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Avec la Ligue du LOL, la situation déjà précaire des pigistes a empiré

Temps de lecture : 7 min

La dynamique a permis la systématisation d’une logique d’exclusion totale de quiconque ne répondait pas à l’ensemble de ses codes.

Dès les premières révélations, une certaine panique s’est instaurée chez ces journalistes payés à l’article ou au feuillet. | Andrew Neel via Unsplash
Dès les premières révélations, une certaine panique s’est instaurée chez ces journalistes payés à l’article ou au feuillet. | Andrew Neel via Unsplash

Slate couvre le sujet de la Ligue du LOL, du nom d'un groupe Facebook privé très actif autour de 2010, composé principalement de journalistes masculins dont certains se sont livrés en parallèle à du cyber-harcèlement visant des femmes, des personnes racisées, des blogueurs. Notre actuel rédacteur en chef a été membre de ce groupe, sans qu'aucune action de sa part ne justifie sa suspension. Par souci déontologique, les articles que nous produisons sur la Ligue du LOL –et nous ne nous interdisons aucun angle– sont placés sous la supervision exclusive d'Hélène Decommer, rédactrice en chef adjointe de Slate.

Note bene: l’auteur de cet article est lui-même pigiste.

Il faut d’abord écouter les victimes. Celles et ceux que les membres de la Ligue du LOL ont harcelés et humiliés pour rire, disaient-ils. Puis il faut essayer de comprendre tout ce que cette histoire, qui implique une poignée de trentenaires en poste et pour partie aux responsabilités dans de nombreux médias parisiens, dit du système journalistique en place. De sa fragilité globale.

Pour comprendre tout cela, il faut donc écouter l’ensemble des personnes que les révélations actuelles touchent de près comme de loin. Dont cette majorité habituellement silencieuse, les «petites mains», plus connues sous le nom de pigistes ou, selon les rédactions, travailleurs indépendants

Compromis et contradictions

Ce sont les pigistes qui produisent une part importante des articles, vidéos et reportages lus, vus et écoutés tous les jours sur le web et ailleurs. Elles et ils sont le socle, la matière dominante et bien souvent la boîte à idées de certaines rédactions. Pourtant rien (ou presque) ne les protège, leurs rémunérations peuvent chuter d’un mois à l’autre et les relations avec les rédactions pour lesquelles ces journalistes travaillent ne sont pas toujours –loin de là– très étroites. Le lien se fait avec une seule et même personne, souvent celle qui se trouve à la tête de la rédaction. Tous et toutes les pigistes avec lesquelles je me suis entretenu pour cet article m’ont confié que les rédacteurs en chef avec qui elles et ils ont travaillé ont tous fait partie, sur le long terme ou ponctuellement, de la Ligue du LOL.

Ces journalistes n’ont pas été victimes des abus que l’on découvre depuis quelques jours. Pourtant, depuis vendredi 8 février et les première révélations, une certaine panique s’est instaurée chez ces travailleurs et travailleuses payées à l’article ou au feuillet. D’où l’anonymat de leurs déclarations ici. Parce que comme le dit l’un d’eux, être pigiste c’est paradoxalement «ne pouvoir rien dire», de peur de ne plus avoir les faveurs du contact unique qui lie le travailleur indépendant au média à qui il vend ses enquêtes et autres analyses.

Un peu plus de 80% de «pigistes purs» au salaire plus bas que le smic

Comment ne rien dire aujourd’hui? Le week-end dernier aura été, pour beaucoup de pigistes, un long moment d’incertitude sur leur propre avenir professionnel. «Le pigiste a une relation personnelle avec le rédacteur en chef», explique un journaliste qui a connu les deux postes en question. Comment, dès lors, ne rien dire à ces chefs dont on croise les noms au milieu des pires histoires avant de leur proposer un sujet, par exemple, sur le féminisme?

La contradiction journalistique est énorme. Et ce, même si exercer ce drôle de métier exige «de constants compromis moraux», relate une pigiste chevronnée. Parce que le manque de travail et de budget des rédactions rendent les compromis financiers bien difficiles, si ce n’est impossibles. Pour bien comprendre cela, il faut lire par exemple l’article de Cégolène Frisque, maîtresse de conférences en Sciences de l'information et de la communication à l’Université de Nantes, publié en 2014 dans les Cahiers du journalisme, et qui expliquait entre autres choses qu’en 2008 «on dénombrait 14.197 “pigistes purs”, c’est-à-dire uniquement rémunérés comme tels auprès de cette caisse sans cumuler avec une activité salariée. [...] seuls 2.635 gagnent au moins un smic mensuel». Pour le dire autrement: un peu plus de 80% de «pigistes purs» au salaire plus bas que le smic.

Reproduction du cool

Certes, on sait dorénavant que plusieurs acteurs de la Ligue du LOL ont été suspendus de leurs fonctions, la plupart de façon provisoire, ce qui pourrait alléger les pigistes de la problématique morale. Mais des interrogations demeurent. Comme nous le dit un de ceux qui travaillaient avec plusieurs des personnes incriminées et démises de leurs fonctions, la situation l’oblige à repenser «le réseautage sur lequel tout le milieu est fondé». Un réseautage «dont la soumission aux fluctuations de lignes et autres changements de postes», précise une autre, «ajoute de la précarité à la précarité».

Le problème de ce système de réseau symbolisé par le positionnement médiatique stratégique de nombre des «loleurs» –nom auto-attribué des membres de la Ligue du LOL–, c’est que la plupart des pigistes réguliers qui travaillent pour les rédactions où on les retrouvait n’ont eu d’autres choix que «d’assimiler cet état de fait». «Ça désespère de voir ce sur quoi ce réseautage a été fondé», raconte par exemple un de ces réguliers qui va désormais devoir changer d’interlocuteurs.

Et peut-être aussi de façon de communiquer. Comme il le précise, les règles de réseautage alors mises en place par ceux qu’on a découverts liés par leur appartenance à la Ligue du LOL ne répondaient pas toujours à une logique éthique, on l’a bien compris, mais «à une attitude à adopter». «Il ne suffisait pas de connaître» untel ou untel, «il fallait être cool» (selon une définition radicalement élitiste de ce qui est cool). Attitude qui, nous dit ce même pigiste, «ne correspondait pas à ce que je suis, mais que j’ai bien été obligé d’adopter en apparence».

Cohabitation à sens unique

Un comportement général dont beaucoup ont rappelé qu’on en trouvait la source dans les écoles où a été formée une grande partie des journalistes de la Ligue. Selon une indépendante, «le fait qu’on y encourage une ambiance ultra-concurrentielle ouvre la possibilité d’abus de toutes formes, en plus de façonner des profils identiques qui vont forcément favoriser une reproduction sociale». Un autre remarque qu’aujourd’hui, on pourrait diviser les journalistes en deux catégories: «Ceux qui ont fait telle ou telle grande école et qui se ressemblent beaucoup, et ceux qui sortent de différentes filières universitaires et dont les origines et les réflexions sont souvent plus diversifiées». Sans surprise, il est bien difficile de dépasser le statut de pigiste pour la seconde catégorie.

Nombreuses sont celles et ceux qui se demandent si les choses vont réellement changer quand on sait que le cœur du problème est que tout le monde, dans la pyramide hiérarchique, sait qu’il est «quasiment impossible de décrocher un CDI» pour une personne à la pige. Ce qui explique aussi l’importance des relations qui se construisent lentement entre un ou une journaliste indépendante et un ou une rédactrice en chef.

«L’image traditionnelle de la pige comporte deux dimensions: un sas d’entrée dans la profession d’un côté et la constitution d’une spécialisation voire d’une expertise reconnue de l’autre»

Cégolène Frisque

Un de mes interlocuteurs a été, par le passé, à la tête d’une équipe dans un grand média web. Il raconte qu’une partie de son travail consistait alors «à construire quelque chose pour le média avec une sélection de journalistes et de pigistes spécifiques». Et lorsque le rédacteur en chef change, son successeur «veut souvent amener ses pigistes, ceux qu’il connaît. Ce qui donne l’impression désagréable d’abandonner les pigistes avec qui on travaillait régulièrement».

Les «loleurs» étant principalement aux responsabilités du côté numérique du journalisme parisien, c’est-à-dire là où l’on prend le plus de piges, on comprend bien que les conséquences de la crise actuelle affectent un grand nombre de journalistes free-lance. Comme l’écrit Cégolène Frisque, «l’image traditionnelle de la pige comporte deux dimensions»: outre «la constitution d’une spécialisation» dudit journaliste, la pige est (ou devrait être) «un sas d’entrée dans la profession».

Et voilà qu’en plus de devoir vivre avec les fluctuations, les destructions et reconstructions constantes de ce sas qui n’a bien souvent qu’une seule porte, les journalistes dépourvus de contrats à durée indéterminée font soudainement face à une profonde corruption morale de ce sas. De quoi «désespérer», en effet.

Qui a les clés?

À se demander s’il ne faudrait pas profiter de la crise en cours pour enfin oser des alternatives à la dynamique en place, celle de la frontière presque infranchissable et pourtant invisible, aux yeux du consommateur ou de la consommatrice d’information, entre deux types de journalistes qui se fréquentent tous les jours mais dont les situations sociales sont radicalement opposées. Dynamique de domination qui, si elle n’a pas poussé les membres de la Ligue du LOL à agir comme ils l’ont fait, a permis la systématisation d’une logique d’exclusion totale de quiconque ne répondait pas à l’ensemble de leurs codes économico-culturels.

Il n’est pas prévu que cette structure change. Pire, elle se renforce d’année en année. Et pour ajouter en complexité, il est difficile de trouver qui ou quoi pointer du doigt. La révolution numérique a mis l’ensemble des médias dans une situation financière extrêmement délicate. Ce qui n’empêche pas de vouloir et de pouvoir combattre la logique élitiste et ses dérives qui viennent d’éclater au grand jour, confirmant tragiquement ce dont de plus en plus de gens nous accusent.

Qui sait, cette nouvelle génération de journalistes aux origines et aux cultures diverses et pour qui internet n’est pas qu’un sas, et encore moins un défouloir, a peut-être les mots, les idées et les clés pour regagner la confiance d’un public qui, s’il devrait être défini, le serait ainsi: aux origines et aux cultures diverses.

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