Le 24 novembre, en bas des Champs-Élysées. Un jeune homme est repéré, le moignon en sang, par plusieurs journalistes, manifestantes et manifestants. Il vient de perdre sa main, à la suite d'un jet de grenade. Le 26 janvier, place de la Bastille, toujours à Paris. Un homme s'effondre, l’œil sanguinolent, en plein Facebook Live. Une semaine plus tard, le responsable d'un syndicat lycéen voit son pied doubler de volume après un tir de lanceur de balle de défense (LBD). Chaque samedi depuis trois mois, des dizaines de personnes suffoquent au milieu des gaz lacrymogènes dans les manifestations des «gilets jaunes».
Ce sont les «médics», ces soignantes et soignants volontaires et bénévoles, qui sont en première ligne. Du traitement de la nausée à la désinfection de plaies, de la pose de bandages à la gestion des crises d'angoisse, ils sont plusieurs centaines à administrer les premiers soins dans toute la France. Une pratique totalement légale, tant qu'elle ne les pousse pas à pratiquer un acte médical.
Un rôle indispensable, car «beaucoup de professionnels de santé sont perdus sur le terrain et manquent d'informations. Ils ne connaissent pas forcément l'impact que peuvent avoir les armes utilisées, les blessures qu'elles peuvent provoquer», affirme Camille*, «street médic» à Nantes depuis les manifestations de la loi Travail en 2016. «Au début des “gilets jaunes”, même s'il n'y avait à ce moment presque que des blessés légers, il n'y avait pas de prise en charge», fait remarquer Inaya Sego, bénévole toulousaine. C'est pour cela que cette secouriste de formation a commencé à administrer les soins d'urgence, le premier samedi de mobilisation des «gilets jaunes».
Une manière de participer
Camille, elle, a commencé les soins au printemps 2016, lors des manifestations contre la loi Travail. Militante antifasciste, elle fait partie du groupe «street medic» de Nantes, constitué lors d'une commission de Nuit debout. «On a fait le constat qu'aller manifester, c'était se mettre en danger. Mettre en danger son intégrité physique et psychique, explique-t-elle. Faire du “médic”, c'est participer à la réduction des risques et se sentir utile.» «On ne voulait pas aller en manifestation pour rien», poursuit-elle, racontant l'impuissance ressentie lorsque «les manifestants se faisaient gazer en masse», sans effet sur la ligne du gouvernement à propos de la loi Travail.
Constat similaire, trois ans plus tard, pour la Toulousaine Inaya, qui explique que prodiguer ces soins en manifestation «c'est [sa] manière de participer». «Je ne manifeste pas, précise cependant cette jeune maman. Je ne veux pas finir en prison. Mais je ne peux pas laisser les gens sans soin.» Sur le terrain depuis le 17 novembre, elle se dit «outrée par l'évolution de ce mouvement social» et ne comprend pas «pourquoi le gouvernement ne fait rien». Cette «medic» de la nouvelle vague, qui n'a manifesté qu'«au lycée, pour le retrait du contrat première embauche (CPE)», a comme beaucoup été choquée par les rapports entre forces de l'ordre et protestataires.
«Ce ne sont ni des militants habitués aux manifestations, ni des habitants de quartiers chauds, c'est une population qui n'a pas l'habitude des violences policières. Il y a eu un effet d'hébétude.»
En novembre, «la majorité des ‘‘gilets jaunes’’ manifestaient pour la première fois», raconte ainsi Amélie*. Celle qui pratique le «street medic» depuis «six ou sept ans» s'est rendue à Nantes pour plusieurs samedis de mobilisation. Pour elle, si «tous au courant pour les gaz lacrymogènes» –elle n'a jamais vu autant de personnes équipées de masques à gaz–, les «gilets jaunes» ne s'attendaient pas à ce que la riposte soit aussi violente. Un avis que partage Camille: «Ce ne sont ni des militants habitués aux manifestations, ni des habitants de quartiers chauds, c'est une population qui n'a pas l'habitude des violences policières. Il y a eu un effet d'hébétude.»
Pour ces deux militantes, les violences ne sont d'ailleurs pas tellement différentes des autres manifestations. «Les forces de l'ordre n'ont, à ce que j'ai vu, pas changé de tactique», note Amélie. Ce qu'elle pointe, cependant, c'est une différence dans «les moyens»: l'utilisation de grenades GLIF4 en ville –alors que ce type d'armes est habituellement plutôt utilisé sur les zones à défendre (ZAD)– et celle des nouveaux Penn Arms, fusils permettant d'envoyer six grenades lacrymogènes en même temps.
Sans compter que les protestataires du samedi ont parfois tendance à paniquer plus rapidement, notamment en présence de la BAC, et n'ont pas les réflexes de protection des groupes militants.
Hôpitaux de rues
Les violences policières, voilà ce qui a décidé Camille et Amélie à se parer d'une croix à huit branches, comme d'autres portent la croix bleu ou le casque blanc, et à courir les ZAD et manifestations. Faire du «médic», «c'est un engagement militant», expliquent-elles. Les membres «medic'action» de Lyon considèrent, pour leur part, fonctionner «sur une base utilitaire plus que politique. Mais la nécessité d'avoir des street-médics est assez parlante en soit. On soigne rarement de l’eczéma en manif: ça témoigne d'une manière bien française de gérer la rue et les mouvements sociaux.»
Dans ces milieux militants, la pratique du médic ne se cantonne pas à la simple intervention en manifestation: «On apporte de l'aide là où les services de soin traditionnels ne veulent pas ou ne peuvent pas accéder», appuie Amélie. Dans les ZAD, dans les squats, en manifestation, mais aussi auprès de migrants. Le terme «street medic» n'est d'ailleurs pas choisi par hasard: ce mouvement, né dans les années 1960 aux États-Unis, devait permettre l'accès aux soins à des populations ethniques exclues du système traditionnel, notamment par la création d'hôpitaux de rues.
Selon les groupes, cet engagement diffère. Entre ceux qui se veulent «neutres» et «apolitiques» et les antifascistes, quelques tensions sont apparues sur le web et en manifestations. Mais «cela reste rare et très localisé», indique Michaël, secouriste à Marseille. C'est plutôt sur les réseaux sociaux que les mises au point se font: le 24 janvier, le collectif «street medics» de Nantes a ainsi rappelé sur sa page Facebook qu'«être “street medic”, c'est avant tout être militant autonome contre l'armement de la police, contre le fascisme, contre l'autoritarisme».
Le 8 janvier, c'était la page toulousaine qui affirmait déjà: «Nous sommes par essence antirépression, anti-autoritaire, antimilitariste, anticapitaliste, antifasciste, antiraciste, antisexiste et militons pour le désarmement de la police. Nous sommes majoritairement libertaires, anarchistes, d'extrême gauche ou apolitiques.»
Plus récemment, c'est le collectif Désarmons-les, créé en 2012, qui a tenu à répondre aux «menaces» reçues. Dans un message posté sur Facebook le 4 février, il s'agace contre ceux qui «croient pertinent de dire qu'elles sont “neutres'” et que leur action est “apolitique”».
«Nous ne sommes pas d’accord avec cette neutralité, car pour nous les violences d’État, dont font partie les violences racistes et les violences policières, sont un problème politique. Depuis des années, nous essayons de faire admettre au plus grand nombre que ce ne sont pas des “dérapages”, des “bavures”, mais des violences systémiques, institutionnelles, assumées par le pouvoir», poursuivent-ils.
«On est là pour soigner et pour aider»
«Je soigne absolument tout le monde, je vois l'humain en priorité. C'est pas pour autant que je suis d'accord au niveau de la répression», leur a répondu Inaya Sego, de Toulouse. «Je ne suis pas pour tout ce que je vois... J'ai vu des chasses au lapin tous les samedis, précise-t-elle au téléphone. Mais les ordres viennent d'en haut... Je ne peux pas ne pas en vouloir [aux forces de l'ordre], mais je ne vais pas laisser mourir un être humain. Ils peuvent avoir des femmes, des enfants.» Pour elle, exercer le «médic» c'est avant tout «un engagement citoyen», pas politique.
«Quand il y a un blessé [du côté des forces de l'ordre], l'ambulance arrive rapidement et il n'y a pas de lacrymos ou de nasses pour les empêcher de sortir leurs blessés.»
«Remettre en question la neutralité, c'est compliqué. Déontologiquement, on ne peut pas laisser des gens à terre. On soigne des êtres humains», affirme le Marseillais Michaël, qui a commencé cette pratique début décembre, lors des manifestations lycéennes. Lui est prêt à venir en aide à un membre des forces de l'ordre, «même si dans 99% des cas, ce sont des manifestants et des civils» dont ils s'occupent. BAC, CRS ou gendarmes mobiles sont de toute manière «déjà bien couverts», notent les militants de «medic'actions» de Lyon, contactés par message. «Quand il y a un blessé de leur côté, l'ambulance arrive rapidement et il n'y a pas de lacrymos ou de nasses pour les empêcher de sortir leurs blessés.» Dans les rangs des militantes et militants, certains s'agacent contre l'idée de pouvoir venir en aide aux forces de l'ordre, «armées et en armure». Tout comme la pratique de discuter avec eux en amont de la manifestation afin de faciliter la prise en charge des blessés. «On a été obligés de communiquer», réplique Michaël, qui précise que les secouristes se revendiquant neutres subissent elles et eux aussi blessures et gardes à vue.
«On n'a pas de passe-droit», insiste également Inaya. Car en manifestation, le travail des soignantes et des soignants n'est pas toujours facilité par les forces de l'ordre. Si certains membres «ont compris l'intérêt des soigneurs», selon Michaël, d'autres sont moins conciliants: les confiscations de matériel s’enchaînent et des secouristes expliquent avoir été molestés, pressés ou victimes de tirs, perdus ou intentionnels.
De la formation traditionnelle aux manifestations
Pour tenter d'apaiser les choses, au moins entre groupes soignants, la page Facebook «Médics volontaires de France» a posté un communiqué revenant sur le terme «street medics», «diffusé à tort par les médias» et «utilisé depuis longtemps par des personnes engagées dont nous respectons les convictions».
Si les membres de ce groupe se sont mis d'accord pour revendiquer «la neutralité des soins, l'apolitisme lors des interventions ou l'indépendance de chaque membre», ils comprennent que tous ne pratiquent pas de la même manière.
Heureusement, ces conflits s'exportent peu sur le terrain. Si quelques tensions apparaissent parfois –un agacement face à «des personnes qui se font applaudir en manifestations» à Nantes, ou quelques «collabos» balancés en manifestation– les différents groupes tentent toutefois de travailler en bonne intelligence. À Lyon, les groupes se coordonnent «volontiers», ayant «dans l'ensemble le même but». «Surtout que les “street medics” volontaires» sont généralement composés de personnes travaillant déjà dans le médical et qui sont plus nombreux que nous, détaille le groupe militant lyonnais. C'est toujours agréable d'être sur le terrains avec eux.»
«On a eu beaucoup de nouveaux, et d'autres groupes qui apparaissent» au fil des semaines à Nantes, note également Amélie. Une initiative qu'elle salue, même si elle insiste sur le besoin de formation: «Ils sont souvent professionnels, se réfèrent à des formations classiques, habitués à des contextes où ils peuvent agir calmement. Mais ce n'est pas le cas en manifestation.» Après presque trois mois de mobilisation et au moins 2.000 blessées et blessés physiques décomptés, la pratique risque en tout cas de se développer.
*Les prénoms ont été changés