Il y a dès le début de The Wife, de Björn Runge, quelque chose d'engageant, le parfum des films qui feront date. Cela doit tenir au grand écart réussi en toute discrétion par la première séquence, où la douceur feutrée de l'atmosphère n'empêche pas la nausée de monter. Toute l'œuvre sera à l'unisson: c'est dans le calme et le confort que naîtra la révolte.
Une septuagénaire somnole dans le lit conjugal. Comme son mari entre dans la chambre et s'asseoit au bord du lit sans faire attention à ne pas la réveiller, elle émerge et allume la lumière. Tout en devisant avec son épouse, l'homme s'installe sous les couvertures, puis finit par verbaliser son envie de coucher avec elle.
Rendre les armes
La demande du mari se fait en douceur, sans parole agressive ni geste violent. Sa femme n'a pas envie. «Tu arrêtes tout de suite», lui dit-elle calmement. L'homme insiste: «Allez, on fait ça en vitesse, ça va nous aider à trouver le sommeil», avant d'ajouter: «S'il te plaît... je m'occupe de tout, tu n'auras rien à faire». «C'est pas vrai... c'est pathétique», se moque l'épouse, avant de finalement «consentir»: «D'accord. Vas-y, je me rends.» Sans s'arrêter de parler, se régalant de sa propre prose, l'homme commence à chevaucher sa femme, dont le visage toujours serein ne masque pas l'exaspération: «Oh non arrête, ça suffit», dit-elle en riant à moitié. Cut.
Consentir, est-ce le mot? Il s'agirait plutôt d'en finir avec ça. On n'en verra pas davantage, mais il semble assez évident que le mari obtiendra ce qu'il souhaite. Et que si cette femme a fini par dire oui malgré son absence d'envie, c'est sans doute parce qu'elle a l'habitude de subir ce genre de pression.
Le viol conjugal n'est pas le sujet de The Wife. On n'y reviendra jamais. Mais le décor est planté: ce couple si mignon, si solidaire en apparence, est lézardé par les blessures et les non-dits. Doux euphémisme.
Le jour de gloire est arrivé
Nous sommes en 1992, dans le Connecticut. L'homme s'appelle Joe Castleman, écrivain de renom qui attend avec impatience un appel de l'Académie Nobel. Lorsque le coup de fil finit par arriver, le lendemain de la scène décrite plus haut, Joe interrompt son interlocuteur et demande à Joan, son épouse, de se saisir d'un autre combiné afin d'entendre ce qui va lui être annoncé. Le jour tant espéré est arrivé: Joe Castleman sera le prochain prix Nobel de littérature. Et sa femme est aux premières loges de cet incroyable événement.
Cela devrait être une fête, la concrétisation festive et solennelle d'une carrière passée à noircir du papier. Ce sera un voyage dans les ténèbres, la lente et douloureuse dissolution d'une relation conjugale. Sur le papier, tout semble bien réglé: l'auteur prolifique et vénéré, intarissable sur à peu près tous les sujets du monde, est ravi de présenter sa délicieuse épouse à chaque personne qu'il croise, qu'il s'agisse du dernier prix Nobel de physique ou de la photographe officielle de l'Académie suédoise.
Il y a bien longtemps que Joan Castleman a mis de côté sa propre carrière d'aspirante autrice, remisant son ambition personnelle au placard: sa vie fut celle d'une compagne docile et dévouée, accompagnant son mari un peu partout, gérant tous les aspects de la logistique familiale pendant qu'il pavoisait dans le monde littéraire et au-delà.
Une femme-bibelot
The Wife pourrait se contenter de cela, et ce serait déjà formidable. Chaque séquence subjugue par sa façon si tranquille et si implacable de montrer comment un homme est parvenu à rendre sa femme transparente, à l'exhiber comme un bibelot sans substance, et à la convaincre (du moins en apparence) que rien ne pourra la combler davantage que ce statut.
Réalisé par le Suédois Björn Runge, le film résulte de l'adaptation par Jane Anderson (scénariste de la mini-série Olive Kitteridge, avec Frances McDormand) d'un roman signé Meg Wolitzer. Paru en France en 2005 sous le titre L'Épouse, le livre résonne aujourd'hui d'une drôle de manière. Et sa transposition à l'écran tombe à point nommé.
À ce stade, chères lectrices, chers lecteurs, il semble impossible de traiter le sujet du film sans en révéler quelques rebondissements. Les spoilers resteront légers et peu détaillés. Vous voilà au courant.
Lorsqu'on se retournera sur cette année 2019, on repensera sans nul doute à l'expression «boys' club» (c'est mon cas). The Wife en expose les ressorts et les rouages avec une méticulosité qui révolte. Après avoir observé Joan Castleman se tenir dans l'ombre de son mari comme cela semble avoir toujours été le cas, le film va plus loin. Il dépeint un monde presque exclusivement masculin, où les femmes ne sont que des accompagnantes, et où les hommes (blancs) monopolisent le pouvoir et la parole.
Si Glenn Close mérite l'Oscar qui lui tend les bras, c'est parce qu'elle rend palpable la frustration d'une femme qui semble se satisfaire d'être une «femme de» serviable et silencieuse, mais dont l'impressionnant flegme commence à se fissurer.
Capture écran de la bande-annonce de «The Wife» de Björn Runge | Meta Film London Ltd
C'est que Joan Castleman a plus d'une raison d'imploser après tant d'années. En quelques flashbacks, on comprend que son mari fut d'abord son professeur de littérature et qu'il a déployé son emprise séductrice sur elle, finissant par la vampiriser. Joan Castleman avait du talent. Beaucoup de talent. Mais la société est parvenue à lui faire croire qu'elle irait forcément au casse-pipe en se lançant dans la carrière d'autrice qui lui tendait les bras.
Une situation de «bropropriation»
C'est là ce qu'explique le film: parce qu'elles pressentent qu'elles ne pourront accéder à la même reconnaissance que des hommes pourtant moins talentueux, des femmes se sabordent en plein vol. The Wife va plus loin, en présentant une situation de bropropriation, néologisme désignant le fait qu'un homme s'approprie le travail de sa femme pour gravir les échelons. Un sujet également abordé dans le récent biopic Colette, avec Keira Knightley dans le rôle de l'écrivaine française, dont le mari Willy avait signé les premiers romans.
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On peut regretter que Jonathan Pryce, qui joue Joe Castleman, n'ait pas été lui aussi nommé aux Golden Globes ou aux Oscars. La suffisance doucereuse de l'homme et la totale incohérence de ses valeurs rendent le personnage fascinant. Joe Castleman est un cas d'école, qui ne se rend pas compte que l'œuvre pour laquelle il est reconnu n'est pas la sienne. Même amnésie partielle en ce qui concerne sa façon d'utiliser la fascination qu'il suscite pour séduire d'autres femmes que son épouse.
Si l'homme semble si toxique, c'est non seulement parce qu'il est un manipulateur hors pair, mais aussi et surtout parce qu'il est parvenu, année après année, à se convaincre qu'il était un grand artiste. L'homme semble sincèrement ne pas comprendre ce qui lui est reproché, grisé par sa propre célébrité, dopé par le pouvoir accumulé, transcendé par le regard de ses admirateurs et ses admiratrices.
Impossible aussi de ne pas faire le lien avec le scandale Jean-Claude Arnault, cet homme accusé par dix-huit femmes d'avoir utilisé son statut de mari d'une membre de l'Académie Nobel pour les harceler et les agresser sexuellement. Hormis la scène d'ouverture, il n'est pas question dans The Wife de viol ou d'agression sexuelle. La question du pouvoir, de ceux qui le détiennent et de ce qu'ils en font, est en revanche omniprésente dans le film. Espérons qu'un Oscar de la meilleure actrice permette de convaincre un grand nombre de spectateurs et spectatrices de découvrir cette œuvre passionnante, sortie directement en e-cinema le 24 janvier dernier.