Égalités / Culture

La crise de la masculinité, un concept fumeux qui arrange bien les hommes

Temps de lecture : 12 min

Slate publie les bonnes feuilles du dernier ouvrage de Francis Dupuis-Déri, «La crise de la masculinité - Autopsie d’un mythe tenace».

En crise ! | Mohamed_Hassan via Pixabay
En crise ! | Mohamed_Hassan via Pixabay

Francis Dupuis-Déri est professeur de science politique, affilié à l’Institut de recherches et d’études féministes à l’Université du Québec à Montréal

Dans son dernier ouvrage La crise de la masculinité - Autopsie d'un mythe tenace, publié ce mois-ci aux éditions Remue-ménage, il s'interroge et décortique les discours tenus autour de la supposée «crise de la masculinité» que subiraient les hommes.

Nous en publions ci-dessous des extraits. Le titre et les intertitres sont de la rédaction de Slate.

Une recherche rapide au sujet de la crise de la masculinité a mené à une étonnante constatation: cette crise sévissait déjà à l’époque de la Rome antique, puis dans les royaumes d’Angleterre et de France à la sortie du Moyen Âge. On la retrouvait en Angleterre au XVIIIe siècle et dans la France de la révolution de 1789, aussi bien chez les monarchistes que chez les républicains et dans les colonies. L’Empire germanique aurait lui aussi été touché par la crise au début du XIXe siècle tout comme l’Allemagne au tournant du XXe siècle. La crise s’est poursuivie dans les colonies britanniques ainsi qu’aux États- Unis et en France à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle; entre les deux guerres mondiales en Allemagne, en Italie et aux États- Unis; dans les années 1950 et 1960 aux États- Unis, en Allemagne de l’Ouest et en URSS jusque dans les années 1970. Depuis les années 1990, elle s’est répandue un peu partout en Occident, y compris en Russie postsoviétique et dans des pays très prospères comme la Suisse, plutôt conservateurs et influencés par le catholicisme comme l’Irlande et la Pologne, mais aussi là où l’égalité entre les sexes est considérée comme acquise, comme la Suède.

Dans certains cas, ce sont des catégories spécifiques d’hommes qui souffriraient d’une crise de la masculinité, par exemple les jeunes musulmans d’origine pakistanaise en Écosse. Même les documents de la Commission européenne évoquent la problématique de la crise de la masculinité. En bref, les hommes en Occident seraient constamment aux prises avec une société toujours trop féminisée, quel que soit le régime politique (monarchie, république, etc.), le système économique (féodal, colonial, capitaliste, soviétique, etc.) et les lois encadrant le droit de la famille.

Hors de l’Occident, la masculinité serait aujourd’hui en crise au Maghreb, en particulier au Maroc, et en Afrique subsaharienne, plus précisément en Côte d’Ivoire, au Sénégal chez les Wolofs, au Kenya chez les Kikuyus, en Tanzanie, en Afrique du Sud ainsi qu’au Darfour en guerre. Les hommes d’Amérique latine et d’Asie ne seraient pas épargnés, notamment au Bangladesh, en Chine, au Japon et en Mongolie. Une crise de la masculinité aurait également frappé les Iraniens à la fin des années 1970 et les Palestiniens dans les camps de réfugiés et en Israël. Elle ne se cantonne pas aux frontières étatiques puisqu’il est possible d’affirmer qu’il y a «une crise mondiale de la masculinité noire», tout comme de la masculinité musulmane. Enfin, selon le cardinal allemand Paul Josef Cordes, «la masculinité et plus spécifiquement la paternité sont en crise» partout dans le monde à cause du «féminisme radical». Cette récurrence étonnante dans le temps et l’espace nous force à nous interroger, avec l’historienne Judith A. Allen, à savoir si «les hommes ne sont pas interminablement en crise». Ce questionnement se retrouve aussi chez des hommes spécialistes de la masculinité, comme William F. Pinar qui se demande «comment peut-on utiliser le concept de “crise” quand elle ne peut pas être délimitée dans le temps», quand «la masculinité est en crise depuis les origines mystérieuses de l’humanité». Michael Atkinson avance, dans son livre Deconstructing Men and Masculinities (Déconstruire les hommes et les masculinités), que «la crise de la masculinité est une question de perception, et non une réalité objective». Un autre spécialiste de la masculinité, Arthur Brittan, indique que la notion de crise de la masculinité manque de précision et doit être utilisée avec prudence, car elle simplifie la réalité et mène à penser que «tous les hommes sont en crise» et que «tous les hommes ont le même sens d’une identité collective» masculine, quel que soit leur âge, leur classe sociale et leur statut économique, la couleur de leur peau, leurs préférences sexuelles, leur statut de citoyenneté, etc.

Représentation ou réalité?

Judith A. Allen a tiré de son analyse de plusieurs études sur la crise de la masculinité dans l’histoire des États-Unis quelques éléments de réflexion qui peuvent aider à mieux saisir la logique des crises du temps présent. Premièrement, elle a constaté que les études historiques des crises de la masculinité se limitent trop souvent à l’analyse de textes d’époque, soit des lettres personnelles, des autobiographies et même des œuvres de fiction comme des romans. S’il est très intéressant d’étudier ces textes, il ne faut toutefois pas les confondre avec la réalité politique, économique, sociale et culturelle d’une époque. Des personnages de roman, par exemple, peuvent incarner des anxiétés liées à la masculinité, sans que ce problème soit réellement partagé par les hommes vivant à l’époque où le roman est écrit. En France, le spécialiste de l’histoire culturelle André Rauch admet d’ailleurs, en introduction de son ouvrage Crise de l’identité masculine: 1789-1914, que «les données sur lesquelles s’appuie cette étude —le journal intime, la chronique de vie, le récit autobiographique, la correspondance, les mémoires et leurs ramifications ou leurs extrapolations dans la nouvelle, le roman ou le vaudeville— sont bien fragiles» [je souligne]. Jie Yang, spécialiste de la Chine contemporaine, note à son tour que les études savantes sur la crise de la masculinité dans ce pays s’intéressent surtout aux représentations culturelles, précisant que «[c]ette approche peut créer l’illusion que ce qui est présenté dans des textes littéraires est un reflet suffisant de ce qui survient dans la réalité sociale».

Des analyses de la crise de la masculinité font souvent référence à des films pour démontrer que les hommes sont en désarroi, dont Fight Club, qui met en scène des hommes voulant reprendre le contrôle de leur vie par des concours de boxe, puis par la formation d’une organisation terroriste; Kramer vs. Kramer, qui raconte l’histoire d’un père séparé vivant seul à New York avec son jeune fils; Quartier Mozart, qui propose une scène de disparition magique des pénis dans l’Afrique postcoloniale, au Cameroun; le film documentaire indien d’Anand Patwardhan Father, Son and Holy War, qui propose d’expliquer les violences intercommunautaires par une crise de la masculinité.

Bande-annonce du film Fight Club

La crise toucherait parfois non seulement les personnages de films de fiction, mais aussi les acteurs eux- mêmes. L’acteur Michael Douglas est devenu célèbre en incarnant des hommes aux prises avec des femmes dominatrices et manipulatrices dans des films tels que Disclosure et Fatal Attraction. En 2015, il déplore dans les médias «une crise chez les jeunes acteurs» des États- Unis, ce qui laisserait le champ libre aux Australiens qui n’hésitent pas à jouer «la masculinité. Aux États- Unis, nous avons cette zone relativement asexuelle ou unisexe avec les jeunes hommes sensibles» qui manquent de machisme. Déjà, en 1960, John Wayne, acteur célèbre pour sa virilité et ses rôles de cowboy, affirmait que «10 ou 15 ans auparavant [donc vers 1945], les gens voulaient voir des films où les hommes se comportaient en hommes. Aujourd’hui, il y a trop de rôles de névrosés». De John Wayne à Michael Douglas, une crise de la masculinité affecterait le cinéma aux États- Unis depuis plus de 50 ans, soit de 1960 à 2015.

Doit-on les croire sur parole?

Qui agresse qui?

En 2017, aux États-Unis, l’industrie du cinéma payait bien mieux les acteurs que les actrices, mais encore mieux les hommes qui jouaient des rôles de superhéros ou de héros de films d’action policiers, de guerre et de science-fiction. L’acteur le mieux rémunéré (Mark Wahlberg) a empoché 68 millions de dollars américains en cachets, alors que l’actrice la mieux rémunérée (Emma Stone) a touché 26 millions. Les 10 acteurs ayant gagné les plus hauts revenus de l’année ont raflé une somme totale de 489 millions de dollars,alors que leurs homologues féminines avaient empoché 173 millions. En termes de visibilité, les femmes ne représentaient que 29% de tous les rôles parlants dans les films en 2016 et seulement 25% des rôles de personnages de 40 ans et plus. Tout cela sans oublier les violences sexuelles dans l’industrie du cinéma, dont la récurrence a été révélée au public par la campagne de dénonciation publique #MeToo, en 2017.

Ces deux livres ne fournissent aucune précision quant à la répartition entre les sexes des grandes fortunes, de la propriété immobilière, du travail domestique et parental. Qui prend soin physiquement et psychologiquement des grands-parents, des enfants, des malades? Mystère.

Judith A. Allan a aussi constaté que les études sur les crises de la masculinité ne proposent pas ou que très rarement d’indicateurs pour déterminer si une société est (trop) féminisée et si les hommes sont (réellement) en crise. Considérons ainsi deux ouvrages parus récemment aux États-Unis, soit The Decline of Men et The End of Men. Ces deux ouvrages mentionnent le phénomène des hommes «herbivores» au Japon, soit des soushoku danshi ou «garçons mangeurs d’herbe», sans défense face aux femmes «carnivores» ou «prédatrices». Selon ces livres, ce phénomène —qui est l’objet de nombreuses articles dans la presse populaire japonaise— prouverait qu’une crise de la masculinité sévit au Japon. Or, ces deux livres n’offrent pas la moindre information au sujet de la place des Japonais et des Japonaises au gouvernement, au Parlement et dans les conseils d’administration des grandes compagnies. Ces deux livres ne fournissent aucune précision quant à la répartition entre les sexes des grandes fortunes, de la propriété immobilière, du travail domestique et parental. Qui prend soin physiquement et psychologiquement des grands-parents, des enfants, des malades? Mystère. La discussion au sujet des «herbivores» laisse dans l’ombre d’autres tendances masculines observées au Japon depuis quelques années. Keichi Kumagai parle pour sa part des otaku, soit des jeunes hommes passionnés d’ordinateurs et de jeux vidéo et que des jeunes femmes vêtues comme d’illustres personnages célèbrent comme «les maîtres de retour à la maison», ainsi que des néonationalistes qui s’insurgent contre l’immigration et la présence d’une communauté coréenne au Japon depuis la première moitié du XXe siècle, et qui cherchent à revaloriser le glorieux passé du pays et sa puissance militaire. Cette étude rappelle aussi que malgré certaines difficultés économiques, les femmes bien plus que les hommes doivent se contenter d’emplois à temps partiel.

Le livre The End of Men évoque aussi «l’apparition de femmes meurtrières ou de “tueuses” de Wall Street», soit des courtières particulièrement agressives. Par contre, il ne présente pas de portrait global du milieu de la finance à New York. Dans le même esprit, une étude du roman American Psycho, qui met en scène un conseiller financier à New York qui agresse des femmes, présente ce personnage comme représentatif de la crise de la masculinité. Or, cette étude se limite au roman et n’apporte aucune précision quant aux relations entre les sexes à New York, y compris dans le domaine de la finance: qui occupe les postes de direction des grandes banques, qui gère les plus importants portefeuilles, qui est le plus riche et qui effectue les basses besognes, dont servir les repas aux courtiers multimillionnaires et nettoyer leur bureau et leur logement en leur absence? Et surtout: qui agresse qui?

Affiche du film American Psycho

En somme, l’historienne Judith A. Allen considère qu’il est préférable de parler de discours de la crise de la masculinité plutôt que de crise réelle. Aux réflexions de l’historienne font écho celles du spécialiste en littérature Bryce Traister, qui a constaté que le discours de la crise de la masculinité représente un appel à «rétablir des normes et des pratiques masculines hégémoniques, stables et immuables».

Plus spécifiquement, il considère qu’il est particulièrement problématique de croire que les personnages de fiction masculins qui violentent et assassinent des femmes incarneraient une crise de la masculinité. Ainsi, une étude sur le cinéma produit à Hong Kong évoque une crise de la masculinité même s’il est précisé que les héros sont des hommes, que les femmes parlent à peine et qu’elles sont souvent tuées par un mari jaloux ou violées et éliminées par des gangsters. Bryce Traister y va de cette confidence: «Je ne comprends tout simplement pas en quoi cette masculinité haineuse et source de crimes peut être considérée comme victime d’une “crise” comparable à celle des victimes» violées ou assassinées. La fiction rejoint la réalité quand les médias présentent des hommes comme des victimes d’une crise d’identité masculine, alors qu’ils ont tué leur conjointe ou ex- conjointe et parfois leurs enfants.

Une crise à la fois autoréférentielle et purement subjective

Le discours de la crise de la masculinité s’inscrit le plus souvent dans une perspective très subjective, par exemple lorsque des hommes sentent que leur mère, leur conjointe ou leur ex-conjointe les domine et lorsqu’ils sentent que la société est dominée par les femmes. Ces impressions et ces sentiments des hommes au sujet des femmes suffisent pour échafauder de grandes théories sans comparer ces abstractions —ces idées— avec la réalité. Or, ce n’est pas parce que j’ai peur d’être attaqué par des zombies en sortant de chez moi que les zombies existent pour autant; et ce n’est pas parce que je me sens dominé par les femmes qu’elles dominent réellement la société et les hommes.

Il suffirait que je me demande ce que signifie être un homme aujourd’hui pour que l’identité masculine soit en crise.

Tom Harman représente un exemple de cette approche trop subjective, dans son article «The Crisis of Masculinity as Deleuzian Event» (La crise de la masculinité en tant qu’événement deleuzien). Il y a distingué deux postures asoptées face à cette crise: la première consisterait à démontrer empiriquement que la crise n’existe pas (le livre que vous lisez se range dans cette catégorie); la seconde considérerait a priori qu’il y a une crise, mais sans prouver qu’elle existe. Tom Harman propose une troisième voie: constater qu’il y a crise dès que des doutes sont formulés à l’égard de l’identité masculine et de la définition même de la masculinité. L’important pour l’auteur reste «l’autoperception des hommes et la perception des hommes: le sens de qui et de ce qu’ils sont» [je souligne]. La crise est donc à la fois autoréférentielle et purement subjective: il suffirait que je me demande ce que signifie être un homme aujourd’hui pour que l’identité masculine soit en crise.

Avec une approche à ce point subjectiviste, la crise de la masculinité peut être postulée comme phénomène toujours confirmé par la perception des hommes qui se disent en crise ou qu’on perçoit en crise. Ainsi, l’auteur du livre The Decline of Men avance qu’«il y a un sentiment effrayant que les hommes sont, en quelque sorte, une espèce en danger» [je souligne]. Le psychothérapeute étatsunien Roger Horrocks explique dès la première page de son livre Masculinity in Crisis que «[p]lusieurs idées dans ce livre viennent de [son] travail comme psychothérapeute», qui lui aurait permis de constater que «beaucoup d’hommes sont hantés par des sentiments de vide, d’impuissance et de rage» [je souligne]. Horrocks a exécuté une pirouette intellectuelle pour évacuer la réalité institutionnelle et matérielle: «Ma thèse, c’est que les hommes sont puissants économiquement et politiquement, mais que les femmes sont puissantes émotionnellement.» Selon cette approche, on pourra prétendre qu’une ménagère domine son mari timide, même si elle lui prépare et lui sert ses repas, nettoie la résidence conjugale, lave ses vêtements et s’occupe de leurs enfants, et même si l’homme est le propriétaire du domicile et de la voiture du couple, qu’il touche un bon salaire et engrange des fonds pour sa pension de retraite. La domination apparaît ici comme une question de caractère et de force psychologique, et non de contrôle des ressources et de bénéfices concrets tirés du travail des autres.

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