Monde

Brexit, l'impossibilité d'une île

Temps de lecture : 6 min

Triple éclairage historique, sémantique et littéraire sur l'accord de sortie du Royaume-Uni de l'Union européenne en mars prochain.

Theresa May, la Première ministre britannique au 10, Downing Street, le 18 janvier 2019 | Ben Stansall / AFP
Theresa May, la Première ministre britannique au 10, Downing Street, le 18 janvier 2019 | Ben Stansall / AFP

Je ne suis ni devin, ni politologue. À ce titre, je suis mal placé pour parler du Brexit et de ses conséquences. Reste que je suis angliciste, linguiste donc, littéraire aussi, spécialiste de poésie romantique anglaise, mais aussi de fiction britannique contemporaine. C’est à ce titre que je souhaiterais faire trois observations à propos de ce qui a conduit le Royaume-Uni à vouloir rompre les amarres, de manière sans doute irrévocable.

Un royaume en mal de défis

La première explication est d’ordre historique. Le 7 janvier 1558, avec la perte définitive de Calais après 211 ans d’occupation, l’Angleterre est «devenue» une île, selon le mot de Fernand Braudel. À ceci près qu'en se coupant du Continent –qui était en quelque sorte son arrière-cour, en même temps qu’un débouché naturel pour ses marchandises–, l’Angleterre, loin de dépérir, de s’isoler et de se mettre au ban des nations européennes, s’est considérablement enrichie par le fait même de s’ouvrir les portes du grand large. Un mal pour un bien, donc. Cela aura coïncidé, peu ou prou, avec le début d’une longue entreprise d’exploration, de conquête et de colonisation, qui aura assuré la «grandeur» de la Grande-Bretagne mais aussi de son Empire, sur lequel le soleil ne se couchait jamais.

Faut-il en conclure qu’à compter du 29 mars 2019, date théorique du divorce, avec ou sans deal, le Royaume-Uni connaîtra une pareille renaissance? Une seconde chance lui sera-t-elle offerte de se réinventer, de repartir de l’avant et de se tourner vers des horizons à ce jour inconnus? De fait, il ne faut jamais sous-estimer les capacités du peuple et de la nation britanniques. Fort de leur souveraineté «recouvrée», on peut leur faire confiance pour tirer leur épingle du jeu. Après tout, c’est à peu près seuls qu’ils sont venus à bout, en 1940, de l’ennemi nazi coalisé contre eux. Du reste c’est en invoquant ce précédent héroïque des plus probants que les partisans du Brexit ont remporté la mise lors du référendum du 23 juin 2016 (par 51,9% des voix seulement mais cela suffisait, n’en déplaise aux malheureux Remainers).

Au milieu d’un déluge de contre-vérités, cette référence n’était pas de celles qui se contestent et la confiance en soi manifestée par un pays jamais envahi, jamais conquis depuis 1066, constitue un atout capital dans la façon dont ses habitants envisagent ensemble leur avenir. Reste que les circonstancese et la situation ne sont plus les mêmes. Et puis on se souvient avec Karl Marx, que lorsque l’histoire se répète, elle le fait généralement sur le mode de la farce. Ce que le Brexit est en passe de réaliser c’est la mise à mal d’un processus multi-séculaire, qui aura vu la Grande-Bretagne adosser sa puissance et régler sa conduite sur deux principes antinomiques bien que poursuivis simultanément: l’unité des nations qui la composent et la division du continent européen auquel il lui est souvent arrivé de s’opposer. Diviser pour mieux régner à l’extérieur des frontières et le contraire à l’intérieur, en somme. Aujourd’hui, le Royaume est plus désuni que jamais. Force est de constater que la volonté britannique d’enfoncer un coin dans la détermination des Européens à négocier les modalités du Brexit d’une seule voix, par la bouche de Michel Barnier, a échoué.

D’où l’obligation, au pied levé, de se «bricoler» une nouvelle ligne politique à vocation étrangère et domestique, qui soit à la hauteur de siècles d’histoire glorieuse, quoiqu’à partir de prémisses bien différentes. On a eu à relever défi plus simple et moins exaltant…

«Leave me alone», la tentation d'une île

Ma deuxième observation est d’ordre sémantique. C’est peu mis en avant mais il importe de se remettre en mémoire les termes dans lesquels les électeurs britanniques furent appelés à se prononcer voici près de deux ans. Là où on se serait attendu à un choix classique –la réponse par «yes» ou «no» à une question posée–, les têtes pensantes ont posé le débat en d'autres termes: «leave» versus «remain». De fait, c’est par le choix de verbes dynamiques que le peuple anglais structure son rapport au monde; un monde que ses habitantes et ses habitants n’ont pas renoncé à transformer et sur lequel ils entendent continuer à agir. À l’option a priori rassurante du statu quo, pour ne pas dire de l’immobilisme –rester, demeurer–, la population anglaise a préféré l’alternative la plus périlleuse en apparence, mais tellement plus incitative, et ô combien flatteuse pour l’ego: le fuite, loin de la bureaucratie bruxelloise. Et tant pis si cela a pour conséquence le saut dans l’inconnu.

La réinvention nomadique de soi, autrement exigeante, est à ce prix –très élevé–, n’en doutons pas un instant. Et ce qui reste ou subsiste, pour le coup, c’est la résilience légendaire des Anglais, sur laquelle il sera toujours temps de se reposer. Le sort du référendum était donc scellé avant même l’élection. D’une part, parce qu’en anglais, on dit leave me alone ou leave me in peace. Dans ce sens-là, farouchement insulaire, individualiste, quasiment solipsiste, la tentation du Leave était trop forte. Que Bruxelles nous fiche la paix, tel était le sous-texte. Et les électeurs et les électrices ne s’y sont pas trompées (quitte à le regretter, pour certaines et certains, en se rendant compte à quel point ils avaient été abusés –mais c’est une autre histoire). D’autre part car la prégnance des départs, des recommencements et des lignes brisées sont ancrés dans l’imaginaire collectif anglo-saxon, historiquement et culturellement

Pour s’en convaincre, on renverra ici aux fortes intuitions de Gilles Deleuze sur la déterritorialisation à l’anglaise, la fréquence des lignes brisées autour desquelles se retrouvent les trajectoires des grands écrivains –on mentionnera D.H. Lawrence ou bien encore R.L. Stevenson, qui auront fui très tôt les rivages des îles britanniques.Le bulletin Leave, en d’autres termes, se trouvait paré de toutes les séductions du billet de loterie garanti «imperdable» –celui qui offre l’assurance de gagner à tous les coups, sur les deux tableaux (l’indépendance, la délivrance), au grattage comme au tirage. Et l'Angleterre de (se) tirer la première, donc. Qui voudrait, à l’heure des populismes triomphants, continuer dans la voie d’une gouvernance fédérale et supranationale, honnie parce qu’insuffisamment expliquée et défendue at home? À ce compte-là, au demeurant, qui voudrait persévérer tout court, alors qu’une bonne partie du nord de l’Angleterre et du Pays de Galles s’enfonce jour après jour dans la pauvreté? Oui, trois fois oui –et donc trois fois hélas–, le référendum était «in-ga-gna-ble» pour les adversaires résolus –qui sont pourtant pléthore– de la sortie de l’Union européenne par la petite porte. En anglais, on dit aussi «to take a French leave». C’était mal les connaître que d’imaginer les Anglaises et les Anglais ne pas sauter sur l'occasion de rendre un jour aux Français la monnaie de leur pièce –en l’occurrence leurs rêves de grandeur! Ce jour est arrivé: «exit Britain», comme au théâtre quand les personnages de Shakespeare ou d’Harold Pinter quittent la scène. Un jour long comme un jour sans pain, bonjour tristesse.

Dystopie insulaire

Le troisième éclairage est littéraire. Les écrivaines et les écrivains sont de grands sismographes et, parfois, il leur arrive de prophétiser. Ces jours-ci sort un roman de John Lanchester, opportunément intitulé The Wall. Cette fable visionnaire et dystopique imagine un futur proche, ravagé par les conséquences apocalyptiques, quoique bien réelles, du dérèglement climatique.

Le pays sans nom dont il est question –clairement une île– se défend contre la montée des eaux et l’afflux des réfugiés climatiques et économiques en construisant un mur. La métaphore est transparente, assurément. Les fantasmes autour de l’arrivée massive de migrants sur le sol anglais, on le sait, continuent d’alimenter le débat autour du Brexit. S’imaginer qu’un mur, un repli sur la forteresse assiégée de l’Angleterre, un retour aux frontières «physiques» pourront tenir à distance les «Autres» est tellement illusoire et si contraire à l’ADN britannique qu’on se réjouira d’apprendre que le dénouement du livre passe par une refondation symbolique envisagée, disons le tout net, hors les murs.

En ira-t-il des îles britanniques comme il en va des «péninsules démarrées» dans le Bateau ivre rimbaldien? L’avenir seul le dira. En attendant, il se trouvera toujours des bookmakers à Londres comme à Newcastle pour prendre le pari selon lequel, désirés ou «subis», les «tohu-bohus» à venir seront «plus triomphants» encore!

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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