Après la loi dite «asile», après le projet de loi justice, qui donne la main au parquet pour procéder à toutes les mesures d’investigation (interceptions téléphoniques, géolocalisations, et perquisitions) qui étaient, jusque-là dévolues au juge d’instruction, ce que révèle la loi «anticasseurs» actuellement discutée au Parlement ne laisse pas de s’interroger sur les acceptions que le pouvoir a de nos libertés fondamentales.
Ce n’est pas une loi «anticasseurs», c’est une loi qui interdit de manifester. La loi pénale fourmille d’incriminations (enrichies tous les ans) permettant de poursuivre et punir les casseurs, fut-ce à l’occasion de manifestations. On en veut pour preuve le nombre considérable de comparutions devant les tribunaux depuis le début du mouvement des «gilets jaunes», et celui non moins considérable de condamnations de «casseurs» déjà prononcées.
Le Conseil de l’Ordre des avocats du barreau de Paris vient d’adopter à l’unanimité une motion condamnant les dispositions du projet de loi, tant il lui paraît contraire aux principes fondamentaux d’un État de droit démocratique. Cette critique porte sur au moins trois points contenus dans la loi actuellement discutée:
1. L’article 2 de la proposition de loi prévoit que l’arrêté d’interdiction préventive de manifester peut être notifié «au plus tard quarante-huit heures» avant la manifestation, ou même sans aucun délai, voire au cours de la manifestation, en cas de manifestation non déclarée par ses organisateurs, ou en cas de déclaration tardive. Ce dispositif qui est, rappelons-le, pénalement sanctionné, ne laisse ainsi aucune possibilité à la personne qui se verrait notifier une telle interdiction de saisir le juge des référés pour en contester le bienfondé. En effet, le juge des référés administratif doit disposer, en matière de liberté fondamentale, d’un délai de quarante-huit heures pour statuer (article L 521-2 du code de justice administrative). L’interdiction immédiatement exécutoire ne pourrait donc être examinée par un juge en temps utile.
Plus encore, si l’arrêté d’interdiction est notifié à l’intéressé au cours de la manifestation, la personne concernée se trouvera aussitôt sous le coup d’une interdiction et donc en situation de violation de cette interdiction, sans avoir aucune possibilité de saisir le juge pour contester l’arrêté. Et c’est cet arrêté d’interdiction qui, alors notifié en cours de manifestation, placerait l’intéressé en situation de commettre dans le même temps la nouvelle infraction pénale…!
Il s’agit d’une atteinte majeure au droit à un recours effectif devant un juge et au principe de légalité des peines.
Si le texte prévoit que l’interdiction suppose des agissements antérieurs, il ne précise pas que ces agissements devraient avoir été constatés par une décision de justice, laissant place à l’arbitraire. Il s’agit encore d’une méconnaissance de l’exigence de sécurité juridique, ladite constatation pouvant avoir été effectuée par n’importe quel moyen ou par n’importe quelle autorité.
2. La proposition de loi actuellement discutée prévoit, en outre, que constitue un délit le fait de «dissimuler volontairement tout ou partie de son visage sans motif légitime» au sein ou aux abords immédiats d’une manifestation, sur la voie publique, au cours ou à l’issue de laquelle des troubles à l’ordre public sont commis.
Ce faisant, ce dispositif fait dépendre l’existence du délit d’une circonstance aléatoire, indépendante de la volonté de l’intéressé, en l’occurrence lesdits troubles à l’ordre public, commis lors de la manifestation. La seule circonstance dépendante de sa volonté aurait été de se retrouver au sein ou aux abords immédiats de l’événement. Il y a, là encore, une sérieuse atteinte à la sécurité juridique.
Ensuite, le dispositif fait appel à la notion de «dissimulation volontaire» de tout ou partie de visage, sans motif légitime. Ce critère présume que la dissimulation du visage est, par hypothèse, illégitime. Et, par une inversion de la charge de la preuve, l’intéressé devrait prouver la légitimité de son couvre-chef, sans que celle-ci ne soit plus précisée par la loi.
On crée ainsi une présomption de culpabilité de toute personne qui, aux abords immédiats d’une manifestation, dissimulerait une partie de son visage, pour une raison dont elle ne pourrait démontrer qu’elle est légitime; et ce, en contradiction notamment avec le principe de présomption d’innocence.
3. Enfin, le texte prévoit la création d’un fichier spécial, sur lequel l’inscription des personnes qui y figureraient ne serait pas subordonnée à la reconnaissance antérieure d’un acte répréhensible par une décision judiciaire définitive.
Il s’agit d’une création très contestable en ce qu’elle laisse à l’arbitraire de l’administration l’inscription des «suspects» sans aucun critère objectif constaté par une autorité légitime pour ce faire. Ce dispositif est attentatoire aux libertés fondamentales, car il met en place un traitement de masse et automatisé des comportements individuels, dans un but de restriction des libertés.
Les avocats doutent sérieusement de la constitutionnalité de telles mesures.
Comme notre confrère François Sureau le dit magnifiquement dans le Monde du 4 février, «la démocratie ne tient pas à des objets matériels [comme] une statue sous l’Arc de triomphe, une porte de ministère. Elle tient à des choses plus invisibles, et c’est à celles-là que le gouvernement s’attaque». Le droit de manifester, c’est-à-dire le droit d’expression collective de contestation, est en effet consubstantiel à notre démocratie, laquelle s’est faite en 1789, 1848, 1870, et 1968.
Cette proposition de loi établit un contrôle administratif du droit de manifester qui n’est pas acceptable. Si, par mégarde, un pouvoir autoritaire arrivait à la tête du pays, il n’aurait pas besoin de changer la loi pour établir un État policier. Tout serait déjà là, à disposition. Il est temps que le Parlement reprenne ses esprits et retrouve notre boussole démocratique!