«Certaines personnes pensent qu’une Irlande unifiée serait un retour sur investissement. Mais je pense que beaucoup de personnes n’ont pas compris les enjeux d’une réunification», explique l'Irlandais Noel Owens. L’homme originaire de Kilkenny, au sud-ouest de Dublin, reste perplexe au sujet d’une possible réunification entre les deux Irlandes.
De l’autre côté de la frontière, Chris Dalton, qui vit en Angleterre, n’y croit pas non plus: «Pour l’instant, les chances d’un consensus sont nulles et la probabilité d’une augmentation de la violence est élevée. Aucun homme politique raisonnable ne considérerait cela comme une réalité digne d’intérêt.»
Pourtant, depuis quelques semaines, les débats autour d’une Irlande unifiée font les choux gras de la presse outre-Manche. Les négociations houleuses autour du Brexit pourraient-elles bousculer le paysage britannique?
Poids historique
Le sujet de la réunification a été alimenté par les récentes déclarations de la Première ministre Theresa May. Le 15 janvier, la femme d’État a laissé entendre que «s’il n’y avait pas d’accord concernant le Brexit, cela risquerait de favoriser une Irlande unifiée».
Dans la foulée, le parti politique républicain irlandais Sinn Féin a réitéré son appel en faveur d’une réunification. Pour certains observateurs, le Brexit est l’occasion de remettre cette idée aussi vieille que la création de la République d’Irlande sur la table.
«L’idée d’une réunification est présente depuis une centaine d’années, soit depuis la partition, donc ce n’est pas quelque chose de nouveau», tempère Micheál Ó Siochrú, professeur d’histoire au Trinity College de Dublin.
Au prix d’une guerre civile, Londres a accordé son indépendance à l’Irlande le 6 décembre 1921. Cependant, le jeune État est amputé des six comtés les plus prospères, qui formeront l’Irlande du Nord et resteront sous la coupe de la Couronne britannique. Au cours du XXe siècle, les conflits entachent l’histoire de la jeune province britannique, longtemps divisée entre catholiques nationalistes et protestants unionistes. La guerre civile nord-irlandaise, aussi appelée «les Troubles», dure plus de trente ans (1968-1998).
«Si l’idée d’une réunification n’est pas nouvelle, les gens en discutent davantage avec le Brexit, notamment en Irlande du Nord», reconnaît l’historien. Lors du référendum réalisé en 2016, 56% de la population nord-irlandaise a voté en faveur du maintien dans l’Union européenne.
La menace d’une frontière dure entre les deux Irlandes pourrait pousser les personnes déçues du scrutin à vouloir rester dans un pays européen coûte que coûte. En cas d’un Brexit sans accord, l’Irlande unifiée ferait ainsi office d’échappatoire. «Il y a une frontière au milieu de l’île, mais le gouvernement britannique ne semble pas le comprendre», soupire Micheál Ó Siochrú.
Poids démographique
Selon Kevin Meagher, auteur de l’ouvrage A United Ireland: Why Unification Is Inevitable and How It Will Come About, «l’Irlande du Nord n’est pas un État naturel et ne compte que 1,8 million d’habitants, soit la moitié du Pays de Galles». Pour lui, la réunification semble inévitable.
Il étaye son argumentation en s’appuyant sur la démographie nord-irlandaise: «Au cours des dernières années, les catholiques nationalistes, traditionnellement tournés vers l’Irlande, pourraient devenir majoritaires lors du prochain recensement de 2021» –lors du dernier recensement, en 2011, la part de la population protestante s’élevait à 48%, contre 45% pour la population catholique.
Ces données démographiques sont déterminantes pour l’avenir de l’Irlande du Nord. L’accord du Vendredi saint signé en 1998 pour mettre fin aux Troubles prévoit la possibilité pour le peuple nord-irlandais de s’exprimer sur sa volonté de rejoindre l’Irlande unifiée au cours d’un référendum. Ce sera donc à la secrétaire d’État pour l’Irlande du Nord, Karen Bradley, de décider si la tenue d’un référendum est justifiée.
«Selon les sondages, en cas de frontière dure, presque tous les catholiques sont en faveur d’une Irlande unifiée, confirme Duncan Morrow, professeur de politique à l'Université d'Ulster à Belfast, avant de reprendre: «Ce qui est nouveau historiquement, c’est qu’il y a une certaine proportion de protestants qui pencheraient aussi pour l’idée d’une réunification en cas de frontière dure.» Une partie de la population protestante, traditionnellement unioniste, pourrait effectivement changer d'avis en cas de Brexit sans accord.
Poids politique
Le Parti unioniste démocrate (DUP), en faveur d’une sortie de l’Union européenne, rejette l’idée d’un «backstop», ou «filet de sécurité», qui offrirait à l’Irlande du Nord la mise en place d’une clause de sauvegarde, pour empêcher le retour d’une frontière physique entre les deux Irlandes.
«Cependant, l’attitude du DUP commence à exaspérer certains acteurs économiques et agriculteurs à la frontière, qui habituellement leur étaient fidèles», précise Duncan Morrow.
Le DUP constitue un soutien important pour le gouvernement britannique, depuis l'accord passé par Theresa May en juin 2017; le parti nord-irlandais conservateur permet à la Première ministre britannique de conserver sa majorité à Westminster. Mais Theresa May se retrouve pieds et poings liés par le parti dirigé par Arlene Foster, qui refuse de s’éloigner du giron britannique.
«Tant que le DUP soutiendra le gouvernement, ce dernier ne pourra pas se débarrasser de l’Irlande du Nord, continue Duncan Morrow. Mais historiquement, la Grande-Bretagne considère l’Irlande du Nord comme un problème, et non comme un prix.»
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Poids économique
Si l’Irlande devrait absorber son voisin nord-irlandais, cela pourrait-il alléger la Grande-Bretagne? «Pour Londres, l’Irlande du Nord coûte cher, et je suppose qu’ils vont en bénéficier économiquement, s’ils n’ont plus à porter cette province», répond Kieran McQuinn, économiste à l’Institut de recherche économique et sociale à Dublin (Esri). Londres accorde chaque année une subvention d’environ dix milliards de livres à l’Irlande du Nord, l’une des provinces les plus pauvres du Royaume-Uni.
«Depuis quinze ou vingt ans, l’économie nord-irlandaise tourne au ralenti», explique Kieran McQuinn. L’Irlande du Nord a été frappé par le déclin du secteur industriel –comme d’autres régions britanniques–, mais pour le spécialiste, ce n’est pas la seule raison: «Le niveau d’éducation est particulièrement bas, comparé au reste du Royaume-Uni. Dans certaines familles, notamment chez les classes ouvrières, on préférait installer son enfant dans une usine plutôt que de l’emmener à l’école. Du côté des catholiques, ils pâtissaient du racisme qui imprégnait le secteur éducatif à cette époque.»
Les deux Irlandes ont pris des chemins différents. Alors que la République d’Irlande, au Sud, s’est muée en une économie dynamique, le déclin a été spectaculaire en Irlande du Nord. En cas de réunification, la République d’Irlande devra payer pour sa voisine nord-irlandaise. «Si la République d’Irlande doit prendre la place de Londres, elle devra imposer un ajustement fiscal et elle aura besoin d’augmenter les impôts pour faire face à ces nouvelles dépenses», prévient Kieran McQuinn.
L’unification signifierait une réduction des emplois et des services du secteur public dans le nord et une augmentation des impôts dans le sud, ce qui peut inciter l'électorat à voter contre, d'un côté comme de l'autre de la frontière.
L’Irlande du Nord pourrait bien perdre au change en s’unifiant avec la voisine irlandaise. «Je pense que l’Irlande du Nord a une meilleure qualité de vie qu’en Irlande. Par exemple, ils ont des meilleurs services de santé, continue le spécialiste, avant d'admettre: Il y a beaucoup d’incertitudes autour du Brexit, c’est difficile de quantifier les conséquences d'une Irlande unifiée.»
Au sujet d’une sortie de l’Union européenne, d’autres sont plus pessimistes et affichent un avis plus tranché sur la question. «Avant que le Brexit ne crée une Irlande unie, il va décimer l'économie du Nord et du Sud», avance Keith Dando, un écrivain britannique. Le quinquagénaire a voté pour rester dans l’Union européenne et dresse un tableau sombre de l’avenir. Il estime que l’unité de l’Irlande se produira en réaction d’une situation imposée, au lieu de prendre la forme d’une décision positive et démocratique. «On ne peut que plaindre l’Irlande, l’Écosse et le Pays de Galles, emprisonnés dans la même cage que l’Angleterre enragée.»