Culture

On a lu «Rompre», le dernier livre de Yann Moix

Temps de lecture : 7 min

À force de polémiques, on en viendrait à oublier son métier: l’écriture. «Rompre», son nouveau roman, dresse une topographie de la rupture amoureuse dans un dialogue imaginaire.

Le 4 novembre 2013, Yann Moix est récompensé du prix Renaudot pour son roman Naissance. | Eric Feferberg / AFP
Le 4 novembre 2013, Yann Moix est récompensé du prix Renaudot pour son roman Naissance. | Eric Feferberg / AFP

Yann Moix est-il un salaud? Doit-on rappeler ses propos, à l’origine de tweets en rafales et de longs débats? «L'écrivain authentique ose faire ce qui contrevient aux lois fondamentales de la société active», observe Georges Bataille dans La Littérature et le mal et c’est précisément ce qui différencie le grain d’une œuvre singulière; des autres, académiques, soignées et polies.

Celle de Yann Moix interpelle. Six mois après Dehors, diatribe adressée au président de la République où l’auteur fustigeait la politique migratoire du chef de l'État, voilà Rompre, un roman cette fois, conversation entre un homme balafré par sa séparation et un journaliste fictif venu l’interroger sur ses projets littéraires et cinématographiques.

Étouffé dans un désarroi dont il ne peut se délivrer

Le 16 septembre 2017, Emmanuelle, la fiancée de l’écrivain, lui demande pourquoi il a attendu quarante-neuf ans pour s’intéresser à la misère humaine: et voilà Yann écorché dans l’idéal du Moix, visiblement victime d’une hémorragie égotique. Il la quitte, persuadé de pouvoir la reconquérir. En vain. Emmanuelle est partie avec un prof de yoga, le laissant «seul, idiot, triste –et couvert d’oubli». Cette situation installée, l’auteur construit un récit dressant le portrait bouleversant d’un de ces êtres en perdition après une rupture amoureuse. Mais le génie masochiste de Yann Moix subside dans le fait d’en avoir eu conscience dès le départ, voire de s’y être complu:

«La rupture reste une malédiction. Je la réclame autant que je la déteste; je l’appelle parce que je la crains.»

Usant de la littérature comme d’un philtre de vie, Yann Moix interroge, avant tout, les vicissitudes qui façonnent une histoire d’amour, de l’attraction à l’addiction, de la séduction à la solitude. Quand certaines ou certains noient leur cœur dans des imaginaires chimériques, d’autres l’exposent au centre d’un dédale labyrinthique. Chez l’écrivain, l’amour valse dans les tumultes. Sa mort «commence à l’instant où il naît» et sa destructivité, plaisir doloriste, brûle d’ambiguïté entre la création de situations chaotiques et les envolées lyriques de celui qui tente de reconstruire ce qu’il a lui-même détruit.

«Être séparés pour toujours reste une manière d’être ensemble à jamais»

C’est tout le paradoxe de Rompre: ausculter les méandres et les tourments intimes d’un Werther abîmé par une fatalité dont il semble, finalement, se délecter. Et c’est peut-être aussi la limite du roman: accorder tant d’affect à une situation qu’il réplique sans cesse, puisqu’après tout «les femmes ne s’apparentent qu’à une succession de chairs fraîches» dont il se sert pour souffrir à travers elles... et, possiblement, s’y observer en toute vanité:

«Je suis autocentré; je n’attends de l’être aimé qu’une seule et unique chose: qu’il devienne spécialiste de moi, un exégète de ma personne, un sociologue de mes actes, un sémiologue de mes paroles. Je ne m’estime pas, mais j’exige d’être au centre du processus, persuadé que ce qui m’arrive est plus important que ce qui advient à l’autre. Mes rhumes, je les déclare plus préoccupants qu’une tumeur chez la femme que je voudrais tellement pouvoir aimer.»

«La force d’un écrivain réside dans son action directe sur le public, dans les colères, les enthousiasmes et les méditations qu’il provoque», notait Jean-Paul Sartre dans Qu’est-ce que la littérature?; celle de Yann Moix résiderait-elle dans sa capacité à sublimer avec désinvolture la plus exécrable des déclarations?

En relatant la misère affective d’un homme dont la désarmante puissance destructrice se retourne toujours contre lui-même, Yann Moix invite le lectorat à voir dans cet anti-héros excessif, meurtri, affligé, l’intériorité d’un blessé d’Eros, étouffé dans un désarroi dont il ne peut se délivrer. À l’absence de toute explication psychanalytique, quelque freudienne fût-elle, Yann Moix mesure la rupture amoureuse à l’aune du deuil:

«Il y a une modalité de la relation amoureuse qui s’exprime dans la rupture comme dans la mort. Être séparés pour toujours reste une manière d’être ensemble à jamais.»

Amoureux de l'amour

Aussi, l’anti-idéalisme amoureux de l’écrivain s’apparente surtout au cri d’un garçon flippé par les vertiges de l’amour, préférant se dérober lorsqu’il s’agit de s’y confronter. Mieux vaut trébucher dans le sadisme plutôt que se résigner à l’impossibilité du bonheur:

«Je gâche irréversiblement ma vie pour être certain que cette rupture sera la bonne, que j’entre bel et bien dans l’enfer auquel je me propose d’être invariablement voué.»

«Tous les “échecs” d’amour se ressemblent (et pour cause: ils procèdent tous de la même faille)» remarque Roland Barthes dans ses Fragments d'un discours amoureux. Yann Moix, lui, tente de les magnifier. Le couple? Il l’abhorre, «sidéré par cette aliénation de l’homme, de la femme, qui n’ont de cesse de se cadenasser dans ce qui apparaît comme le contraire même de l’amour et de la vie: une institution morbide, livide, rigide». Déjà, en 2015, dans Une simple lettre d’amour, il constatait: «On nous vend l’amour comme un partage des âmes; nous ne sommes que des voisins de palier». Aux sentiers sans crevasse, Yann Moix choisit les montagnes d’intensité, tortueuses, sinueuses pour projeter le récit amoureux dans un jeu sans règles, dégagé de toute contrainte morale, qui l’anime et le détruit, en même temps.

Et si la promesse d’être amoureux le rendait plus heureux que l’amour lui-même? Et si le sentiment amoureux ne s’éprouvait qu’une fois la relation terminée? «Ce qui fait du mal dans une rupture, ce n’est pas l’absence d’une présence, mais la présence d’une absence», souligne Moix. Une phrase, comme un mantra, pour révéler les déchirures béantes d’un amoureux de l’amour dont on ne sait pas s’il l’emporte, le guide ou l’y perd, mais qui ne cesse de nourrir son œuvre.

Une vie paralysée par le chaos intérieur

De la littérature, le jeune Moix constitue un bunker pour échapper à la maltraitance parentale. Il n’est «pas un enfant martyr, pas frappé de façon systématique, pas mis au placard, mais frappé de façon disproportionnée par rapport à [ses] conneries», explique l’écrivain dans Libération le 2 août 2006. Seulement, «on ne rature pas un coup. Un enfant ne se défrappe pas: ne se déshématomise pas, ne se détraumatise pas; quand le coup a eu lieu, c’est pour toujours» rappelle-t-il dans son roman d’apprentissage, Panthéon (2006).

À l’âge de 10 ans, il découvre le livre qui changera sa vie: Le Petit Chose d’Alphonse Daudet. Suivront les œuvres d’André Gide, de Charles Péguy, de Victor Hugo, de Marcel Proust ou de Bernard-Henri Lévy. Dans sa chambre, il écoute les cassettes des passages du philosophe, sur France Culture. À 13 ans, il lit L'idéologie française, à 18, Éloge des intellectuels. Après des études de philo et de commerce à Reims, il le rencontre, à Paris. C’est lui qui commence à le faire écrire dans sa revue, La Règle du Jeu.

«Se montrer dans les émissions, chemise ouverte sur quelques broussailleux poils: à quoi bon quand la télé est un cercueil de verre»

La suite, on la connaît. De Jubilations vers le ciel (1996), rédigé pour se faire remarquer d’une fille, qui lui vaut le Goncourt du premier roman et constitue le premier volet d’une trilogie de l’amour fou dont feront aussi partie Les cimetières sont des champs de fleurs (1997) et Anissa Corto (2000), au désamour parental avec Naissance, une autofiction de plus de mille pages saluée par le Renaudot, en 2013, Yann Moix narre une vie érodée par la dévastation d’où surgit la grâce en combustion. Par ses saillies cathartiques, par ses errances, par sa justesse aussi, il calfeutre, dans l’écriture, les fêlures des douleurs enfouies et d’humiliations passées. Le verbe de Moix révèle, surtout, le marasme d'une âme d'enfant saccagée qui réclame l’amour autant qu’il s’en protège.

«L’excès est le lait des romanciers […] il permet de fouiller en soi», peut-on lire dans Naissance. L’excès forge aussi son succès: lorsque Yann Moix parle, c’est pour tout dire. Que ce soit dans ses livres, dans ses films ou à la télévision, dans «On n’est pas couché», où il a officié durant trois ans ou dans «Les Terriens du samedi», le talk-show présenté par Thierry Ardisson, il assène les coups comme il les a reçus, enfant. Mais derrière cette fausse assurance se cache une vraie fragilité. Toujours dans Naissance, il écrit:

«Je passe pour un provocateur, mais c’est moi que je voudrais tuer quand je bourdonne, crache, grimace. Se montrer dans les émissions, chemise ouverte sur quelques broussailleux poils: à quoi bon quand la télé est un cercueil de verre […] Personne ne peut se douter qu’une fois rangées la chemise et la gueule ouverte, un appartement désert m’attendait.»

Avec Rompre, il exhume moins une histoire d’amour donnée pour morte qui l’étiole et qui le tue, qu’il n’exhale l’ambivalence d’une vie paralysée par le chaos intérieur. L’écrivain s’aime autant qu’il se déteste. Tantôt larmoyant, tantôt affligeant, Yann Moix dessine, avec ce nouveau roman, le récit d’un trouble qui envenime, puis dévore doucement l’âme d’un amant effréné: un renversement de tous les instants où les amours désenchantées demeurent, malgré tout, des histoires d’amour.

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