Politique / Monde

«Même en prenant perpétuité, je n’aurais jamais le temps d’apprendre tout ce que je veux ici!»

Temps de lecture : 7 min

Du temps du shah, dans les geôles iraniennes, entre deux séances de torture, les prisonnières et détenus politiques s'en sont remis à la culture.

L'entrée de la prison d'Evin, geôle la plus tristement célèbre d'Iran. | روزی روزگاری اوین - عکسها از وبلاگ خرداد via Flickr
L'entrée de la prison d'Evin, geôle la plus tristement célèbre d'Iran. | روزی روزگاری اوین - عکسها از وبلاگ خرداد via Flickr

Téhéran, un soir de 1974. La troupe de théâtre vient de finir sa répétition et s’apprête à quitter l’appartement, loué pour l’occasion. À peine un pied posé dehors, voilà que les hommes armés de la Savak, l’omnipotente police politique du shah, débarquent, encerclent et embarquent tout le monde en camionnettes. Direction prison. Le «crime» des hommes de théâtre? Travailler sur la pièce de Maxime Gorki, Les Petits bourgeois. L’écrivain soviétique, comme nombre d’auteurs et d'autrices étrangères, n’a pas les faveurs de la censure. «On avait pourtant transformé le titre de la pièce, en persan, pour ne pas éveiller les soupçons», se souvient Mohsen Yalfani, membre de l’association théâtrale, exilé à Paris depuis. Cette précaution n’a pas suffi. Ce dernier a beau n’être affilié à aucun groupe d’opposition, il est fait prisonnier politique.

Premiers interrogatoires, premières tortures. L’enfer. Le câble électrique sur les pieds. Des bourreaux particulièrement expérimentés. Des aveux qui ne viennent jamais. Un passage à l’hôpital pour soigner des plaies infectées, puis un verdict à l’issue du «procès»: quatre ans de prison. C’est un an de plus que Reza Deghati, condamné pour «complot contre la dynastie».

Reza Deghati, enfermé trois années dans les prisons du shah pour militantisme artistique, est devenu l'un des photojournnalistes les plus célèbes au monde. À Buenos Aires, le 7 juin 2017 | Ministère de la Culture d'Argentine / Wikimédia

Apolitique lui aussi, il s’est fait prendre avec ce pour quoi le monde entier va bientôt le connaître: ses photos, prises dans les bidonvilles du sud de la capitale, qu’il collait discrètement sur les grilles de l’université. Un premier acte révolutionnaire pour réveiller les consciences: la modernisation à marche forcée voulue par le monarque a ses laissés pour compte.

«La plus grande université de tout le pays!»

Mohsen, Reza et les autres sont envoyés dans les prisons des quatre coins de Téhéran, au «Comité», à Qasr ou à Evin, encore tristement célèbre aujourd’hui. Y végètent des communistes du parti Toudeh, des guérilleros des Fedayins (tendance marxiste) et des Moudjahidines (islamo-marxiste) et bien sûr des religieux. Hachémi Rafsandjani, futur président de la République islamique (1989-1997) ou l’ayatollah Taleghani, membre de haut rang du clergé chiite et acteur révolutionnaire, sont de ceux-là. L’ayatollah Khomeini lui, est encore à Nadjaf, chez le voisin irakien, où il a dû s’exiler au milieu des années 1960.

«Du jour au lendemain, je me retrouve entouré des plus grands poètes, écrivains, peintres et cinéastes de l’époque. Une véritable université!»

Reza, photojournaliste

Avec eux, on compte aussi les grands noms de l’intelligentsia iranienne qui partagent, comme les autres, une même défiance envers le shah. «Du jour au lendemain, je me retrouve entouré des plus grands poètes, écrivains, peintres et cinéastes de l’époque. Une véritable université!», décrit Reza, privé d’appareil photo pour la première et seule fois de sa vie. «La plus grande université de tout le pays!, renchérit même Hossein, envoyé, à cause de ses activités avec l’opposition religieuse, à Qasr où il est désormais guide (l’ancienne prison a récemment été transformée en musée). Les meilleurs spécialistes de chaque filière y sont, à l’écart des délinquants ou des détenus de droit commun.» Combien sont-ils? Près de 100.000 comme le prétend l’opposition? Amnesty International évoque plutôt le nombre de 25.000, là où le pouvoir reconnaît quelques 3.000 prisonniers politiques.

Ils sont déjà suffisamment nombreux à vivre dans ces cellules de fortune. Pour tenir le coup, les nouveaux détenus ne tardent pas à comprendre l’importance d’organiser leur quotidien. Une routine de prison s’installe. Dès 5 ou 6 heures du matin, les plus téméraires s’adonnent à une heure de sport dans la cour. Les détenus en charge du petit déjeuner assurent ensuite le service. Ils ont été désignés via un système de gouvernance informelle auquel adhère la majorité des prisonniers. Régulièrement, des responsables de «mairies» sont élus et les tâches communes (vaisselle, nettoyage, rationnement des denrées, distribution des repas…) sont réparties.

Soif et circulation des connaissances

Certains comme Reza ont la charge d’un secteur clé: la «bibliothèque». «Nous avions peut-être 150 livres qui passaient de mains en mains toutes les heures et s’abîmaient rapidement, évalue le photographe. Je renforçais les reliures avec une aiguille et du tissu. Je parvenais même à confectionner des petites étagères avec quelques bricoles.» Des feuilles de journaux, du tissu et du sucre. «On utilisait la même technique pour fabriquer ce qui faisait office de table», complète Esmaeil Khataei, détenu lui aussi plus de trois ans à Qasr, pour sa proximité avec les Fedayins.

Malgré cette précarité, lire et étudier devient l’occupation première pour ces prisonnières et détenus. Ces derniers passent commande auprès de leurs familles pour obtenir les ouvrages désirés, récupérés lors des visites. Leur accès est facilité, et plus généralement les conditions de détention s’améliorent, après la venue en prison d’organisations non gouvernementales (ONG) internationales comme la Croix-Rouge. Des visites d’observation durant lesquelles on s’arrange pour «cacher», en les transférant dans un autre établissement, celles et ceux parmi prisonniers qui portent encore les stigmates de mauvais traitements…

Avec une bibliothèque régulièrement approvisionnée, Esmaeil dévore par exemple L'Âme enchantée de Romain Rolland, là où Reza ouvre son premier manuel de français. «Madame Bovary, Molière, Corneille, les romantiques français, les tragédies grecques, la littérature et la poésie classique persane…, énumère Mohsen. J’ai dû lire des centaines d’ouvrages en anglais et en persan Le genre de lectures qui n’est pas au goût de tout le monde. «Pour les plus politisés, les Fedayins et les Moudjahidines, il fallait lire les traités politiques, pas la littérature classique. Idem pour les religieux qui se cantonnent à leurs livres de prières et aux ouvrages consacrés à Ali (premier imam des chiites).» Outre cet écart littéraire, les hommes de foi instaurent un schisme symbolique avec les laïcs. «Certains nous considéraient, nous, les non-religieux, comme des “intouchables”», assure Mohsen. Des êtres impurs avec qui il est insupportable de rentrer en contact physique. Pas question d’enfiler un vêtement «sali» par un non-pratiquant ou bien de boire dans une même théière. D’autres sont moins durs et voient en cette pluralité de courants de pensées réunis une occasion d’échanger, d’apprendre, de transmettre… On profite par exemple d’un camarade de cellule passé par une formation en Europe ou aux États-Unis et à même d’enseigner le français ou l’anglais. «On organisait des “classes” de philosophie, d’économie…, se souvient Hossein. Si je m’interrogeais sur le communisme, je prenais un cours avec un membre des Fedayins. Dans la mesure où les attroupements étaient interdits, nous marchions dans la cour à deux. Le “professeur” enseignait à l’élève. Puis ce dernier allait transmettre à un autre. Et ainsi de suite.»

À un étudiant qui vient d’intégrer la prison, Hossein donne d’ailleurs ce conseil: «Apprends quelque chose qui te servira quand tu sortiras d’ici !» Ce à quoi le jeune, ébahi, répond: «Même en prenant perpétuité, je n’aurais jamais le temps d’apprendre tout ce que je veux ici!»

«J’ai appris davantage en prison que je n’aurais appris dans une école de Téhéran»

Au-delà de ce développement personnel, quid d’une influence politique d’un groupe sur l’autre? Pour Azadeh Kian, professeure de sociologie à l'université Paris Diderot, cette expérience commune en prison a permis de «conscientiser» des détenus sur certains aspects. La spécialiste prend en exemple Azam Taleghani, la fille du célèbre ayatollah qu’elle a interviewée, passée elle aussi par les geôles du shah avant de devenir députée après la Révolution. «Avec son père, elle était déjà politisée dans la mouvance de gauche islamique en arrivant en prison. Mais au contact d’autres détenues, notamment marxistes, elle a compris l’importance de mieux s’organiser pour attirer davantage de gens à la sortie de prison.»

«Si un ouvrier se trouvait là, il est possible qu’il soit ressorti avec quelques rudiments. De là à parler d’ “université”, ou de cadre de formation politique, non.»

Ahmad Salamatian, ex-ministre exilé en France

À quel point ce développement personnel a pu avoir son importance? «Si un ouvrier se trouvait là, il est possible qu’il soit ressorti avec quelques rudiments. De là à parler d’ “université”, ou de cadre de formation politique, non», note Ahmad Salamatian, ex-ministre exilé en France depuis 1981, emprisonné deux ans au début des années 1960, avant d’accompagner de nombreuses missions internationales dans les prisons du shah. Pour lui, cette organisation informelle est «la réalité de n’importe quelle prison».

L’impact de ce passé de prisonnier sur le cours du jeu révolutionnaire reste «difficile à mesurer, juge Chahla Chafiq, sociologue et autrice du Nouvel homme islamiste. La prison politique en Iran. D’autant que nous comptons peu de documentation de cette époque par rapport aux dizaines de milliers de page produites par les prisonniers politiques de la République islamique. Après la Révolution, les geôliers parlaient d’une université pour les prisonniers dans le sens où on voulait vraiment formater les individus par rapport à l’islam».

En octobre 1978, au moins un millier de ces prisonniers politiques sont célébrés par le peuple comme des héros à leur libération. Le shah décide de ce geste pour donner des gages à l’allié américain et à son président, Jimmy Carter. C’est trop peu, et surtout beaucoup trop tard. La plupart de ces femmes et hommes prennent le train en marche de la Révolution, mais n’oublient pas cette expérience commune. Douloureuse mais riche intellectuellement. «J’ai appris davantage en prison que je n’aurais appris dans une école de Téhéran», s’est persuadé Mohsen Yalfani. En repensant à son quotidien de prisonnier, il ajoute, quitte à déconcerter: «C’était comme dans un rêve.» Pas certain que les défenseurs et militantes des droits de l’homme détenus à Evin, la plus célèbre prison de la République islamique, en pensent autant aujourd’hui.

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