Depuis quelques années, la méditation fait l’objet d’un succès grandissant, de sorte qu’elle est devenue une industrie avec un chiffre annuel évalué à plus d’un milliard de dollars [environ 890 millions d'euros].
J’utilise une définition ample de la méditation, et j’entends par là un ensemble de pratiques visant à fixer notre attention sur le moment présent, en travaillant sur l’observation de la respiration. Grâce à cela, la personne en méditation apprend à stabiliser son esprit, ses pensées et ses émotions.
Technique managériale
Pour ses soutiens, la méditation nous apprendrait à développer notre concentration et à cultiver notre intelligence émotionnelle. Les secteurs de la santé et de l’éducation s’intéressent de plus en plus à cette pratique, et Google a même développé son propre programme. Les neurosciences semblent aussi démontrer comment la méditation aurait une influence sur notre cerveau.
Pour d’autres, en revanche, la méditation –sous couvert d’un discours prônant la paix intérieure– serait devenue une technique managériale visant à soumettre sournoisement les individus à la logique de la compétitivité. À l’âge de la «McMindfulness», nous serions désormais enjoints de prendre en charge notre stress sans chercher ses causes corporatives et sociales.
Je souhaiterais compléter ici ces débats en essayant d’identifier les rapports entre la méditation et nos sociétés actuelles. Je ne cherche pas à critiquer la méditation, mais à comprendre les raisons de l’enthousiasme qu’elle génère aujourd’hui.
Comment cette pratique, qui fut longtemps associée –en Occident– à des conduites jugées «exotiques» voire excentriques, a-t-elle pu se retrouver légitimée par la science, l’économie et le politique? Pourquoi un tel engouement, et surtout, que ce succès peut-il nous dire en retour sur nos sociétés? J’identifierai trois éléments qui peuvent expliquer –bien que partiellement– les raisons de la diffusion de la méditation aujourd’hui.
Anthropologie néolibérale
Nos sociétés sont néolibérales dans le sens où la liberté individuelle est une valeur fondamentale, les marchés financiers ont acquis un pouvoir supérieur à celui des États et ces derniers délaissent petit à petit leur mission de providence.
Il existe aussi une autre caractéristique du néolibéralisme, qui passe souvent inaperçue mais qui est aussi très proche de notre quotidien. Selon Michel Foucault, cette caractéristique consiste à diffuser le modèle de l’entreprise à tous les secteurs de la vie sociale dont, et en particulier, la façon dont nous appréhendons notre propre personne.
Nous considérons en effet comme important de «gérer» nos aptitudes, nos talents, notre éducation, notre santé et nos relations avec autrui. Nous élaborons des «stratégies» afin de prendre conscience de notre «capital humain» individuel et nous «investissons» dans ce dernier afin d’ajuster notre employabilité. De cette façon, le néolibéralisme consiste à façonner l’individu comme un «entrepreneur de soi-même».
En outre, comme le souligne Maurizio Lazaratto dans son ouvrage La fabrique de l’homme endetté, le capitalisme aurait depuis la crise de 2008 nuancé ses discours épiques sur les progrès de la mondialisation. Les populations devraient désormais «se charger de tout ce que la finance, les entreprises et l’État-providence externalisent sur la société». Cette situation imposerait une multiplication d’interventions spécialisées relatives au «travail sur soi»: coaching pour le personnel issu des classes supérieures, suivi obligatoire pour les travailleurs et travailleuses pauvres et les personnes au chômage, explosion des techniques spirituelles et psychologiques de «souci de soi».
Il est possible que la diffusion actuelle de la méditation se soit accouplée à cette anthropologie néolibérale de l’entrepreneur de soi, puisqu’elle a renforcé cette exigence de réflexivité à l’égard de notre personne. En apprenant à ne pas nous identifier avec nos émotions, nous apprendrions aussi à développer celles qui sont jugées comme stratégiques (empathie, maîtrise de soi, résilience) dans un contexte socio-économique profondément remodelé par la crise de 2008.
Culture de la discipline
Dans son ouvrage Bullshit Jobs, David Graeber considère que de nombreuses personnes se sont résignées à des emplois qui auraient étouffé leurs passions et dont elles ne verraient ni l’utilité, ni le sens. Dans 24/7 - Le capitalisme à l’assaut du sommeil, Jonathan Crary souligne comment le capitalisme exigerait de nous toujours plus de discipline au travail, tout en sollicitant de façon permanente une part de notre attention (publicités ciblées, réseaux sociaux), ce qui aurait pour conséquence d’affaiblir la valeur que nous accorderions au sommeil.
Nous manquerions de motivation quant au sens de nos emplois, et la discipline qui nous serait requise serait constamment sapée par une multiplication de sollicitations. Souvenons nous, avec Max Weber, que pour comprendre le capitalisme, il faut aussi saisir son «esprit», c’est-à-dire une disposition psychologique orientée vers le profit.
Selon Weber, le protestantisme aurait stimulé cette mentalité en transformant le travail en une activité spirituelle. Grâce à l’obéissance et à l’ascèse dans le travail, la ou le fidèle pouvait vérifier et être sûr de son salut.
Si les pratiques méditatives ont trouvé un écho aussi particulier au sein de l’entreprise, c’est peut-être aussi parce qu’elles viendraient rétablir une (auto)discipline que le capitalisme aurait perdu, si nous suivons les observations de Graeber et de Crary.
Le fait de s’asseoir et de méditer tous les jours pendant quelques minutes introduit un rituel personnel venant cultiver une discipline qui s’étend aux rapports que nous entretenons avec nos activités professionnelles et quotidiennes. La méditation activerait en ce sens, en suivant l’analyse de Slavoj Žižek, une dose de spiritualité sécularisée nécessaire au maintien et aux transformations du capitalisme contemporain.
«Idéologie de la cérébralité»
La légitimation actuelle de la méditation vient aussi du fait qu’elle a intégré le discours scientifique. De façon plus précise, ce sont les neurosciences qui se sont alliées à la méditation afin de démontrer ses bienfaits. Ce domaine de recherche est prometteur, mais il devrait –comme toute recherche– améliorer ses méthodes et ses analyses.
En fait, si la méditation s’est accouplée aux neurosciences, c’est parce qu’elles entretiennent toutes les deux ce que Francisco Vidal et Fernando Ortega définissent dans Being Brains comme l’«idéologie de la cérébralité». Aujourd’hui, le cerveau est considéré comme l’organe du corps suffisant pour définir notre identité. Tout se passe dans le cerveau et, de façon symbolique, il serait même la solution à notre immortalité. Après leur mort, certaines personnes décident en effet de cryogéniser leurs têtes dans l’espoir que la science du futur soit capable de les ressusciter.
L’être humain est un sujet cérébral, et le cerveau est l’organe où est/qui est notre «moi». Grâce à l’imagerie cérébrale, nous établissons des corrélations entre d’une part des régions du cerveau et d’autre part des comportements et des émotions. La mort cérébrale définit la mort de l’être humain, et la dépression est parfois considérée comme un déséquilibre chimique entre certaines parties du cerveau.
Nous sommes des sujets cérébraux, et en comprenant le fonctionnement du cerveau, nous pourrions savoir «comment» nous sommes. Dans la mesure où elle permet de voir comment certaines régions du cerveau se modifient, la méditation accentuerait donc cette «cérébralisation» de notre identité.
Cette activité montrerait bien que nous sommes notre cerveau, puisque ses effets sont visibles et logés dans cet organe. En même temps, puisque nous pouvons, par la pratique méditative, modifier et activer –ou ne pas activer– certaines régions du cerveau, cela montre aussi que nous pouvons en faire usage.
Il existe bien entendu d’autres raisons qui expliquent le développement de la méditation aujourd’hui et cette dernière représente sans aucun doute une pratique porteuse de bien-être personnel. Nous devons malgré tout faire attention à certains usages de la méditation cherchant à discipliner nos existences sans remettre en cause les injustices du capitalisme contemporain.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.