Médias / Société

Les «gilets jaunes» n'ont que faire du journalisme traditionnel, ils veulent du Brut

Temps de lecture : 6 min

Dans la couverture journalistique des manifestations, seuls les directs de Rémy Buisine, qui officie pour le média vidéo Brut, semblent trouver grâce aux yeux des contestataires.

Images tirées du direct de Rémy Buisine sur l'acte 10 des «gilets jaunes» | Brut via Facebook
Images tirées du direct de Rémy Buisine sur l'acte 10 des «gilets jaunes» | Brut via Facebook

Le 11 janvier dernier, le journaliste Vincent Glad, envoyé spécial du tout-Twitter dans l’univers Facebook des «gilets jaunes», nous apprenait qu’un sondage à l’énoncé un peu flou lancé par Éric Drouet, tête d’affiche du mouvement, plaçait Brut en tête «des médias libres qui pourraient poster» leurs contenus «sur une page média des gilets jaunes» –et largement: le deuxième, RT France, récolte 4.800 voix, contre 14.200 pour Brut.

S’il faut relativiser le procédé de sondage, tout sauf scientifique, le constat interroge. Dans le baromètre 2019 de la confiance dans les médias réalisé par Kantar pour La Croix, la crédibilité de l'ensemble des médias traditionnels accuse une baisse importante: 50% contre 56% en 2018 pour la radio, 44% contre 52% pour la presse écrite, 38% contre 48% pour la télévision. Alors que la parole médiatique est ainsi de plus en plus noyée sous les accusations de partis pris et autres fake news, comment le jeune média vidéo s’est-il imposé comme l'une des rares sources d’information de confiance pour les personnes en colère?

Qu'importe le flacon

Les créateurs de Brut ont pourtant fait leurs armes dans des médias tout ce qu’il y a de plus mainstream. Le producteur Renaud Le Van Kim a longtemps été derrière «Le Grand Journal» de Canal+, où officiait d’ailleurs un autre des fondateurs de Brut, Laurent Lucas, ancien rédacteur en chef adjoint du «Petit Journal» sur la même chaîne. Guillaume Lacroix, la troisième tête, a lui passé dix ans du côté de TF1 avant de se lancer dans la production web en co-créant le fameux Studio Bagel.

À l’actionnariat, enfin, on retrouve entre autres Xavier Niel et sa fortune colossale, qui a déjà permis au propriétaire de Free d’acquérir une partie du groupe Le Monde.

Pour les «gilets jaunes», donc, qu'importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse. L’origine des médias ou leurs sources de financement ne semble pas aussi problématique que leurs critiques du grand capital ou des relations incestueuses entre journalistes et pouvoirs financiers pourraient nous le faire croire. Ce qui compte, ce serait le contenu produit. En l’occurence, le contenu de Brut est en effet particulier.

Brut n’existe que sous la forme vidéo et n’a pour site qu’une page d’accueil renvoyant à ses réseaux sociaux, seuls endroits où les vidéos sont publiées. Ces dernières se répartissent en deux catégories générales: les vidéos montées d’avance, durant quelques minutes et expliquant les tenants et les aboutissants d’un sujet quel qu’il soit, et les directs, consacrés à des interviews ou à des événements, toujours menés par Rémy Buisine –un type de vidéo qui s’est démarqué depuis les mobilisations hebdomadaires des «gilets jaunes».

Objectif immersion

C’est pourtant par les courtes vidéos explicatives que Brut s’est fait un nom et a engrangé un impressionnant nombre de vues. Ce que Laurent Lucas tient d’ailleurs à rappeler: «Nous produisons beaucoup de contenus, nous dit-il, et si les directs ne sont pas qu’un simple détail, ils ne constituent qu’une petite partie des publications de Brut.»

Les vidéos pédagogiques visaient d’abord un public précis, celui des millennials. Il s’est désormais largement élargi, notamment grâce aux directs de Rémy Buisine. Certains samedis, depuis le début du mouvement des «gilets jaunes», ses lives auraient touché près de vingt millions de personnes. Des directs diffusés sur Facebook et pour Facebook –soit à l’endroit où se réunissent en priorité les «gilets jaunes»–, et qui s’inscrivent dans un long terme, sans interruption, à la différence de la télévision.

Et ce n’est pas la seule différence. L’autre, «c’est l’immersion», avance Laurent Lucas. Immersion, donc, et non reportage. Un choix qui interroge la complexe notion d’objectivité journalistique. Est-il plus objectif de montrer une réalité via les allers-retours constants entre un plateau et les différents lieux de concentration des événements, ou bien via le regard ininterrompu d’une personne, toujours la même, immergée au milieu d’un seul point d’action?

La question n’est pas nouvelle et ramène même aux origines du journalisme moderne, comme le rappelle Thomas Ferenczi dans son article «Éthique des journalistes au XIXe siècle», publié dans la revue Le Temps des médias en 2003. Il y raconte la naissance difficile d’une «éthique de l’objectivité», d’une «déontologie» nouvelle, liée la mise en place, à partir des premières années du siècle dernier, d’une distinction entre «l’information» et le «commentaire», entre «les faits» et «leurs interprétations». Un passage «d’une presse d’idée à une presse d’information» qui, en pleine affaire Dreyfus, ne se fera évidemment pas sans de violents débats.

Réalisme de l’angle unique

Les directs de Brut, s’ils sont salués par les contestataires, s’attirent aussi de nombreuses critiques, notamment de la part de journalistes.

La comparaison avec la vidéosurveillance est sévère et rappelle la définition que le Larousse du XIXe siècle, cité par Thomas Ferenczi, faisait alors du reporter de terrain, qui ne tiendrait «que par un fil aux véritables journalistes».

La critique du journaliste de Libération interroge cependant la promesse implicite de Rémy Buisine et de ses directs, celle d’offrir au public l’accès direct à une scène limitée à un angle de vue, excluant automatiquement tout alentour, à la manière d’une caméra de surveillance.

Laurent Lucas estime lui que les directs de Rémy Buisine montrent «une réalité dans la réalité». Comme une caméra de surveillance: l’angle unique est peut-être subjectif, mais il est réaliste. Ce réalisme, même partiel, semble être en cette période de post-vérité une valeur à laquelle le public est plus que jamais attentif.

Brut «n’a aucun parti pris», précise Laurent Lucas, tandis que dans un article du Parisien, une «gilet jaune» louait la capacité de Buisine à «faire état des événements» sans «les commenter» –du «vrai journalisme», selon elle.

Rémy Buisine, lui, dit tenter de «créer un climat bienveillant», pouvant parfois l’amener à «rigoler» avec les manifestantes et manifestants, qu’il laisse «s’exprimer sur le temps long». Le procédé est compréhensible et efficace en matière d’intérêt du public, mais il n’entre pas dans toutes les définitions du travail journalistique.

Le risque étant, qui plus est lorsqu’un même mouvement se poursuit sur plusieurs mois, que des liens se créent. Le 2 janvier, Rémy Buisine se faisait bousculer par les forces de l’ordre en même temps que quelques «gilets jaunes», comme s’il était l'un des leurs. Une confusion qui est le fait des forces de l’ordre, mais qui peut contribuer à une identification entre le journaliste et son objet –absence de recul que «l’immersion» peut naturellement engendrer et contre laquelle Thomas Ferenczi prévenait d’ailleurs: «Le reportage peut prétendre à l’objectivité parce qu’il donne la priorité aux faits plutôt qu’aux passions.»

Offre complémentaire

Reste que Brut ne produit pas que les directs de Buisine. Les fameuses vidéos succinctes au ton plus objectif et pédagogique permettent de séparer l’impossible objectivité du direct, totalement assumée et vécue, et le recul, l’explication. D’aucuns diront que l’un est plus journalistique que l’autre; on est aussi en droit de considérer que c’est l’addition des deux qui fait le journalisme.

Laurent Lucas lui-même n’estime d’ailleurs pas que la diversité de Brut s’autosuffise: «Nous ne sommes pas dans une opposition aux médias traditionnels, Brut est une offre complémentaire» –une offre que Guillaume Lacroix, l’autre tête pensante, décrivait en juillet 2017 comme celle d’un «média social qui engage la conversation». Une façon de dire, à la manière de la dualité entre ses lives et ses vidéos explicatives, que Brut est un média qui propose d’ouvrir des portes, là où d’autres tendraient vers le cloisonnement.

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