Pour Rizwan, 17 ans, cette matinée de janvier 2018 avait sans doute commencé comme les précédentes. Le même lever au point du jour, avec ses cinq coéquipiers, sur le pont en bois d’un chalutier de fortune ballotté par la mer d’Arabie. Un thé en guise de petit-déjeuner, puis les mêmes gestes, monotones, employés à tirer de l’eau la prise de la nuit, à dénouer les filets, puis à en jeter d’autres à la mer, dans l’espoir d’attraper suffisamment de poissons, de crevettes et de crabes pour rentrer à la maison.
Voilà plus d’une semaine que Rizwan avait quitté le bidonville de pêcheurs d’Ibrahim-Hyderi, en périphérie de Karachi, la capitale économique du Pakistan. Pour y apprendre le métier auprès de son père, Rahman, un marin rompu à la mer, au regard austère et à la moustache soignée. Mais surtout par nécessité: quand la famille de quatre enfants vit avec l’équivalent de 300 euros par mois, une paire de bras est toujours bonne à embarquer. À des centaines de milles des côtes pakistanaises, la mer d’Arabie promet des prises importantes à qui s’y aventure assez longtemps. Mais les courants sont traîtres. Et peuvent vous entraîner imperceptiblement dans les eaux du pays voisin.
Ce matin-là, personne à bord n’imaginait que l’esquif avait pris la forme d’un point blanc sur un radar de la marine indienne et qu’une vedette C-408 des garde-côtes fondait droit sur eux pour les intercepter. La suite se joua en quelques minutes. Sous les fusils, l’équipage fut arrêté, son navire saisi, son sort scellé. Le motif de l’arrestation est implacable: franchissement illégal de frontière.
Les pêcheurs furent débarqués en Inde, sous escorte, et jetés dans une prison près d’Ahmedabad, dans l’État du Gujarat. Leur arraisonnement fit l’objet d’un entrefilet dans la presse indienne avant de tomber dans l’oubli. Aujourd’hui, un an après, Rizwan et son père dorment encore en prison. Leur sort est suspendu à l’état des relations diplomatiques entre l’Inde et le Pakistan.
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Une guerre des cartes
Les récits de ces arrestations en pleine mer sont la chronique silencieuse d’un conflit interminable, vieux de cinquante ans, un affrontement sans coup de feu que personne ne voit plus, loin des rodomontades des chefs d’État et des échanges sanglants dans les montagnes du Cachemire. Depuis la fin des années 1960, les pêcheurs pakistanais et indiens sont régulièrement arrêtés pour avoir dérivé sans le savoir dans la Zone économique exclusive du pays voisin. Une frontière maritime floue, reconnue par personne, rendue d’autant plus indétectable pour des marins dépourvus de GPS.
Il y aurait entre 98 et 210 pêcheurs pakistanais dans les prisons indiennes, contre 483 pêcheurs indiens emprisonnés au Pakistan. Certains sont libérés au bout de plusieurs mois, d’autres croupissent plusieurs années. En 2018, le Pakistan a libéré 174 pêcheurs, l’Inde en a relâché 28, d'après les données corroborées que nous ont fourni les ministères des Affaires étrangères indien et pakistanais. Des mises en liberté fortement médiatisées, qui agissent comme un baromètre des relations entre les deux pays: les travailleurs de la mer sont devenus une monnaie d’échange diplomatique entre les deux pays, victimes d’une drôle de guerre froide dont personne ne sort vainqueur.
Des deux côtés du littoral, dans les villages de la province pakistanaise du Sindh et de l’État indien du Gujarat, cette querelle maritime picrocholine laisse des familles entières désoeuvrées.
Les espoirs de négociations sont minces
Dans les venelles d’Ibrahim-Hyderi, l’odeur âcre du poisson séché saisit à pleine gorge. Ce bidonville aux airs de petit village, posé sur le rivage près de Karachi, compte 150.000 âmes. Presque tous vivent de la pêche en haute-mer.
Assis dans la pièce unique d’une petite maison en brique, Yusuf Hussain, 24 ans, sort de son portefeuille les photos d’identité de son père et de son jeune frère Rizwan, qu’il garde précieusement. «Ils étaient partis en mer pour ramener de l’argent. Ils étaient les plus gros contributeurs de la famille», explique-t-il. «À chaque voyage en mer, ils rapportaient l’équivalent de 200 euros de poissons.» La famille vit aujourd’hui sur ses maigres économies et de l’aide des voisins. «Depuis leur arrestation, ma mère ne dort plus et pleure presque tous les jours», souffle-t-il.
«Je sais que le Pakistan se livre à la même guerre et que notre pays commet les mêmes malheurs chez les familles de pêcheurs en Inde.»
Rizwan et son père Rahman sont désormais entre les mains d’un gouvernement ennemi. Yusuf sait que l’Inde fait peu de cas des conditions de détention des pêcheurs qu’ils saisissent. Pourtant le garçon tient à souligner qu’il n’a aucune rancune contre l’Inde: «Je sais que le Pakistan se livre à la même guerre et que notre pays commet les mêmes malheurs chez les familles de pêcheurs en Inde.»
Yusuf n’a appris l’arrestation de son frère et de son père qu’en mars 2018, deux mois après. En cause: la lenteur de la bureaucratie indienne et le gel des relations entre les deux pays, qui ralentit toute prise de contact.
Un pêcheur dénoue ses filets avant le départ, sur le port d'Ibrahim-Hyderi (Karachi) | Paul Gasnier
L’histoire de la famille Hussain n’est pas un cas isolé dans la petite communauté de pêcheurs d’Ibrahim-Hyderi. Une vingtaine d’hommes originaires de ce quartier sont actuellement emprisonnés en Inde.
Quelques maisons plus loin, Parveen retient ses sanglots lorsqu’elle évoque la «disparition» de son père. «Il a été arrêté en juillet 2017. Il a réussi à m’appeler clandestinement pour me prévenir de son arrestation. Mais aujourd’hui, personne ne sait où il est.» Son père avait déjà été saisi en 2013 par la marine indienne et était resté détenu un an et demi. Depuis l’arrestation du père de famille, la famille de Parveen ne perçoit plus aucun revenu: son mari charpentier ne gagne pas assez pour nourrir les cinq enfants, et sa mère malade nécessite des soins pulmonaires coûteux.
Parveen montre une photo de son père, Noor Ul-Amin, arrêté en juillet 2017. | Paul Gasnier
Pour survivre, ces familles comptent sur le Pakistan Fisherfolk Forum (PFF), un des plus grands syndicats du pays qui défend les droits des pêcheurs. Lorsque l’un d’entre eux ne revient pas, le PFF remue ciel et terre pour confirmer son arrestation auprès des autorités pakistanaises et prévenir les familles le plus rapidement possible.
Roshan Bhatti, l’un des responsables de l’ONG, nous guide dans le dédale d’Ibrahim-Hyderi, où il connaît presque tout le monde. «À chaque arrestation, on essaye de réveiller les médias pour qu’ils s’y intéressent», soupire le jeune syndicaliste. «Cela fait des années que nous déposons des requêtes auprès de la justice pakistanaise pour mettre fin à la détention des pêcheurs.» Y aura-t-il des discussions diplomatiques pour régler le problème? «Je l’espère. Pour l’instant, les deux pays en sont encore à la loi du talion et aucune discussion n’est prévue pour régler le problème…»
Le Pakistan Fisherfolk Forum se bat aussi au nom des pêcheurs indiens, afin que cesse ce jeu de représailles entre les deux pays. «À cause de notre combat, on nous accuse souvent d’être une association “anti-nationale”», un adjectif déshonorant souvent accolé aux rares organisations qui prônent la fin des hostilités avec l’Inde.
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Hydrocarbure et gaz de schiste
Ironie de l’urbanisation chaotique de Karachi, ce quartier de pêcheurs jouxte une base militaire pakistanaise et se situe à quelques minutes de moto de la prison de Malir, où sont détenus une grande partie des pêcheurs indiens. Comme si ce pan de littoral offrait un condensé des protagonistes de ce conflit ubuesque.
Comment les deux pays en sont-ils arrivés à s’en prendre aux pêcheurs?
Cette dispute apparemment cocardière autour d’un marécage inhabité a surtout un enjeu économique
Tout a commencé avec la querelle autour de Sir Creek, un estuaire marécageux situé à la frontière des deux pays. Le Pakistan en revendique la propriété, tandis que l’Inde maintient que la frontière passe au milieu du fleuve. Depuis la partition de 1947, les deux pays brandissent des cartes de principautés datant du début du siècle pour légitimer leurs prétentions frontalières. Entre les deux tracés, une distance de quelques kilomètres qui semble anodine, mais qui permettrait de déterminer la frontière maritime, dessinée à partir du point de démarcation sur la côte. Si l’un des deux pays accepte la frontière revendiquée par l’autre, il perdrait des milliers de kilomètres carrés de territoire marin.
Cette dispute apparemment cocardière autour d’un marécage inhabité a surtout un enjeu économique: la zone maritime sur laquelle lorgnent l’Inde et le Pakistan abriteraient d’importantes réserves d’hydrocarbure et de gaz de schiste.
Depuis cinquante ans, les négociations entre les deux pays s’enlisent et chacun se renvoie la balle. Les autorités indiennes n’ont pas répondu à nos questions. Côté pakistanais, le ministère des Affaires étrangères botte en touche: «Malheureusement, malgré nos demandes répétées aux autorités indiennes pour sensibiliser et éduquer leurs pêcheurs, les pêcheurs indiens continuent de franchir les eaux pakistanaises. Cela est très néfaste pour nos intérêts économiques parce que les pêcheurs indiens s’aventurent délibérément dans nos eaux après avoir épuisé les réserves de poisson de leur côté, privant ainsi les pêcheurs pakistanais de leur gagne-pain.»
Plus loin, plus profond, plus risqué
Ce dialogue de sourd est tout de même ponctué de timides pas en avant. Depuis vingt ans, les deux pays s’échangent tous les six mois les listes de pêcheurs qu’ils ont emprisonnés. En 2007, un comité indo-pakistanais composé de juges suprêmes à la retraite fut constitué pour régler le problème. Mais les sages ne se sont pas réunis depuis 2013. En mars 2018, le Pakistan a donné son accord pour que des médecins indiens rendent visite aux pêcheurs emprisonnés à Karachi. Presqu'un an près, aucune visite n’a encore eu lieu.
Pourtant les militants des droits humains des deux côtés de la frontière s’alarment des conditions de détention. Le 20 septembre dernier, Nanubhai Solanki, un pêcheur indien père de huit enfants, est décédé dans une prison de Karachi. Sa famille ignore les causes de sa mort. Il avait été arrêté en novembre 2017, pour avoir franchi cette frontière invisible.
«Les pêcheurs doivent maintenant naviguer toujours plus loin et plus longtemps pour trouver du poisson.»
Les travailleurs de la mer ne sont pas seulement victimes d’une guerre des cartes et du zèle des gardes-côtes voisins.
«La pêche intensive en eaux profondes a vidé les réserves de poissons en bord de mer», explique Roshan Bhatti sur le petit débarcadère d’Ibrahim-Hyderi où mouillent, alignés, les chalutiers en bois. «Les pêcheurs doivent maintenant naviguer toujours plus loin et plus longtemps pour trouver du poisson. Alors forcément, plus on s’éloigne des côtes, plus on a de chances de se faire arrêter.»
Les pêcheurs sont aussi poussés vers le large par l’élévation du niveau de la mer et la pollution industrielle, qui ont détérioré l’écosystème marin. D’après un rapport de l’Institut national d’océanographie du Pakistan, l’eau en bord de mer est devenue plus salée, ce qui aurait fait disparaître plusieurs espèces de poissons. La hausse du niveau de l’eau, aggravée par la déforestation, a quant à elle détruit les mangroves du détroit de l’Indus, qui servaient de sanctuaire naturel aux poissons pour la ponte des oeufs et de zone de pêche abondante pour les villageois du bord de mer.
Un pêcheur sur le départ, Ibrahim-Hyderi (Karachi) | Paul Gasnier
Sur la jetée d’Ibrahim-Hyderi, Roshan Bhatti envoie des sourires rassurants aux pêcheurs sur le départ. Les eaux territoriales indiennes ne sont qu’à quelques centaines de milles marins. Les diatribes anti-pakistanaises du Premier ministre Narendra Modi, qui prépare sa réélection en avril prochain, et l’absence de volonté pakistanaise de dégeler les relations avec l’Inde ne présagent aucune fin à cette pratique des arrestations en mer.
Malgré l’ampleur du combat, Roshan Bhatti est déterminé: «Nous sommes un mouvement de résistance. Et la résistance prend toujours du temps. On continuera à se battre jusqu’à ce que les pêcheurs puissent vivre tranquillement.»