Société / Culture

On pleure plus facilement au cinéma qu’en lisant, et ça s'explique

Temps de lecture : 7 min

Catharsis toujours gagnera en termes d'expérience sensible.

Parce que l'on peut se projeter, dans l'ombre d'une salle, magnifiée par la BO, le cinéma provoque des émotions immédiates. | Geralt via Pixabay
Parce que l'on peut se projeter, dans l'ombre d'une salle, magnifiée par la BO, le cinéma provoque des émotions immédiates. | Geralt via Pixabay

Il y en a deux ou trois. Vous seriez capable de les citer du tac au tac, car ils vous ont marqué: les livres qui vous ont fait pleurer. Face à ce podium hautement sélectif, s’impose toute une armée d’images: de Bambi à Bergman en passant par Bollywood, les films qui vous ont arraché des larmes sont nettement plus nombreux –sans d’ailleurs que leur potentiel lacrymal ne s’impose nécessairement comme un gage de qualité (oui, j’ai pleuré devant la scène d’enterrement, sur fond de Ben Harper, dans ​Les​ ​Petits Mouchoirs; non, je ne suis pas certaine que ce soit un grand film).

Cette différence entre la capacité des livres et des films à provoquer des émotions intenses interpelle de nombreuses lectrices et beaucoup de spectateurs du forum Jeuxvidéo.com dont un utilisateur demandait en 2010: «​On peut pleurer devant un film, en écoutant une musique... mais quelqu'un ici a t-il déjà pleuré après avoir lu un livre?​». Au ministère de la Culture, l’ancienne locataire Audrey Azoulay confiait en 2016 au JDD: «C’est rare que je pleure en lisant​.»

«Le cinéma est un peu le hold-up de la fiction»

Ce décalage s’explique notamment par le caractère radicalement immersif des films, en particulier lorsqu’on les regarde sur grand écran. «Le cinéma nous met en situation d’hypnose, ce qui n’est pas du tout le cas de la lecture», explique l’anthropologue David Le Breton, auteur du livre ​Les Passions ordinaires​, sous titré​ Anthropologie des émotions: «On a une hyperconcentration sur l’image, poursuit-il. Quand on lit un roman, on peut lever les yeux, prendre un verre d’eau à côté de soi. C’est une hypnose plus modérée. Le cinéma est vraiment un abandon.» «On lit à la vitesse que l’on veut, on peut s’arrêter de lire», souligne de son côté le philosophe Ollivier Pourriol, auteur de ​Cinéphilo. Au contraire, «le cinéma, c’est un art enveloppant. On ne maîtrise pas la vitesse de défilement du film, donc on est entraîné». Cette dimension hypnotique rend le cinéma moins sujet que les romans à ce que le philosophe écossais David Hume (1711- 1776) appelait la «résistance imaginative». «​Toutes les fictions ne sont pas représentables avec la même facilité. Vous aurez par exemple plus de mal à imaginer celles qui vont à l’encontre de vos normes, par exemple parce qu’elles génèrent des émotions négatives, ou celles qui ne rencontrent pas votre vécu», explique Swann Pichon, maître assistant à l’université de Genève, spécialiste de l’étude neuroscientifique des émotions. «Au cinéma, les émotions nous sont davantage imposées: le cinéma est un peu le hold-up de la fiction. Il est difficile d’échapper aux scènes que l’on observe –à moins de fermer les yeux– et aux émotions que celles-ci provoquent», continue le chercheur.

En outre, «la pénombre favorise l’absence de retenue», souligne le théoricien du cinéma Laurent Jullier, auteur d’​Analyser un film. De l’émotion à l’interprétation. «Il est plus facile de laisser couler des larmes dans l’anonymat et l’obscurité.» Un anonymat que l’on pourrait toutefois retrouver dans sa chambre, avec un livre. Sauf que… outre son caractère immersif, le cinéma a aussi l’avantage de s’adresser directement à la vue, qui constitue notre principale interface avec le réel.

Puissance de la pulsion scopique

«Le cinéma est très efficace pour communiquer des émotions car certains processus de contagion sont à l’œuvre lorsque nous voyons des acteurs –ou nos semblables– en exprimer. Ces processus impliquent les régions visuelles de notre cerveau, qui représentent 60% de notre néocortex, mais aussi les régions sensorimotrices et limbiques (insula, amygdale), qui nous permettent de représenter et d’incarner les expressions émotionnelles dont nous sommes témoin, pour les connecter à notre vécu, à nos valeurs, à nos liens d’attachement avec les autres», indique Swann Pichon.

«Si les films étaient tournés en plans éloignés, on aurait moins d’identification aux acteurs, or c’est cette identification qui va mobiliser en nous des émotions.»

David Le Breton, anthropologue

Montrer est souvent la manière la plus efficace d’atteindre pour susciter l’empathie, et communiquer une émotion. Cette communication est aussi la résultante de mécanismes visuels qui nous permettent d’identifier l’identité des individus et les expressions qui les animent. «Dans le paysage visuel que vous percevez, certains objets ont un statut particulier, précise le chercheur. C’est le cas des visages. Nous développons tous et toutes une expertise extraordinaire dans la perception des visages, de leur identité, et des micro- expressions qui nous permettent de saisir les émotions de nos congénères. La perception des visages implique une région particulière appelée le gyrus fusiforme. C’est aussi cette région qui est impliquée lorsque nous développons une expertise visuelle singulière à travers notre métier: dans la reconnaissance des fleurs et des végétaux pour certains, des radiographies pour les autres –mais nous sommes tous experts en visages.»

Cette expertise nous rend particulièrement sensible au cinéma. «Le visage des comédiens ajoute aux émotions ressenties», assure en effet David Le Breton. «Si les films étaient tournés en plans éloignés, on aurait moins d’identification aux acteurs, or c’est cette identification qui va mobiliser en nous des émotions», explique l’anthropologue.

De la musique avant toute chose...

Enfin, les larmes au cinéma peuvent être favorisées par la musique. Selon Laurent Jullier, elle est là «pour nous rappeler que nous assistons à un spectacle et que ce n’est pas la vraie vie; elle nous aide à prendre de la distance et à ressentir, plutôt qu’une émotion violente qui nous balaie en bloquant toute réflexion, ce qu’on appelle une méta-émotion. [...] En Inde, voilà 1.800 ans qu’on s’en est aperçu! Cela s’appelle le ​rasa​. Le mot “rasa” apparaît dans le ​Natyashastra​ (le “Traité des émotions” de la religion hindoue, rédigé en sanskrit au IIIe siècle) pour désigner la méta-émotion esthétique qui nous saisit lorsque nous assistons à des spectacles viscéralement satisfaisants. L’idée d’échantillonner une émotion afin de l’apprécier pour elle-même autorise les spectateurs d’un drame à savourer des états émotionnels négatifs comme le dégoût ou la peur, qu’en d’autres circonstances ils chercheraient à éviter».

C’est la fameuse ​​catharsis dont parlait déjà Aristote à propos du théâtre: soigner le mal par le représentation du mal –ce qui ne peut fonctionner que s’il est clairement établi que la tragédie ne nous concerne pas directement.

Ainsi, la musique au cinéma ne vient pas nécessairement appuyer notre tristesse avec une mélodie triste mais, au contraire, en signalant le caractère théâtral et fictionnel des événements montrés dans le film, permettre la naissance d’un état ambivalent dans lequel les larmes ont une dimension positive. «C’est un plaisir de pleurer», confessait ainsi, en 2008, ​le critique de cinéma Jacques Morice​. «Un étrange plaisir: on est remué, on est touché au plus profond de nous et on aime ça.»​ C’est la fameuse ​​catharsis dont parlait déjà Aristote (322 av. JC - 384 av. JC) à propos du théâtre: soigner le mal par le représentation du mal –ce qui ne peut fonctionner que s’il est clairement établi que la tragédie ne nous concerne pas directement.

Cela n’empêche toutefois pas qu’un usage instrumental de la musique puisse être fait: on va alors superposer images déchirantes et musique plombante pour renforcer l’effet produit (...comme avec la chanson de Ben Harper dans la scène d’enterrement des ​Petits Mouchoirs). Accroché par ces grosses ficelles, «on se sent vaguement coupable d’avoir été pris en otage, d’avoir “marché”, d’avoir cautionné malgré nous un tel racolage», écrit Jacques Morice.​ «Il y a les larmes qu’on a arrachées de manière grossière, et les larmes qu’on a permises», résume de son côté Ollivier Pourriol.

Si les films ont donc plus de chances que les livres de nous faire pleurer lorsque nous les découvrons, ils peuvent également voir leur poids émotionnel renforcé en devenant des compagnons de route. Il est en effet plus fréquent de revoir un film que de relire un livre. Les larmes jaillissent alors «de manière non pas pavlovienne, mais proustienne», explique Ollivier Pourriol. «Il y a un plaisir de reconnaissance pour les œuvres qu’on a déjà vues et qu’on revoit. Le film témoigne de la personne qu’on était la dernière fois qu’on l’a regardé», développe-t-il. «Le cinéma fait partie de la fabrique des émotions», abonde David Le Breton. «Il y a des films que je ne revois jamais sans être extrêmement ému, même si je les ai vu déjà cinq ou six fois, parfois davantage», témoigne-t-il.

Un substrat rationnel de l'émotionnel?

Un effet qui a également une explication neurologique. «Une émotion n’est pas juste une sensation, c’est aussi un processus de représentation d’un état corporel et d’interprétation qui est très dépendant de notre expérience, de notre passé», explique Swann Pichon. Cette dimension intervient lorsqu'on voit les films pour la première fois mais aussi, doublement, lorsqu’on les revoit. La puissance émotive du cinéma a ainsi des causes rationnelles, qui expliquent en partie la dimension de premier plan qu’il a pris dans nos cultures.

«On commence à comprendre les​ mécanismes physiologiques qui contrôlent la production et le déclenchement des larmes, mais on connaît encore très peu les états cérébraux émotionnels qui y sont associés.»

Swann Pichon, spécialiste de l’étude neuroscientifique des émotions

Même si en matière d’émotion, de vastes contrées restent à explorer. «On commence à comprendre les​ mécanismes physiologiques qui contrôlent la production et le déclenchement des larmes, mais on connaît encore très peu les états cérébraux émotionnels qui y sont associés: que se passe-t-il dans le cerveau lorsque l'on pleure de joie, de tristesse, de soulagement ou de colère? Ou encore lorsqu'on ressent une expérience esthétique forte au cinéma, ou en écoutant un morceau qui nous touche et que nous trouvons sublime? Ces états sont tous très différents, et aucune étude ne les a véritablement caractérisés», explique Swann Pichon.

«C'est en partie dû au fait qu'il n'est pas évident de provoquer ces états expérimentalement –les situations qui nous touchent individuellement sont très variables– et c'est aussi délicat d’un point de vue éthique, car nous ne souhaitons pas faire pleurer de tristesse nos participants, continue-t-il. Et c’est un peu difficile de discuter de tout ça avec une souris.»

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