Apparemment, le grand débat national suscite un enthousiasme légèrement faiblard. C’est à n’y rien comprendre car les conditions du succès semblent idéales. En effet, en bons Gaulois réfractaires, nous ne sommes jamais d’accord entre nous. C’est là le meilleur point de départ possible pour débattre. À un détail près: personne n’est d’accord pour... débattre.
Sitôt que le débat a été annoncé, ses modalités ont été contestées. Puis l’on a déploré les sujets proposés et ceux qui étaient exclus. Il ne faudrait pas nous pousser beaucoup pour que nous nous dénigrions entre personnes prêtes à débattre.
C’est un peu dommage car, dans notre pays, l’idée de débattre n’est ni nouvelle ni absurde. On adore ça. On adore bavarder de tout et de rien. Qui mieux que nous a l’expertise nécessaire pour refaire le monde? Pensez à Mai 68, où le papotage était consubstantiellement lié aux barricades. Songez à Nuit debout où l’on a porté haut notre excellence en babillage, avec des séances interminables d’organisation de ce babillage.
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1789 et 2005
Plus sérieusement, souvenons-nous de la nuit du 4 août, qui eut quelque chose d’un grand débat national –certes un peu rapide mais, fichtre, diablement efficace. Ou de l'affaire Dreyfus, vigoureusement discutée durant plusieurs années.
Caricature de Caran d'Ache (Emmanuel Poiré, 1858-1909), parue dans les colonnes du Figaro, le 14 février 1898. Le dessin décrit la division de la société au cours de l'affaire Dreyfus. | Gallica via Wikimedia Commons
Plus près de nous, il y a la piteuse déconfiture du débat sur l’identité nationale mais aussi, en 2005, le référendum sur le traité constitutionnel, qui a été l’occasion d’un extraordinaire débat national, à la fois très institutionnel et parfaitement foutraque.
À l’époque, ayant voté «oui», j’avais «perdu». Mais j’en garde un excellent souvenir. On avait adoré débattre. Tous et toutes. On se foutait pas mal des analyses de Juncker, Juppé ou Fabius parce qu’on passait notre temps à s’envoyer des mails avec des argumentaires de plusieurs pages puis à se téléphoner pour vérifier qu’ils avaient été lus. Ce débat s’était organisé tout seul, loin des meetings officiels et, honnêtement, on prenait notre pied à expliquer à nos proches des trucs qu’on comprenait pas nous-mêmes. Un type sorti d’on ne sait où, Chouard, était devenu une star.
C’était un débat sur à peu près tout: les grands principes de la vie et du monde, la taille minimale –et scandaleuse– des betteraves fixée par la directive secrète CE 254/765, les avantages de l’euro et de pouvoir baiser avec Erasmus, les horribles plombiers polonais et puis, quand on avait épuisé les arguments, on finissait par lâcher sans illusion un «l’Europe-c’est-la-paix», inopérant bien sûr.
Un débat sans référendum, on s’emmerde un peu
Notre grand débat national devrait être un peu plus étriqué, vu qu’il n’y a pas de référendum derrière pour dire merde. Ça coupe la merde sous le pied, en quelque sorte. C’est dommage car on aurait pu imaginer qu’à l’issue des débats, le peuple français fasse des propositions que le président aurait soumises par référendum, ce qui nous aurait évidemment permis de les refuser.
J’adore l’idée: on en serait capables, c’est tellement nous.
Mais bon, c’est pas trop ce qui est prévu.
Capture d'écran via Twitter
Un débat sans tabou et en même temps limité
D’abord, on a eu des marathons du président devant des maires. Des séances assez fascinantes pour tout élève du supérieur péparant un examen, mais qui risquent fort d’être improductives. Franchement, qui a envie de débattre avec Macron si le type a réponse à tout? Tu rentres chez toi, t’es toujours aussi fauché et en plus le type vient de t’exploser au Trivial Pursuit.
Ensuite, si j’ai bien compris, le débat sera «sans tabou» mais on ne pourra pas parler de tout. Certes, rien ne nous interdit de parler de la taille des betteraves mais «on ne tergiversera pas sur les valeurs», a fait savoir Benjamin Griveaux, excluant «l'interruption volontaire de grossesse, la peine de mort et le mariage pour tous» des discussions. «Il se prend pour qui ce con», jugeait aussitôt le canard anonyme dans un commentaire posté sur le site de Valeurs actuelles. Ça commençait plutôt bien, même si on était un peu éloigné de l’amour de son prochain un soir de victoire en Coupe du monde.
Capture d'écran via Valeurs actuelles
Or, en énonçant les sujets incontestables, Benjamin Griveaux venait implicitement d'avouer qu’ils risquaient d’être contestés. Les situer hors du débat les préservait. De nous. De notre incapacité à nous reconnaître collectivement dans ces valeurs. À cet instant, comme beaucoup d’entre nous, comme tout le monde en fait, il doutait des Français et des Françaises, du peuple, des autres.
Peut-on débattre dans la défiance?
Était-ce un aveu de faiblesse? Était-ce condamnable? À ce moment-là, l’État nous ressemblait beaucoup. Griveaux n’était personne d’autre que nous-mêmes. Comme lui, nous doutons de nos voisins et leur opinion nous paraît souvent singulièrement dangereuse. Combien de fois n’avons-nous pas eu la certitude que la peine de mort serait rétablie si elle était soumise à un référendum alors même que plus personne n’y pense? Est-on sûr des valeurs qu'on partage?
Comme l’État, intimement, par crainte, nous fixons des limites aux sujets de discussion. Selon nos convictions, il y a des sujets à éviter, d’autres dont on devrait parler. Chaque personne, au fond, voudrait poser sa question et éviter celles qui la dérangent. Sans intention évidemment de débattre par crainte d’une contradiction ou d’un désaveu. Nos certitudes nous conduisent à délégitimer l’avis, la voix des autres.
Seulement avec les gens qui nous approuvent
Notre propension à rêver d’un débat sans contradictions est évidemment amusante mais elle témoigne pourtant d’une nette dégradation du climat social, du vivre-ensemble. Il y a quelques années, les économistes Yann Algan et Pierre Cahuc avaient publié La Société de défiance: comment le modèle social s’autodétruit. Il est probable que cette défiance, qui visait l’État, s’est aujourd’hui étendue à nos rapports sociaux.
La méfiance à l'égard des institutions nous conduit à privilégier l'entre-soi. Le mouvement des «gilets jaunes» a mis en évidence ce qui était en germe depuis quelque temps. En chassant les journalistes, par exemple, ils montrent à la fois leur refus du pluralisme mais surtout la volonté de n’entendre que les médias qui leur ressemblent. À leurs yeux, l’impartialité réside dans l’approbation. Cela s’était également observé durant la campagne présidentielle, avec des agressions de journalistes lors de plusieurs meetings. Cela s’observera encore.
La parole militante plutôt que l'information
Plus que jamais, le médium est le message: la vidéo bricolée d’un ou d'une militante a aujourd'hui plus de valeur que le reportage d’un ou d'une journaliste. Autant que l’émetteur, le canal de diffusion joue en sa faveur. Le rejet de tout ce qui apparaît institutionnel est un tragique refus de l’écoute et du dialogue. Le fameux «d’où tu parles?» de Mai 68 s'est radicalisé. Plus que jamais, il permet de disqualifier la parole ou l’entacher de soupçon. La voix du militantisme, résolument partiale, est crédible, lorsque le journalisme est discrédité d'emblée, à cause des actionnaires d'un média, d'une proximité avec les «puissants» ou, plus simplement, parce que ce métier est désormais haï.
S’y ajoute la brièveté des formats, qui touche les réseaux sociaux mais aussi la presse écrite, le web, la télé, et développe notre goût pour l’affrontement. À ce titre, la multiplication des représentations de guillotine dans les manifestations marque symboliquement une volonté de couper la gorge, donc la parole d’Emmanuel Macron. Les «gilets jaunes» se disent non entendus et ripostent en refusant d’entendre. On pourrait modifier ainsi la sentence, faussement attribuée à Voltaire: «Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, et je me battrai jusqu’à la mort pour que personne ne puisse vous écouter».
Avons-nous encore envie de nous écouter?
Malheureusement, malgré toute notre bonne volonté, nos biais cognitifs nous entraînent à la confrontation. En témoigne notre opposition frontale entre la dénonciation des violences policières et celles des «gilets jaunes». Rares sont les personnes qui s’indignent de toutes ces violences à la fois. Intérieurement, une petite voix guide notre indignation vers un camp plutôt que l’autre.
Interrogé par France Inter, le sociologue Bruno Latour estime que «pour la première fois, on a un gouvernement incapable d'écouter et un peuple incapable de s'exprimer». Mais avons-nous, nous tous et toutes, envie d’écouter? Insidieusement, depuis quelques années, l'invective remplace le dialogue, la suspicion prend le pas sur l'écoute. Hors son cercle proche, on s'ostracise, on s'étiquette, on se craint, on se suspecte, on ne s'entend plus. Dans les cortèges, la violence se banalise et, hélas, l'État lui donne raison, qui cède des milliards que le dialogue social, le dialogue pourtant!, n'a pas obtenus.
Survient alors ce grand débat national, incongruité dans un pays qui rêve d'un dialogue de sourds.
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Il y a dans ce grand débat national quelque chose de la thérapie de couple lorsque celui-ci est promis à se séparer. La conciliation arrive trop tard et on n’a plus vraiment l’oreille de l’autre. Sauf à ce que les Français et Françaises se prennent au jeu pour renouer avec notre passion du blabla interminable. Dans ce pays fracturé, il pourrait en sortir une forme de réconciliation. Même fragile, on prendrait.