Vingt-cinq ans: c’est le temps qu’il aura fallu pour que les accusations d’abus sexuels contre R. Kelly commencent à avoir de vraies conséquences pour la star du RnB. Perte de label, déprogrammation des radios, condamnations et excuses publiques d’artistes ayant collaboré avec le chanteur –Lady Gaga, Céline Dion ou Phoenix–, la longue série documentaire Surviving R. Kelly, récemment diffusée sur la chaîne américaine Lifetime, est en train d’avoir raison d’un prédateur sexuel notoire, mais jusque-là impuni.
Enfin. De son mariage secret en 1994 avec la chanteuse Aaliyah, alors âgée de seulement 15 ans, à une inculpation en 2002 pour de multiples charges de pédopornographie, en passant, en 2017, par un long et très argumenté article de Buzzfeed l’impliquant dans une «secte sexuelle», la star avait réussi, pendant plus de deux décennies, à échapper à la fois à la justice et à l'opprobre de l’opinion publique.
Comment R. Kelly a-t-il pu à ce point prospérer dans l’industrie musicale, malgré ces allégations bien trop nombreuses pour ne pas être suspectes? Dans le New York Times, la journaliste Aisha Harris évoquait récemment plusieurs explications possibles, parmi lesquelles «les pouvoirs protecteurs de l’argent et de la célébrité; l’indifférence de la société à la souffrance des filles et femmes de couleur; une perception par certains que les attaques envers une célébrité masculine noire, peu importe leur crédibilité, font partie d’un complot raciste plus vaste». Mais une autre piste attirait davantage son attention, probablement moins évidente: l’humour et le rire.
Normalisation des faits
Harris citait en particulier un sketch diffusé dans le Chappelle's Show sur Comedy Central en 2003, en plein procès de Kelly pour pédopornographie. Dans cette séquence virale, alors l'une des plus populaires de la jeune plateforme YouTube, le comédien Dave Chappelle se grimait en Kelly pour parodier sa chanson «Feelin’ On Yo Booty», pour l’occasion transformée en «(I Wanna) Piss On You» [«(Je veux) Pisser sur toi», en VF]. Une référence à la vidéo au cœur des accusations contre le chanteur, qui le montrerait en train d'uriner, pendant un acte sexuel, sur une jeune fille de 14 ans.
Avec son visuel et ses paroles crasses, le sketch est, dans son genre, d’une grande efficacité. La journaliste avoue elle-même qu’il l’a pendant longtemps fait rire aux éclats. Mais elle reconnaît également que, même sans défendre la star, le rire lui avait fait perdre de vue la monstruosité des actes en cause.
Selon elle, la parodie, qui montre des femmes bien adultes dans une mise en scène fantasmée de clip de RnB, «compartimente les allégations contre Kelly et les sépare complètement des faits insidieux», car «il est plus facile (et plus sûr) de se moquer du fantasme d’un homme adulte que d’affronter les allégations d’une mise en pratique de ce fantasme sur une mineure». En nous faisant rire d’un acte monstrueux, le sketch de Dave Chapelle nous empêcherait en somme de réaliser la gravité des faits. Il les normaliserait.
La journaliste musicale Ann Powers allait encore plus loin. Dans le documentaire de Lifetime, Surviving R. Kelly, elle se demandait même si «à un certain moment, [le chanteur] ne s’est pas aperçu qu'aborder le sexe de façon humoristique [dans son opéra Trapped In The Closet sorti entre 2005 et 2012, ndlr] était une façon pour lui de continuer à éviter la condamnation absolue de ce qu’il aurait pu faire en coulisses».
Cette supposée volonté d’utiliser le rire pour détourner l’attention est d’ailleurs au cœur du récent retour de Louis C.K. Le comédien, épinglé par le mouvement #MeToo pour s’être à de nombreuses reprises masturbé devant des collègues féminines sans leur accord, est récemment remonté sur scène avec un numéro très éloigné de ceux, complexes, sensibles et réfléchis, qui avaient fait sa légende.
Parlant successivement des hommes asiatiques («Tous les Asiatiques sont des femmes»), de ses propres abus («J’aime me branler et je n’aime pas être seul»), du porno («Le monde a besoin de porno, car il empêche les hommes d’agresser leurs collègues de travail») et s’en prenant aux jeunes ayant survécu à la tuerie du lycée de Parkland («Allez vous faire foutre, vous n’êtes pas intéressants parce que vous étiez dans un lycée où des gamins se sont faits tirer dessus. Vous ne vous êtes pas fait tirer dessus, puisque vous vous êtes abrités derrière un petit gros»), Louis C.K. s’est-il dit que raconter des horreurs sous couvert de comédie permettrait de faire oublier ses actes les plus répréhensibles?
Racisme casual
C’est une chose que les personnes de couleur ne savent que trop bien, ramenées depuis toujours à leur identité via des blagues racistes nonchalantes, ces vannes casual que l'on entend dans les soirées ou les dîners en famille et qui inondent des films comme Qu’est-ce qu’on a fait au Bon Dieu?.
En 2014, Taous Merakchi, alias Jack Parker, évoquait sur Slate toutes ces fois où elle a entendu quelqu’un «imiter l’accent arabe pour imiter [sa] famille, [...] dire “eh, c’est ta chanson!” quand passe Rachid Taha en soirée, parce que Gad Elmaleh a fait une blague sur les gens qui disent “eh, c’est ta chanson” quand ils passent Rachid Taha en soirée, [...] dire “haaan attention, c’est du poooorc, tu vas aller en enfer, c’est haram!” à chaque fois qu’[elle] prend une rondelle de saucisson, [...] dire “psartek starfoullah hamdoullah ma soeur” alors que les Kabyles ne parlent pas arabe».
Ces blagues, venant «souvent des gens qui ne “pensent pas à mal”, des gens bien intentionnés, pas méchants, qu’on qualifierait de maladroits», les personnes de couleur –ou plus généralement les personnes «différentes» en raison de leur religion, de leur genre ou de leur orientation sexuelle– sont régulièrement incitées à les accepter, à arrêter d’être hypersensibles parce que «ooooh, ça vaaa, on rigooooole», parce que «c’est pour rire». En d’autres termes, ces personnes sont contraintes de rentrer dans la norme sous la pression du rire du plus grand nombre.
Des études scientifiques l’ont d'ailleurs montré: l’humour raciste ou misogyne conduit à promouvoir le racisme et la misogynie.
Poison du politiquement incorrect
En 1979, à propos de la tendance des punks à pratiquer ce «racisme ironique» en s’appropriant des symboles du nazisme, le critique musical Lester Bangs tentait une analyse dans un essai pour l'hebdomadaire Village Voice. Estimant que le racisme est «un petit caillot de venin caché en chacun de nous, blanc et noir, goy et juif, prêt à frapper quand nous nous sentons enragé, rabaissé, brutalisé», il devait «être surveillé, rendu tabou et contenu, par la société comme par l’individu». C’est pourquoi, même en admettant que les swastikas portées par les punks étaient –à raison– une façon d’irriter leurs parents et la presse, Bangs avançait que «même l’adoption ironique des totems de la bigoterie devenait, après un certain temps, un vrai poison».
Et comme le racontait quelques héros du punk américain dans GQ, le début des années 1980 a marqué l’arrivée massive dans les concerts de gens qui n’étaient plus là que pour la musique et qui avaient arrêté de porter la swastika ironiquement, comme le faisait Sid Vicious ou Siouxsie Sioux.
De même, quand le New York Times racontait en 2003 le boom du magazine Vice, il le submergeait de citations de fans plus ou moins célèbres admirant l'humour politiquement incorrect du média, qui se permettait par exemple d’écrire que «les messages de prévention pour des pratiques sexuelles sans risques sont de la propagande pour les gens qui ne couchent pas avec des hommes gay ou des personnes droguées» ou que Gwen Stefani a «un visage boudeur que tu as à la fois envie d’embrasser et de frapper».
Quinze ans plus tard, ce politiquement incorrect qui, comme le disait alors la comédienne Sarah Silverman, «se moque [aussi] durement des hommes, des femmes, de toutes les races, des nerds, des hipsters, des vieux, des petits, des grands, des à la mode et des sans espoir», prenait une autre saveur quand Gavin McInnes, l'un des fondateurs du magazine et son porte-parole de l'époque, était impliqué, via ses «Proud Boys» –un «groupe extrémiste en lien avec le nationalisme blanc», selon le FBI–, dans de nombreux incidents de violences de rue à vocation politique.
Car il arrive que l’humour et la comédie puissent être instrumentalisées pour faire passer un message de haine au plus grand nombre. Dans un manuel à destination de futures recrues rédigé par le créateur du Daily Stormer, l'un des sites web de l’extrême droite américaine plus populaires, on pouvait ainsi lire que «le lecteur est d’abord attiré par la curiosité ou par l’humour salace» et qu'«emballer notre message dans de l’humour peut être vu comme une méthode de distribution, comme ajouter un goût cerise à des médicaments pour enfants».
Moquer pour dénoncer
Mais alors, ne peut-on vraiment plus rire de rien, ni de personne? Ne doit-on plus faire de blagues sur Bill Cosby ou Harvey Weinstein, de peur de les rendre sympathiques? Doit-on éviter les vannes sur Trump, sur son racisme et sur sa misogynie, par crainte de faire son jeu?
Pour sa défense, Neal Brennan, le co-auteur du sketch sur R. Kelly, expliquait récemment que lui et Chappelle s’étaient moqués du chanteur de la même façon que «Charlie Chaplin, [qui] a fait un film appelé Le Dictateur sur Hitler, se moquait d'Hitler».
Brennan expliquait qu’observer les choses et les critiquer était la base de la comédie, ce qu’elle est «supposée faire». Implicitement, il reconnaissait qu’elle était une arme. Dans le cas de Chaplin, il s'agissait de lutter contre le fascisme en ironisant sur l’absurdité, le solipsisme et la vanité du dictateur allemand. Et dans le cas de Chappelle, de moquer un prédateur sexuel, d'«humilier un type qui était connu pour pisser [sur des femmes]».
Après tout, poursuivait-il, «R. Kelly voulait mettre une raclée à Dave. Littéralement, à Chicago, ses hommes de main sont allés voir Dave, qui a été sauvé par ses propres hommes de main». C’était bien une forme de preuve que la comédie, bien utilisée, pouvait atteindre son but réel et aller frapper là où ça fait mal. Comme disait Chaplin au New York Times en 1940, «derrière [Le Dictateur], il y a la croyance que le rire peut mettre en échec les mauvais comportements dans le monde».
Reste que Chaplin avouait lui-même, dans son autobiographie parue en 1964, que s’il avait «su les horreurs des camps de concentrations allemands, [il n’aurait] pas pu faire Le Dictateur. [Il n’aurait] pas pu [se] moquer de la folie meurtrière des nazis».
À la même époque, Mel Brooks le faisait pourtant dans Les Producteurs, sa comédie culte sur Hitler. Tout simplement parce que, comme il le racontait à Salon, «la comédie est la seule arme que j’avais. [...] Si je peux rendre ce type ridicule, si je peux vous faire rire de lui, alors c’est une sorte de victoire. Vous ne pouvez pas enfourcher votre cheval de bataille avec ces orateurs, car ils sont trop bons pour convaincre les masses qu’ils ont raison. Mais si vous pouvez les rendre ridicules, vous pouvez retourner l’opinion».
Chaplin n’aurait donc peut-être pas fait Le Dictateur en ayant toute l’étendue de l’horreur en tête. Mais en tant que virulent anti-fasciste et éternel défenseur des plus faibles par le biais de la comédie, il l’aurait probablement fait différemment –comme peut-être Neal Brennan et Dave Chappelle avec R. Kelly, s’ils avaient vu le documentaire Surviving R. Kelly. «Notre job est de nous moquer des choses. Même si c’est triste et lugubre, nous nous en moquons quand même», disait Brennan.
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Question d'empathie
En comprenant mieux une situation, ses causes et ses conséquences, il n’y a aucun risque que des blagues aient un effet autre que celui recherché sur le moment, que ce soit à court, moyen ou long terme.
Mieux, elles peuvent changer le monde. Des comédiens comme Lenny Bruce, George Carlin ou Richard Pryor ont ainsi tellement repoussé les limites de ce que la morale de leur temps leur autorisait qu’ils ont amplement participé, avec de simples mots, à la libéraliser. De même, il a suffit à Ellen DeGeneres de dire «I’m gay» en 1997 dans sa sitcom pour transformer radicalement le paysage audiovisuel américain sur les questions LGBT+.
Ce n’est finalement qu’une question d’empathie, d’un questionnement très basique: qui est la punchline?
Aisha Harris l’écrivait elle-même dans le New York Times: «R. Kelly était une excellente punchline.» Mais il ne l’était pas parce que son comportement «extrême» était du pain bénit pour des humoristes: il l’était parce qu’il était riche, puissant et accusé d’être un prédateur sexuel.
La comédie ne normalise la haine, les actes et idées monstrueuses que lorsque ses punchlines ne peuvent pas répondre et se défendre, soit parce qu’elles sont trop pauvres ou trop jeunes, soit parce qu’elles n’ont pas le porte-voix nécessaire et/ou parce qu’elles sont les victimes d’un système qui les opprime à cause de leur couleur de peau, de leur religion, de leur origine sociale ou ethnique, de leur genre ou leur orientation sexuelle, de leur âge ou de leur poids.
Brillamment, la comédienne Sasheer Zamata le démontrait il y a quelques jours, en montant sur la scène d’un comedy club de Los Angeles pour parler du numéro de Louis C.K. sur des «sujets auxquels on s’attend forcément de la part d’un comédien qui essaye désespérément d’éviter de parler de masturbation». Son idée: retravailler son sketch sur les jeunes du lycée Parkland, celui où il leur intimait d’aller se faire foutre, en partant du même postulat de départ, mais en changeant la punchline.
«Il dit que les survivants de la fusillade ne devraient pas passer leur temps à parler au Congrès sur le contrôle des armes à feu. Au lieu de cela, ils devraient plutôt se baiser avec leurs doigts. Mais qui dit que ce n’est pas ce qu’ils font? Ils peuvent faire les deux! Ce sont des adolescents. Bien sûr qu’ils se baisent avec leurs doigts! Ils savent juste séparer le sexe du travail, ce qui, d’après ce que je sais, est un concept dur à saisir pour Louis. Ce qui est ironique, car nous savons tous à quel point Louis aime saisir les concepts durs.»
Comme on dit dans ces cas-là, mic drop.