En 2017, la Croatie aurait été visitée par un minimum de seize millions de touristes. Si l’ensemble du pays attire, la majorité des visiteurs se contente de longer la côte dalmate, qui s’étend de Zadar à Dubrovnik. En 2018, les vacanciers étaient sûrement plus nombreux et la fréquentation risque encore d’augmenter cette année. Parmi les futurs voyageurs, les moins préparés –ou, du moins, les moins documentés– tomberont peut-être sur une surprise. À trente minutes au sud de la bourgade portuaire de Ploče, en direction de Dubrovnik, les voitures font la queue. Un péage? Non. Derrière une vitre encadrée de bleu, ce ne sont pas quelques kunas que réclame cet employé en uniforme noir, mais bien une pièce d’identité. Si tout est en règle, la barrière se lève rapidement, ouvrant la route vers, Neum, en Bosnie-Herzégovine.
Neum, un tout petit territoire dont on narre rarement l'histoire | Chris Goldberg / Flickr
En traversant cette station balnéaire désuète, aux hôtels quatre étoiles qui n’ont pas l’air d’en être, on peut penser que la Bosnie a sûrement négocié un accès à l’Adriatique, au moment de l’éclatement de la Yougoslavie. Sauf que, vingt kilomètres après avoir dégainé son passeport, il faut déjà le ressortir pour quitter ce pays à peine aperçu. Loin d’abriter une industrie portuaire ou des navires de l’armée, cette bande de terre vit principalement du tourisme et se retrouve quasiment déserte en hiver. Quant à son existence, elle date bien des années quatre-vingt dix. Mais des années 1690.
Protéger le sel contre la République de Venise
Auparavant, Neum appartenait à la République de Raguse, entité politique centrée sur la cité croate de Dubrovnik. Fondée entre le Ve et le VIIe siècle, la ville est de nos jours connue pour les scènes de Game of Thrones qui y sont filmées, notamment les plans sur la capitale fictive de Westeros, King’s Landing. «Raguse n’a jamais été totalement indépendante, explique András Riedlmayer, spécialiste de la Bosnie à l’université d’Harvard. Elle a toujours dépendu, à des degrés divers, d’entités plus puissantes. Mais elle a longtemps su préserver une forme d’autonomie.» Malgré sa superficie réduite, Raguse est une puissance commerciale. Ses marchands commercent, à son faîte, dans toute la Méditerranée, dans le reste de l’Europe et jusqu’au sud du Sahara. En 1205, Raguse est envahie par la grande puissance régionale de l’époque, la République de Venise, qui devient son suzerain jusqu’au traité de Zadar, en 1358, durant lequel démarre un siècle de domination hongroise. En 1458, Raguse signe un traité avec l’Empire ottoman, qui progresse dans les Balkans. Plutôt que convertir la République maritime à l’Islam et la soumettre complètement, les Ottomans permettent à la cité-état de conserver ses institutions et son autonomie contre un tribut annuel. Versée en or, la taxe augmente régulièrement et les Ottomans jouissent de la prospérité économique de leur vassal.
«Au sud de Neum, les Ragusiens possédaient des salines, dévoile l’expert. Le sel était alors une commodité de grande valeur et ils craignaient que Venise ne s’en empare.»
Le 26 janvier 1699, dans l’actuelle ville serbe de Sremski Karlovci, est signé le traité de Karlowitz, qui scelle la fin de la la Grande guerre turque. Depuis 1683, le conflit opposait les Ottomans à la Sainte-Ligue, emmenée par le Saint-Empire romain germanique de la Monarchie Habsbourg. «Karlowitz marque la fin de l’expansion ottomane, note Riedlmayer. Les forces autrichiennes avaient reconquit la Hongrie, tenue par les Ottomans. Karlowitz aurait dû être l’équivalent des traités de paix post-napoléoniens. C’était un traité paneuropéen.»
Alliés des Habsbourg, la République de Venise, qui a toujours convoité Raguse, récupère alors nombre de forteresses de la côte dalmate. La cité-état continue de payer son tribut aux Ottomans et leur cède aussi deux bouts de terre. «Au sud de Neum, les Ragusiens possédaient des salines, dévoile l’expert. Le sel était alors une commodité de grande valeur et ils craignaient que Venise ne s’en empare.» À Karlowitz, les émissaires ragusiens sont chargés de convaincre les Ottomans de récupérer Neum. «Ils n’en voulaient pas, continue-t-il. Pour les convaincre, il a fallu les soudoyer. Ça a fonctionné. Les Vénitiens ne pouvaient plus traverser Neum sans créer un conflit avec les Ottomans. C’était très intelligent.» Simples pêcheurs, les habitantes et les habitants de Neum se rendent à peine compte du changement. Riedlmayer sourit: «Ils sont restés de simples pêcheurs. La seule chose qui changeait, c’est à qui ils payaient leurs impôts.» Au sud, Raguse cède un second cordon sanitaire, Sutorina qui, comme Neum, est rattaché au pachalik de Bosnie, subdivision administrative ottomane. Dans les années 1950, Tito offrira Sutorina au Monténégro, qui maintient depuis sa souveraineté sur la zone, alors que Neum demeure bosnienne.
Du Duc de Raguse à l'indépendance
Après des siècles de résistance, la République de Raguse est finalement abolie en 1806. Durant la campagne de Dalmatie, Auguste de Marmont entre dans la ville. Nommé Duc de Raguse par Napoléon Ier, il intègre la cité-état au Royaume d’Italie puis, en 1810, aux provinces illyriennes, qui s’étendent jusqu’à la Slovénie. Tombée en 1797, Venise est, elle, devenue une province de l’Autriche. «En 1815, après Waterloo, toute la côte dalmate est tombée sous domination des Habsbourg, dont la Croatie et Raguse, reprend l’historien. En revanche, lorsque les Autrichiens essaient d’acheter Neum aux Ottomans, ils refusent.» En 1878, lors du Traité de Berlin, les Austro-Hongrois récupèrent finalement l’administration de la Bosnie-Herzégovine. «Sous la domination autrichienne, la frontière à Neum n’est qu’administrative, affine Riedlmayer. Nul besoin de passeport pour la franchir. L’Autriche voyait Neum comme sa petite entrée dans le grand jeu du colonialisme. La marine austro-hongroise s’y est souvent rendue, tout comme l’empereur François-Joseph lui même, en 1910.»
Après la première guerre mondiale, l’empire austro-hongrois est dissous et Raguse rattachée au Royaume des Serbes, Croates et Slovènes, qui devient plus tard le Royaume de Yougoslavie. Raguse perd son nom italien pour prendre le nom slave de Dubrovnik. «Dans les années 1930, sous décret royal, les frontières sont totalement effacées. Il n’y a plus de Serbie, de Croatie ou de Bosnie. Un port est développé au nord, à Ploče. Le chemin de fer va jusque là et Neum devient un village de pêcheurs sans importance.» En 1943, Tito fonde la République Fédérative de Yougoslavie, au sein de laquelle Neum fait partie de l’une des six républiques fédérées: la République socialiste de Bosnie-Herzégovine. La Yougoslavie redevient un état fédéral et les frontières traditionnelles sont rétablies. La région de Dubrovnik se retrouve coupée du reste de la Croatie par Neum, que le pouvoir transforme en station balnéaire dans les années 1950. En 1992, la Bosnie-Herzégovine prend son indépendance.
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L'accès à la mer, un objet de frictions
Depuis lors, Neum a beau être le seul accès à la mer de la Bosnie-Herzégovine indépendante, plus de 80% des ses cinq milles habitants à l’année seraient issus de l’ethnie croate. Aujourd’hui, lorsqu’on traverse Neum, on peut observer que les panneaux routiers sont rédigés dans l’alphabet latin et l’alphabet cyrillique. Souvent, à la mode des mentions françaises sur les panneaux à l’entrée des communes de Corse, les noms en cyrillique sont barrés. «Les Serbes utilisent l’alphabet cyrillique et, selon la loi en Bosnie, le pays est censé utiliser les deux alphabets pour que tout le monde puisse lire, enseigne Riedlmayer. La constitution croate prévoit une loi similaire, si un certain pourcentage de la population est Serbe, comme à Vukovar. Mais les nationalistes croates ne veulent pas de ça et manifestent pour qu’on abandonne les noms en cyrillique.» Le parti nationaliste croate, le HDZ, allait récemment jusqu’à organiser une convention à Neum.
Au milieu de toutes ces complications, une solution se détache, néanmoins: l’adhésion de la Bosnie-Herzégovine à l’UE. Le pays a le statut de candidat depuis septembre 2016.
Mais plus que des problèmes d’alphabet, c’est l’absence de continuité territoriale qui embête depuis toujours la Croatie. «On a proposé plusieurs solutions pour que les deux régions les plus au sud soient reliées, comme une autoroute qui aurait traversé Neum sans qu’on puisse y sortir. Ça n’a pas marché. Mais maintenant, les Croates ont trouvé un moyen de relier le territoire: ils vont construire un pont à Pelješac.» Évidemment, la Bosnie s’oppose à ce projet, qui verrait son seul accès à la mer obstrué. Hors saison, Neum tire le plus clair de ses revenus du transit entre les deux régions croates. Avec le pont, cette manne financière disparaîtrait et nombre de touristes emprunteraient le pont, sans quitter le territoire croate. Très politique, le projet de construction traine. «D’abord, ça devait être financé par la commission européenne, mais seulement en cas d’accord entre les Bosniens et les Croates. Maintenant, c’est la Chine qui est censée financer le pont.» Les travaux sont d’abord vendus comme un potentiel levier économique pour la région. «Sauf que les Chinois ne veulent pas employer de locaux, achève l’universitaire. Apparemment, ils comptent apporter leurs propres ouvriers et les loger sur un bateau.» Au milieu de toutes ces complications, une solution se détache, néanmoins: l’adhésion de la Bosnie-Herzégovine à l’UE. Le pays a le statut de candidat depuis septembre 2016.