Médias / Monde

Affaire du lycéen et de l’Amérindien: Trump a encore gagné

Temps de lecture : 8 min

Les divisions des médias autour de l'interprétation de l'incident de Washington donnent du grain à moudre à Trump et à sa théorie des fake news.

L'Amérindien s'avance dans la foule de lycéens tandis qu'une caméra et un smartphone immortalisent la scène. | Capture d'écran via YouTube
L'Amérindien s'avance dans la foule de lycéens tandis qu'une caméra et un smartphone immortalisent la scène. | Capture d'écran via YouTube

Le 21 janvier, Slate.fr a publié un article, traduit par mes soins, intitulé «L'ado blanc face au vieil Amérindien, le vrai visage du trumpisme». Il raconte comment, lors de la Marche pour la vie organisée à Washington le 18 janvier, des lycéens ont hué un vieil Indien, vétéran de la guerre du Vietnam, et plus précisément comment l’un d’entre eux, coiffé d’une casquette MAGA (Make America Great Again, devise de Trump), s’est planté sous son nez et l’a défié du regard, comme pour lui dire «je suis blanc donc je suis plus fort que toi».

Le vieux monsieur a déclaré plus tard que ces jeunes lui avaient crié «Build that wall!», [Construisez ce mur!], autre devise xénophobe prisée des partisanes et partisans du président américain.

Cet article explique comment l’image de ce jeune planté, plein d’arrogance, devant ce vieil Indien, est le symbole du racisme américain et de la supériorité ressentie des jeunes mâles blancs, telle que l’immortalisaient déjà des photos d'hommes blancs provoquant des Noirs dans les années 1960 lors de la lutte pour les droits civiques.

Cette affaire a provoqué un tollé salutaire dans une bonne partie de la société américaine. L’école et l’église de ces jeunes se sont excusées auprès du vieux monsieur et de la communauté amérindienne en général. Il a été question d’exclure le jeune de son lycée. Le consensus médiatique était largement partagé: ce comportement était honteux et cette image intolérable.

Interprétations

Puis on a entendu d’autres sons de cloche à mesure que le week-end passait et d’autres images ont commencé à circuler: celles de ces mêmes jeunes qui se faisaient harceler, huer et insulter par un groupe d’extrémistes, un genre de secte, les Black Hebrew Israelites [Hébreux noirs], qui insultaient également le groupe d’Amérindiens, juste avant la scène de la confrontation. Le vieux monsieur, Nathan Phillips, a affirmé plus tard s’être interposé entre les jeunes et ce groupe pour désamorcer la situation.

Personne n’a pu trouver de vidéo où on entendrait les jeunes crier «Build that wall!», ce qu’affirment avoir entendu Phillips et d’autres témoins. L’adolescent, appelé Nick Sandmann, a publié une déclaration dans laquelle il explique qu’il n’avait aucune intention de provoquer le vétéran, qu’il avait eu l’impression que celui-ci s’adressait à lui, qu’il voulait justement apaiser une situation dont il avait peur qu’elle dégénère en violence physique. Son témoignage est aussi convaincant que celui de l’adulte qui lui faisait face et qui s’est senti menacé et provoqué.

«Les preuves que des actes répréhensibles ont été commis sont particulièrement minces»

Média américain Reason

Depuis, Ruth Graham, la journaliste qui a écrit l’article publié sur Slate.com, a écrit un nouveau texte où elle explique que malgré les nouvelles vidéos apparues sur la toile, elle n’est pas convaincue. Qu’elle n’est pas la seule à voir de l’agressivité dans le comportement de Sandmann (même les organisateurs de la Marche pour la vie avaient présenté des excuses, qu'ils ont ensuite retirées; moi-même j’ai éprouvé un réel malaise face à la posture du jeune homme).

Dans The Atlantic, Julie Irwin Zimmerman avoue avoir cru à la culpabilité de l'adolescent et jure qu’on ne l’y reprendra plus et que la prochaine fois elle attendra d’avoir davantage d’éléments avant de se faire une opinion. D’un autre côté, dans le même média, Ian Bogost explique que malgré l’émergence d’une deuxième vidéo, la confrontation reste peu claire.

Le site Reason tente quant à lui un récit factuel, expliquant que l’Indien s’est approché du jeune, pas le contraire et «qu’il n’y a rien de plus à dire». «Les preuves que des actes répréhensibles ont été commis sont particulièrement minces, à moins que l’on considère que porter une casquette Trump et se trouver au milieu d’un groupe de personnes qui font la même chose est un acte de harcèlement ou de violence.»

Difficile d’accepter une interprétation non-binaire

Cette histoire faisant couler beaucoup, mais vraiment beaucoup d’encre, impossible d’évoquer toutes les interprétations qui en ont été données en moins d’une semaine. Ce qui est certain, en revanche, c’est que personne n’est d’accord, que tout le monde a un avis, mais que personne ne semble disposer d’une information irréfutable. Ce qui est certain, c’est que ce lycéen et sa famille ont reçu des menaces de mort depuis, ce qui est injustifiable et intolérable, quand bien même il aurait eu les pires intentions du monde. Ce qui est certain, c’est que seuls les deux protagonistes connaissent la vérité (provocation? pas provocation? mauvaise foi? bonnes intentions?) et que nous n’aurons sans doute jamais le fin mot de l’histoire.

Or c’est là qu’est le problème: personne n’accepte l’idée de ne pas pouvoir désigner une victime et un bourreau. Personne n’est prêt à accepter que la réalité se situe entre les deux, que peut-être ce vieil Indien s’est trompé sur les intentions des jeunes, que le gamin en face est resté planté là par pure bravade ou manque d’imagination, que peut-être c’est vraiment un petit con pas méchant, ou un brave môme manipulé, bref, les scénarios intermédiaires sont infinis –mais qui a envie de les envisager? Qui est prêt à nuancer son propos au point de rendre la situation impossible à juger?

Ce que je constate, c’est qu’il est devenu extrêmement difficile d’accepter et de proposer une interprétation du monde non-binaire, où parfois la médiocrité des intentions ne mérite pas un emballement médiatique et la mise au pilori d’un jeune ou d’un vétéran sur l’autel du buzz médiatique. Idéalement, il faudrait que ces deux personnes se rencontrent et parlent, qu’on ne sache rien de ce qu’elles se disent et qu’elles règlent ce problème toutes seules. Et que nous, les spectateurs et spectatrices, les journalistes, les médias, les internautes, nous acceptions le doute et de ne pas avoir le fin mot de l’histoire. Que nous acceptions que pour cette fois, faute de preuves, cet événement est une pièce impossible à porter au dossier de la société sous Trump.

Les gentils vs les méchants

Car cette volonté d’étiqueter à tout prix la réalité, de se rassurer en collant chaque protagoniste dans un camp, manifeste un désir manichéen qui est la marque de fabrique du président américain, dont la vision du monde binaire se réduit aux gentils et aux méchants, à ce qui est good et à ce qui est bad. Et dans son monde, les médias font partie des méchants, puisqu’ils racontent n’importe quoi (comprendre: ils critiquent ses choix, sa politique et son comportement). C’est dur à accepter, mais le doute doit bénéficier aux deux et on a beau être convaincu des torts de l’un ou de l’autre, désigner à la vindicte populaire celui qui nous semble le coupable le plus évident en nous basant sur des opinions et non des faits, c’est faire le jeu de Donald Trump qui est passé maître en la matière.

Voyez comme cela fonctionne bien: la division est nette entre celles et ceux qui ont choisi leur camp. Et pendant ce temps, Trump jubile: il affirme que les médias ont «sali» les jeunes de Covington. Il peut clamer qu’il a raison, d’autant plus que quelques journalistes reviennent sur leurs premières déclarations.

«Nick Sandmann et les lycéens de Covington sont devenus des symboles des Fake News et du mal dont ils sont capables. Ils ont capté l’attention du monde, et je sais qu’ils vont l’utiliser pour faire le bien –peut-être même unir les gens. Ça a mal commencé, mais ça peut finir comme dans un rêve!»

Il y a une chose à la fois troublante et insupportable, dans le mandat de Donald Trump: il peut dire n’importe quoi, il peut faire des choses horribles, il peut enchaîner des chapelets de mensonges: tout glisse comme un pet sur une toile cirée. Aucune de ses bourdes («Ce n’est pas un héros de guerre. […] J’aime les gens qui n’ont pas été capturés» au sujet du vétéran John McCain, ou quand il parle de la tempête «la plus mouillée qu’on ait jamais connue, du point de vue de l’eau», qu'il affirme que «il faut qu’il y ait un genre de punition» pour les femmes qui avortent), aucun de ses mensonges (rien qu’en 2017, le Washington Post, qui a établi un observatoire des mensonges de Trump, relève qu’il a menti plus de 2.000 fois), rien ne semble lui nuire. Il a la parole présidentielle, il occupe l’espace médiatique, donc il a le dernier mot. Et il l’aura tant qu’il habitera à la Maison-Blanche.

Il faudrait pouvoir lire dans tous les médias: «Voici les apparences, impossible de tirer une conclusion, toute interprétation est subjective»

C’est absurde, c’est inique, c’est la réalité qu’on se prend en pleine tête: on peut passer son temps à le regretter à grands cris et à longueur d’articles indignés, les supporters de Trump se feront toujours mieux entendre que ses détracteurs et détractrices, et tout ce qui apporte de l’eau au moulin de sa «réalité alternative» porte un coup terrible à la crédibilité de celles et ceux qui le combattent. Donc, oui, les médias ont raison de faire amende honorable lorsqu’ils pensent qu’ils se sont trompés, mais ils doivent surtout redoubler de prudence chaque fois qu’ils pensent avoir trouvé un angle d’attaque contre Trump, ses partisanes et partisans et la violence sociétale qu'ils engendrent, parce que tant que Trump sera au pouvoir, ils n'auront pas droit à l'erreur. Et ce n'est pas parce que ce n'est pas juste que ce n'est pas vrai...

Idéalement, puisqu’on ne peut pas savoir, à l’heure où j’écris, ce qu’il s’est passé, il faudrait pouvoir lire dans tous les médias: «Voici les apparences, impossible de tirer une conclusion, toute interprétation est subjective».

En revanche, ce qui est indéniable, c’est que ces gamins de Covington portaient des casquettes MAGA –et que le message politique pro-Trump est clair. Qu’ils étaient venus prendre part à une manifestation anti-avortement. Et que le débat le plus fructueux, celui qui n’a pas eu lieu, porterait peut-être sur le fait de se demander s’il est souhaitable, normal, cohérent que des jeunes entre 15 et 18 ans soient politisés et fanatisés à ce point.

Apparemment, le débat n’a rien à voir avec le fait que des adolescents croient légitime de clamer que les femmes n’ont pas à décider de la manière dont elles disposent de leur corps, et que ce soit leur école qui organise leur manifestation. Ni avec le fait que ces citoyens de demain soutiennent ouvertement un président dont la misogynie, la trahison et l’incompétence sont notoires. Et pourtant, dans ce domaine, on a des preuves.

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