion, lui dont on ignore s’il fut choisi comme une caution, ou bien pour ses étrangetés?

J’aime Alain Finkielkraut pour les paradoxes qu’il ne surmontera pas. Je déteste les cohérences qui vont l’habiter, comme j’aime le regard triste et malicieux qu’il posait sur ses insulteurs. Les entendant, il savait que cela était juste, que l’adversaire ne se trompait pas, qui en lui détestait le juif debout, le juif assumé, le juif sorti du rang. «Retourne à Tel-Aviv»: comment ne pas porter fièrement, à Paris, cette injure –même si, en disciple de Levinas, on rêve à la prude Jérusalem?

Il avait en face de lui des islamistes qui prétendaient lui prendre sa France, c’était donc vrai. Il y avait, dans les yeux d’Alain, pourquoi dis-je Alain, une étincelle émouvante et en même temps une joie moins nette de ne pas être injurié par la plèbe gauloise, mais par un autre lumpen, dont il avait si souvent décrit la monstruosité. Non pas les «gilets jaunes», la belle affaire, mais l’anti-France, l’anti-juif, le djihad des voyous.

Est-ce qu’il a, dans sa peur, senti que l’anecdote serait un triomphe? Au lendemain de l’injure, on frémissait, dans une France devenue celle d’Alain Finkielkraut, d’avoir de l’islamisme à se donner en pâture. Et la veille d’un grand rassemblement contre l’antisémitisme, Alain lui-même avertissait sa France, dans son Figaro, qu’il ne faudrait pas ressusciter à tort le vieil antifascisme, mais désigner le bon ennemi.

Le lisant, je le compris reparti en guerre. Et le lisant, je me dit qu’il allait bien, et je me préparais à me désoler de sa vigueur renaissante. C’est mon habitude, m’enferme-t-elle aussi?

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