Mohamed est exténué. Pour ce père de trois enfants, qui travaille comme chauffeur de bus, chaque jour est une nouvelle bataille. «La discrimination à l'égard des Syriens est permanente. Mes confrères libanais me disent: “Tu nous piques notre gagne-pain. Va travailler dans ton pays”», déplore ce réfugié.
Un mois et demi après son arrivée au Liban, en 2013, il a été passé à tabac par d’autres conducteurs. «Mon crâne était ouvert, j'avais vingt-deux points de suture», confie-t-il en exhibant une large cicatrice à la tête.
Au Liban, un pays de la taille de l’Île-de-France qui accueille 1,3 million de personnes réfugiées, soit près d'un cinquième de sa population, les Syriennes et les Syriens ne sont plus les bienvenus. De 2016 à début 2018, au moins 3.664 déplacées et déplacés ont été expulsés de leurs logements dans treize municipalités, rapporte l’organisation Human Rights Watch (HRW).
Boucs émissaires
Cette catégorie de la population fait régulièrement les frais de discriminations de tous types –humiliations, exploitation–, voire parfois de violences physiques. Lorsqu’elles sont brutalisés, l’écrasante majorité de ces personnes n’osent pas porter plainte, de peur d’être inquiétées par la police en raison de leur situation irrégulière –74% d’entre elles ne disposent pas de statuts légaux.
La concurrence générée sur le marché de l’emploi par la main-d'œuvre syrienne, qui a inondé de nombreux secteurs (construction, agriculture, hôtellerie, etc.), constitue une source majeure de crispation entre les populations locales et déplacée.
«Les Syriens acceptent de toucher des salaires moins importants que les Libanais. Les employeurs en profitent.»
Dans un pays en proie à une crise économique lancinante, les Syriennes et les Syriens font figurent de boucs émissaires.
Taline, 29 ans, est architecte d’intérieur pour une compagnie de sous-traitance. Si la jeune femme s’estime chanceuse d’avoir décroché un boulot juste après ses études, elle ne peut en dire autant de ses camarades. «La majorité des étudiants ont eu une très grande difficulté à trouver du travail à cause des Syriens, qui acceptent de toucher des salaires moins importants que les Libanais, explique-t-elle. Les employeurs en profitent. Les bureaux d’architectes préfèrent recruter quelqu’un qu’ils ne déclarent pas et paient 800 dollars [700 euros] plutôt qu’un Libanais qui demandera 1.200 dollars [1.050 euros].»
Au Liban, l’afflux de réfugiés en provenance de Syrie a ces dernières années coïncidé avec une explosion du chômage. À tel point que 28,5% de la population libanaise vit désormais sous le seuil de pauvreté et que 300.000 personnes sont dans une situation d’indigence extrême, d'après le programme des Nations unies pour le développement (PNUD).
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Discours populistes
Mais si le pays est aujourd’hui au bord de la faillite, c’est aussi et surtout en raison de failles structurelles liées à une mauvaise gouvernance –délabrement des infrastructures, perte de compétitivité, prévalence de l’économie informelle, entre autres. Des spécialistes estiment même que l'arrivée massive de personnes déplacées aurait au contraire empêché le pays de s’écrouler totalement.
«Dire que les Syriens sont la cause de la crise économique relève du discours populiste. La consommation et l’investissement des Syriens et des ONG sur place ont permis au Liban de tenir. Il y a toute une économie de rattrapage qui s’est mise en marche et qui a compensé un peu l’essoufflement des trois grandes “vaches à lait libanaises” que sont le tourisme, le bâtiment et les banques», soutient le politologue Karim El Mufti.
«Le gouvernement refuse de prendre les mesures adéquates pour réguler cette réalité, poursuit le chercheur. […] Toute cette politique de discrimination est faite pour que les réfugiés soient dans une situation la moins confortable possible.»
Au Liban, pays multiconfessionnel où le pouvoir est partagé entre les différentes organisations religieuses –le président est chrétien, le Premier ministre sunnite et le chef du Parlement chiite–, la présence de centaines de milliers de Syriennes et Syriens à majorité sunnite inquiète. Les autres communautés craignent que cette population ne s’installe sur long terme, ce qui entraînerait un changement démographique, et donc une remise en cause de l’équilibre actuel.
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Retour incertain
Dès 2017, les autorités libanaises se sont ainsi mises à réclamer ardemment le départ des réfugiés, indépendamment d’une solution politique en Syrie. Des rapatriements «volontaires» vers la Syrie sont organisés à raison de deux fois par mois, en étroite coordination avec le gouvernement syrien. Depuis avril, quelque 10.000 personnes sont retournées en Syrie dans le cadre de ces opérations, selon un décompte de l’AFP.
Les réfugiés «rentrent en raison des politiques brutales et de la détérioration de leurs conditions de vie au Liban, et non parce qu’ils pensent que la Syrie est sûre», prévient Human Rights Watch dans son rapport 2019.
Dans le cadre d'un rapatriement, des familles syriennes attendent au poste-frontière de Masnaa entre le Liban et la Syrie, le 28 juillet 2018. | Hassan Jarrah / AFP
Et si quelques milliers se risquent à emprunter le chemin du retour, la majorité n’entend pas plier bagage. Les combats ont beau avoir cessé sur les deux tiers du territoire syrien, reconquis ces trois dernières années par le régime de Bachar el-Assad aux rebelles, les conditions sont loin d’être réunies pour garantir un retour en sécurité aux 5,9 millions de réfugiées et réfugiés massés à l’extérieur des frontières du pays.
«La situation humanitaire est extrêmement mauvaise. Souvent, il n’y a ni logement, ni opportunité de travail, note Sara Kayali, chercheuse à HRW. Les arrestations se poursuivent. Nous avons eu vent de personnes détenues après leur retour. Cela envoie un message aux réfugiés à l’extérieur que rien n’a changé en Syrie.»