À l'occasion du soixante-dixième anniversaire du restaurant Alain Chapel à Mionnay, deux étoiles depuis 1991, Suzanne, la veuve du génial cuisinier lyonnais, a présenté ses deux fils Romain 26 ans, et David 29 ans décidés à vivifier, en cuisine et dans la salle, la fameuse auberge des Dombes peinte par Utrillo, laquelle fut dans les années 1980 l'un des tout premiers restaurants de France.
Pour nombre de gourmets, Alain, le fils unique de Roger Chapel, était alors un monstre sacré des fourneaux, concepteur de plats fameux: le gâteau de foies de volaille au coulis d'écrevisses, le foie gras chaud et les navets noirs, la poularde de Bresse en vessie sauce Albufera, les foies de lotte et les rouelles de langouste, un répertoire terre et mer où le produit de base était choisi, privilégié, mis en valeur de façon magistrale. Et souvent inoubliable.
Un maître à cuire et à penser
Comme chez les Troisgros à Roanne, chez Bocuse à Collonges au Mont d'Or et chez les Haeberlin à Illhaeusern, Chapel à Mionnay s'était imposé comme un must dans la géographie gourmande de la France. En 1982, Alain Chapel, haut comme une cathédrale, plus introverti qu'expansif, concentré sur son engagement, me disait: «Pas mal de choses en cuisine sont parties de Mionnay.» Pour nombre de jeunes chefs, il a été un maître à cuire et à penser.
D'abord, il a incarné la rigueur dans la sélection du produit, l'insatisfaction permanente, la volonté de se dépasser et l'accord, l'union entre le lieu, cette auberge de campagne, le style de cuisine, et la forte personnalité du chef. À Mionnay, la bonne chère, c'était bien plus que des recettes: l'état d'esprit d'un professionnel ultra perfectionniste, hors du commun.
Le Landais Alain Ducasse, son disciple dans les années 1985, le dit bien: «Alain Chapel a inventé le culte du produit, la quête quotidienne du meilleur chez les paysans, les fermiers, les poissonniers, les maraîchers, les fromagers... Il a été le premier grand cuisinier à révéler les produits de saison dans leur vérité alors qu'avant lui, les sauces, les apprêts, les gratinages, les sur-cuissons masquaient le goût originel des ingrédients: le loup prisonnier hélas de sa croûte feuilletée.»
Des larmes de volupté
Savourant le gâteau de foies blonds, une délicate caresse des papilles, Henri Gault, au début des années 1990, se mit à verser des larmes de volupté, instant unique dans une vie. L'humoriste Jacques Martin, à la fin d'un mémorable dîner, s'exclama: «C'est bien simple, c'est du Mozart.» Sur la carte-menu, calligraphiée à l'ancienne, on pouvait lire: «Le résultat est ce que nous sommes, l'œuvre est simple, vraie et sincère. »
Hélas, trois fois hélas, le Lyonnais tant admiré décédait d'une crise cardiaque en juillet 1990, victime du stress, d'une pression trop forte pour lui -de la fragilité d'un géant des casseroles. L'épouse Suzanne, propulsée aux commandes de l'auberge, appelait à la rescousse Philippe Jousse, ex-bras droit d'Alain, alors en poste au restaurant Chapel à Tokyo. La succession était assurée, mais le Michelin enlevait la troisième étoile en mars 1991 -c'était l'usage à l'époque, la sanction suivait la disparition du chef. Au deuil s'ajoutait le coup de poignard. Cet oukase ô combien cruel n'a plus cours aujourd'hui. Tant mieux.
L'auberge, orpheline de son créateur, allait vivre sa vie, vaille que vaille, Philippe Jousse ajoutant des plats de son cru au répertoire des fameuses spécialités -les fidèles venaient s'attabler dans la belle salle à manger lumineuse afin de retrouver leur madeleine et les émotions gustatives de jadis: le sublime pâté en croûte, les tourtes de gibier, les gratins de cardons à la moelle, le poulet fermier doré et la délicate tarte aux pralines roses.
La relève est là
Dans ce décor épuré, tout rappelle Alain Chapel, et l'on s'attend à le voir surgir de la cuisine, le crâne chauve et l'œil aux aguets. C'est le même cortège d'impressions que chez l'autre absent, Bernard Loiseau à Saulieu.
La relève est là: Romain, formé chez Troisgros, Haeberlin et Roellinger, s'est mis au piano dès les premières semaines de 2010, appuyé par son frère David, revenu de Tokyo, pour l'accueil, le service et la gestion. Ils ont des idées, des projets destinés à relancer l'auberge paternelle, à lui redonner sa place au premier rang des maisons de bouche de l'Hexagone. Le legs d'Alain Chapel n'est pas oublié. Il leur faudra du courage, souligne Alain Ducasse qui mesure la tâche à accomplir. Car la concurrence à Lyon et dans la périphérie est bien plus redoutable que dans les années 1980-1990 -et la clientèle a changé, qui suit la mode des bistrots, des bouchons et des brasseries: celles de Paul Bocuse, par exemple.
Méchant coup du sort: l'état-major des Relais&Châteaux a exclu en 2010 l'auberge de Mionnay de la prestigieuse chaîne, ce qui a révolté Alain Ducasse: «On a oublié l'histoire de Mionnay, le passé glorieux, l'homme de génie qu'il fut et ce qu'il a laissé. Quel manque de respect!»
Dès la funeste nouvelle diffusée, Alain Ducasse a décidé d'intégrer le restaurant et les chambres dans sa collection de Châteaux Hôtels (600 adresses) et d'apporter son concours à la deuxième vie de ce lieu de mémoire bressan, en phase de renouveau. Gageons que les deux fils vont avoir du pain sur la planche, mais bon sang ne saurait mentir.
Nicolas de Rabaudy
Image de une: DR
Restaurant Alain Chapel. 60 route de Bourg 01390 Mionnay (Ain). Tél.: 04 78 91 82 02. Fax: 04 78 91 82 37. Site Internet: www.alainchapel.fr Blog: www.iblogyou.fr/alainchapel/ Email: [email protected]
Menus à 60 euros au déjeuner, 100 et 145 euros au dîner. Carte de 90 à 150 euros. Fermé lundi, mardi, vendredi au déjeuner. Chambres à partir de 130 euros.
À lire, la réédition du livre magistral d'Alain Chapel, « La cuisine, c'est beaucoup plus que des recettes » (Robert Laffont).