À l’heure où notre monde s’enfonce dans le chaos, vous seriez en droit de penser que la Nouvelle-Zélande, refuge pour super-riches dirigé par la femme politique la plus aimable qui soit, demeure un havre de paix et de sérénité. Loin s’en faut.
Certes, le très fasciste président du Brésil vient d’assouplir les lois sur les armes à feu, en dépit du taux d’homicides record de son pays; certes, le Royaume-Uni dérive vers un Brexit désastreux, ce qui fragilise le leadership de Theresa May –et ne parlons même pas de Donald Trump. Mais aussi étrange que cela puisse paraître, notre petit coin du Pacifique Sud a des problèmes, lui aussi.
En l’occurrence, nous sommes terrorisés par une grande et turbulente famille en vacances chez nous.
«Je vais t’exploser le crâne!»
Cette terrible tribu tapageuse de touristes a semé la destruction sur son passage, depuis Auckland jusqu’à Hamilton. Un grand bonhomme en short rouge et en marcel blanc, une femme en grenouillère licorne, un petit gamin énervé: voilà les principales figures –médiatisées à leur corps défendant– de la redoutable famille qui, si l’on en croit les témoins, compterait une douzaine de membres.
Tout a commencé par une vague de vidéos postées sur les médias sociaux kiwis depuis une plage d’Auckland. On y voyait une femme néo-zélandaise accuser une touriste d’avoir laissé tout un tas d’ordures le long du littoral, notamment des bouteilles de bière et des lingettes pour bébé. En Nouvelle-Zélande, le jet de détritus est une infraction passible d’amende –et une pratique très mal vue.
La femme qui a tourné la vidéo, Krista Curnow, une habitante d’Auckland, dit avoir été intimidée par plusieurs adultes du groupe, puis menacée par un garçon torse nu d’environ 9 ans et coiffé d’un gigantesque chapeau de paille. Dans la vidéo, l’enfant, qui a visiblement compris que l’honneur de sa famille était en jeu, se joint à la confrontation bille en tête et hurle: «Je vais t’exploser le crâne!»
D’autres personnes ont profité de l’occasion pour raconter leurs propres rencontres avec ces touristes sans vergogne. C’est ainsi qu’on découvrit que cette vilaine famille mettait notre doux pays sans dessus dessous depuis… un mois!
Les infractions qu’on leur attribue sont diverses et variées. Non contents de refuser de ramasser leurs propres ordures, les énergumènes allaient jusqu’à enjoindre les gens du coin à les ramasser à leur place. On les a également accusés d’avoir contaminé leur nourriture à grand renfort de fourmis et de mèches de cheveux pour ne pas payer leurs additions –s’élevant parfois jusqu’à plusieurs centaines de dollars–, d’avoir abandonné une grenouillère remplie d’excréments à bord d’un avion, ou encore d’avoir déambulé à pied à travers un drive Burger King.
Syndrome du grand coquelicot
Pour comprendre pourquoi ces affreux obsèdent la Nouvelle-Zélande, il faut savoir que notre économie dépend directement des sommes faramineuses que nous rapporte le tourisme. Et il faut également savoir que nous vouons un mépris sans borne aux touristes, sans exception: comment ces personnes osent-elles s’aventurer sur un territoire que nous leur vantons inlassablement, et où nous leur promettons des moments exceptionnels?
Par ailleurs, les Kiwis détestent l’arrogance. Nous appelons cela le «syndrome du grand coquelicot»: l’obsession de couper toutes les têtes qui dépassent. Résultat: notre humour est toujours pince-sans-rire, et nos héros s’efforcent d’être taciturnes –de peur de montrer qu’ils sont un peu fiers d’eux-même.
La famille infernale a donc absolument tout pour déplaire. Il est certes peu élégant de jeter ses ordures sur la voie publique ou de s’esquiver au moment de passer à la caisse, mais si ces menaçants personnages se sont attirés les foudres de l’ensemble de mon peuple, c’est avant tout parce qu’ils ont commis ces actes sans aucun remords.
Mais pour qui se prennent-ils, à la fin ? Difficile d’en avoir le cœur net, en réalité: on ne sait même pas d’où ils viennent. Certains témoins de leur terrible passage ont affirmé –non sans une certaine xénophobie– qu’il s’agissait de gens du voyage irlandais. Plus tard, dans une interview exclusive accordée à la journaliste locale Belinda Feek, l’un des membres de la fameuse famille a déclaré être originaire de Liverpool.
Dans cette même interview, «John Johnson» –un proche de «Vincent Adultman», vu dans la série Bojack Horseman?– explique que son grand-père est le «dixième homme le plus riche d’Angleterre», preuve selon lui que sa famille serait tout simplement incapable de commettre les actes qu’on lui reproche. Selon la liste des personnalités britanniques les plus fortunées établie par le Telegraph en 2018, le dixième homme le plus riche d’Angleterre serait le duc de Westminster, Hugh Grosvenor, âgé de 27 ans.
Frénésie médiatique
Si l’origine du groupe est encore floue, une chose est claire: en l’absence de toute actu digne de ce nom –le traditionnel coup de mou médiatique des vacances d’été ayant encore frappé–, les frasques de cette ignoble famille sont devenues une véritable obsession nationale.
L’ensemble des sites d’information du pays ont couvert le moindre des exploits de cette astucieuse tribu et le Twitter néo-zélandais s’est délecté de chaque petit détail. Le lendemain de la diffusion des vidéos, le New Zealand Herald, notre quotidien de référence, a publié une chronologie détaillant l’ensemble des infractions de la vilaine famille –un procédé généralement réservé aux catastrophes nationales urgentes (tremblements de terre, tempêtes tropicales…).
Le son des notifications se faisait entendre toutes les heures sur les smartphones. La famille avait été aperçue dans un magasin de bricolage Bunnings et s’était fait remonter les bretelles par un badaud! La famille a essayé de monter les membres du personnel d’un café d’Auckland les uns contre les autres avant de s’enfuir sans payer! La famille a été vue en train de balancer des toasts par terre!
Depuis, le flux d’information ne s’est pas tari. On pense désormais que les touristes turbulents étaient déjà là le 7 décembre –ils auraient volé un sapin de Noël dans une station service d’Auckland. Ils ne respectent donc rien, ma parole! La Nouvelle-Zélande toute entière voulait leurs têtes: les membres de la famille devaient être châtiés.
Et puis l’alerte est tombée sans crier gare: l’office de l’immigration venait de demander leur expulsion. Le gouvernement peut visiblement expulser toute personne faisant montre d’un comportement jugé répréhensible. Et nos personnalités politiques semblaient abonder dans le sens de l’opinion générale: nous avions affaire à de la très, très mauvaise graine.
La famille n’en avait cure: elle avait déjà prévu d’écourter ses vacances, comme l’a expliqué John Johnson au Herald. «Nous étions venu voir les Hobbits, raconte-t-il. Toute ma vie, j’ai regardé les Hobbits, depuis la naissance, et c’est ce qu’on avait prévu de voir, mais tout est gâché maintenant, c’est la merde.»
«Je suis pas quelqu’un de célèbre, ajouta-t-il d’un ton plaintif. Je ne suis qu’un Anglais grassouillet en vacances.»
À LIRE AUSSI L'Islande en a marre des touristes irrespectueux
La liberté, la vraie
Contre toute attente, l’histoire a connu un nouveau coup de théâtre. Une femme appartenant au groupe a été filmée par la caméra de sécurité d’une station-service alors qu’elle chapardait des lunettes de soleil, des canettes de Red Bull et –plus surprenant– un rouleau de corde. Tina Maria Cash, 26 ans, a été arrêtée pour vol à l’étalage peu après. Cash a comparu devant la cour de district de Hamilton, a plaidé coupable et a été condamnée.
Mais la terrible famille étant ce qu’elle est, elle ne pouvait se contenter d’assister au procès dans le calme. «Touristes turbulents: un jeune britannique fait un doigt d’honneur, les habitants se déchaînent», proclamait le Herald au lendemain de l’audience. Eh oui, le vilain garnement était bel et bien de la partie ce jour-là, à nouveau torse nu malgré le contexte, réservant moult doigts d’honneur aux membres de la presse et aux personnes de passage.
Capture écran via New Zeland Herald
Les bonnes gens d’Hamilton n’étaient pas d’humeur à se laisser faire. Des vidéos montrent des badauds en train de sonner les cloches des ennemis publics numéro 1. «Alors, elles se passent bien, les vacances?», demande quelqu’un. «Vous allez les ramasser, vos ordures?», lance un autre. «Quand est-ce que vous rentrez chez vous?», s’enquiert une troisième personne.
Des échanges tendus, certes, mais il y a quelque chose de frappant dans ces extraits: les gens du coin auraient pu crier n’importe quoi aux touristes, et il ont opté pour ces répliques. Se pourrait-il que notre indignation cache un sentiment profondément enfoui? Se pourrait-il –chose impensable– que nous les… jalousions? Et si, en se foutant royalement du regard des autres, cette famille intenable touchait du doigt la liberté, la vraie?
Après tout, la population néo-zélandaise est polie. Nous sommes prévenants. Nous nous soucions beaucoup de ce que le reste du monde pense de nous. Ce serait quelque chose, de pouvoir dévorer la vie à pleines dents et de faire les 400 coups avec l’assurance rebelle de ce gamin de 9 ans torse nu, prêts à tendre notre majeur sous le nez de quiconque se mettrait en travers de notre route. Comme me le confiait l’une de mes connaissance en regardant le garnement crier après Krista Curnow: «De toute ma vie, je n’ai jamais fait preuve d’autant d’assurance.»