Culture

Cinquante ans plus tard, que retenir de Saint Laurent?

Temps de lecture : 10 min

«Les modes passent, le style est éternel, la mode est futile, le style pas», disait le couturier.

Yves Saint Laurent, couturier chez Dior, s'entretient avec l'actrice Catherine Deneuve le 31 janvier 1970 à Paris lors de la présentation de sa nouvelle collection. | UPI-AFP ARCHIVES / AFP
Yves Saint Laurent, couturier chez Dior, s'entretient avec l'actrice Catherine Deneuve le 31 janvier 1970 à Paris lors de la présentation de sa nouvelle collection. | UPI-AFP ARCHIVES / AFP

Grand couturier, Yves Saint Laurent a bâti avec Pierre Bergé un empire autour de son nom. Son patronyme demeure associé notamment à quelques types de vêtements sur lesquels il a apposé sa signature et qu’il a réussi à mettre au goût du jour: le smoking pour femme, la saharienne, le caban... Il a aussi œuvré à l’émergence du prêt-à-porter avec Rive gauche. Un peu plus de cinquante ans plus tard, qu’en est-il de son style? Démodé ou encore intemporel comme il le rêvait (il aurait aimé avoir inventé le jeans)? Dans les ventes aux enchères récentes, les pièces d’exception griffées YSL ont trouvé preneur.

Janvier 2019, Paris bruisse de l’ambiance des défilés de haute couture, un moment particulier, exclusivement français et un peu hors du temps. Le calendrier idéal choisi par deux maisons de ventes aux enchères (Christie’s et Cornette de Saint Cyr) pour proposer deux collections de prestige de vêtements signés Yves Saint Laurent. D’un côté Catherine Deneuve, amie du couturier qui l’a habillée à maintes occasions et ce depuis 1965. De l’autre, Mouna Ayoub, une des clientes d’exception qui, à partir de 1985, a acquis des modèles de couture parmi les pièces les plus onéreuses (les vêtements brodés).

Côté Deneuve, 340 pièces et une vente en deux temps, les plus belles tenues aux enchères en salle sous le marteau du commissaire priseur et un deuxième volet sur internet pendant plusieurs jours (jusqu’au 30 janvier). Parmi les modèles remarquables, il y a ceux qui ont une histoire, qui ont été portés lors d’événements mémorables et identifiés sur photos de presse. Ainsi une robe brodée rose pâle portée lors d’une rencontre avec Hitchcock en 1969 (34.000 euros plus frais).

Une robe bustier à plumes d’autruche roses pour les Oscars quand l’actrice fut nommée pour Indochine, 15.000 euros plus frais. Une robe de soie bleu Neptune pour le Festival de Cannes en 1997, 6.500 euros plus frais. Une robe en velours noir ponctuée de nœuds de satin lors de la remise de la Palme d’or à Lars von Trier pour Dancer in the dark, 8.000 euros plus frais. Parmi les nombreux smokings, une veste à paillettes, 10.000 euros plus frais ou encore le smoking pour les vingt ans de la maison, 16.000 euros plus frais. Une robe lamé or noir en velours, 27.000 euros plus frais. Un ensemble de soir, blouse et châle en soie indienne et jupe de taffetas marron, 42.000 plus frais.

Pour la deuxième partie de la vente, les estimations sont très basses, accessibles à tous et toutes.

Côté Ayoub, 167 pièces, la garde-robe et l’ajout de bijoux. Du très haut de gamme et spectaculaire, ainsi une veste brodée par Lesage (1988) reproduisant des iris de Van Gogh dont il n’existe que trois ou quatre exemplaires (un à la fondation YSL, un dans une collection privée et ce modèle qui devrait passionner les musées) a atteint 135.000 euros plus frais. Deux blouses «à la roumaine» brodées, l’une inspirée d’un tableau de Matisse du même titre, une vendue 3.900 euros plus frais. Au total, la vente a atteint 400.000 euros.

Au vernissage de l’exposition «Adrian et Alaïa. L’art du tailleur», les commentaires allaient bon train entre expertes et experts avec des avis partagés quant aux estimations et résultats à venir. Plusieurs modèles identiques proposés dans des ventes passées n’avaient pas trouvé preneurs, mais l’ajout de la provenance Catherine Deneuve va sans doute décupler l’intérêt. Et si les tailles sont aussi comparées, avantage Mouna Ayoub. Certains disent que ce ne sont pas toujours les meilleurs modèles ni les bonnes années, bavardages de spécialistes qui analysent seulement la facette mode sans le glamour cinéma.

La garde-robe de Catherine Deneuve est globalement plus classique, mais avec des pièces du soir remarquables, quelques modèles à plumes, à paillettes et le rugissement de motifs léopard. Chez Mouna Ayoub, des modèles plus show-off et davantage de court, du spectaculaire et peu de tailleurs classiques.

Le dernier des couturiers?

Janvier 2001, Yves Saint Laurent arrête la couture et organise un dernier défilé rétrospective, un moment émouvant et une succession de temps forts avec un festival de toutes ses inspirations (Afrique, Asie, Russie...). Pour Pierre Bergé, c’était le glas de la couture et Yves Saint Laurent incarnerait à jamais le dernier des couturiers. Sa prophétie n’est pas tout à fait vraie, la haute couture continue, sans doute différemment et à une échelle plus modeste, mais elle perdure. De nouveaux noms comme Jean Paul Gaultier prolongent magnifiquement l’histoire de la haute couture en France.

Mais si de nombreuses collections d’Yves Saint Laurent furent remarquables, les dernières années furent moins enthousiasmantes. Le prêt-à-porter vit sans doute trop de modèles et un style se répétant. Difficile de critiquer, tant la magistrale statue du commandeur en imposait et que le gardien du temple veillait à ce que n’aient droit de cité qu’admiration et enthousiasme. Le prêt-à-porter des débuts donna de la liberté et du style aux femmes; après, l’air du temps, un paramètre auquel personne n’échappe, même les génies, fit son œuvre. Les envies de mode des années 1980 se tournèrent vers de «jeunes» créateurs phares comme Mugler, Montana, Gaultier puis déboulèrent les Japonais, les Belges, etc. La mode était loin du style Yves Saint Laurent qui n’intéressa plus les jeunes avant son renouveau récent (Slimane et Vaccarello).

Expositions

Autour du souvenir du dernier défilé Saint Laurent plane le passage de Catherine Deneuve chantant «Ma plus belle histoire d’amour c’est vous». Se séparant de sa maison de Normandie, l’actrice met en vente l’essentiel de sa garde-robe Yves Saint Laurent (elle a conservé certains modèles par affection). Son histoire avec le couturier débute en 1965. Mariée à David Bailey, elle doit être présentée à la reine et choisit ce jeune couturier prometteur, elle a alors 22 ans. L'histoire d'amour entre le couturier et sa muse (ce n’est pas le terme qu’elle utilise) se poursuivra en mode jusqu’à l’arrêt des activités du couturier.

Janvier 2019, les salles parisiennes de Christie’s montrent les modèles de la vente. Classés par gamme chromatique, les vêtements célèbrent le noir (une grande sélection de smokings), le rouge et le rose, les couleurs... Une foule de curieuses, femmes d’un âge certain, se pressent pour voir de près les modèles, les toucher, les commenter. Elles sont là plus pour la grande Catherine que pour la mode, même si le nom Yves Saint Laurent ajoute au mythe. Les visiteuses s'imaginent peut-être dans une des robes qui sera vendue.

Les commentaires vont bon train, admiratifs, intrigués. «J’aime bien le haut, pas le bas, mais dans l’absolu, c’est joli.» Perplexe sur le style: «Ça fait chemise de nuit». En regardant une estimation modeste de 200-300 euros: «Ça c’est intemporel». Éblouie: «C’est magnifique». Soucieuse: «Il n’y a pas de taille indiquée?». Fouineuse: «Ce n’est pas une tache là?». Dubitative: «Je n’aime pas beaucoup». L’autre répondant: «Mais non c’est beau, c’est du Saint Laurent».

Si les robes sur mannequins suscitent l’admiration, les modèles sur cintres sont examinés, jaugés, palpés; le rêve à portée de quelques centaines d’euros?

Si les pièces majeures pourraient intéresser les musées, ce sont sans doute les fans de l'actrice qui feront les enchères pour obtenir un souvenir, un «collector». J’avoue que personnellement, je possède la ceinture d’un trench de Churchill (authentifiée par Burberry) et un poignet d’une chemise de Claude François déchirée à un concert... La valeur ajoutée est juste due à la provenance.

Désirabilité

Pour Dominique Deroche (ancienne directrice de la communication Yves Saint Laurent) qui a travaillé dans la maison dès 1965, la vente Deneuve permet «à un public émerveillé de se dire qu’il peut avoir un petit truc de Catherine». Toujours aussi enthousiaste et passionnée, elle récuse l’idée de «démodé», et cite différents exemples: la cape rose, le caftan vert, un trench et les robes du soir de «la salle des défilés». Elle insiste surtout sur des qualités de fabrication couture exceptionnelles: «La technique est formidable, c’est un vrai beau travail». Elle conseille de ne pas forcément porter aujourd’hui un total look, mais de mélanger: plutôt qu’une chemise en soie à nœud avec un tailleur, opter pour un tee-shirt Petit bateau.

Intarissable sur la relation entre Catherine Deneuve et Yves Saint Laurent, elle raconte que le couturier avait, pour celle qu’il appelait «ma star préférée», eu l'idée de mettre des velcros sur la tenue rouge portée dans Belle de jour pour un passage un peu violent; avec ce vêtement armure et le bruit des velcros, la scène fut plus facile à jouer. Pour Olivier Chatenet (consultant en patrimoine de mode) qui a travaillé à l’installation des modèles chez Christie’s, «l’important, c’est un niveau de qualité exceptionnelle qui n’existe plus aujourd’hui». Quant à l'aspect daté? «Oui, l’époque a changé: les femmes qui pourraient acheter de la couture n’ont pas forcément envie de faire plusieurs essayages et d’attendre.»

«Un tailleur peut sembler tarte, mais une fois enfilé, c’est magique»

Parmi les pièces exposées, il constate que le tailleur est peut-être le genre qui est le moins dans l’air du temps. Si les femmes ont eu besoin à une époque de ce type de vêtement, pendant du costume masculin, sorte d'«uniforme» pour femme d’affaires, ce n’est plus le cas aujourd’hui. Mais l’exposition «Adrian et Alaïa. L’art du tailleur» a mis en valeur des pièces exceptionnelles qui ont gardé toute leur pertinence de style. Dans les derniers défilés de couture, les journalistes, fatigués du succès du sportswear dans la mode, parlent ou rêvent d’un retour du tailleur. C'est le cas du Britannique Tony Glenville, qui sent les prémices d’un retour du tailleur, l’occasion de voir la vraie qualité d’un travail: «Faire une doudoune oversized, c’est facile; un tailleur s’il n’est pas bien construit, c’est une catastrophe».

Didier Ludot (antiquaire de mode) a consacré ses vitrines à Saint Laurent, sélectionnant des vêtements des années 1960 et a dessiné un panorama de sa créativité. Il a sélectionné une robe Poliakoff, un caftan, deux pièces de la collection russe... Mais cinquante ans plus tard, que retenir de Saint Laurent? De la collection de Catherine Deneuve, Didier Ludot loue surtout les robes du soir et la gamme exceptionnelle de smokings dont la profusion est intéressante. D’une partie de la garde-robe, il concède un style un peu bourgeois mais souligne que ces vêtements sont très bien coupés, qu'ils ont vraiment été conçus pour être portés. Il ajoute: «Un tailleur peut sembler tarte, mais une fois enfilé, c’est magique». Il souligne aussi le hasard du calendrier: un 22 janvier, le dernier défilé YSL, et ces ventes des 23 et 24 janvier. Comme si la couture tournait définitivement une page de son histoire.

Yves Saint Laurent disait: «Les modes passent, le style est éternel, la mode est futile, le style pas». Si ces ventes ont eu un joli succès, ce sont surtout les pièces spectaculaires et très travaillées et l’effet Deneuve qui ont fait monter les enchères. Quant au style? Indémodables sans doute les smokings et robes du soir, mais les tailleurs et robes de jour n’échappent pas toujours à l’usure du temps. Peut-être que cinquante années à l’échelle du temps de la mode, ce n’est pas encore suffisant pour atteindre l’intemporalité.

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